Eco-système

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Ils se trouvent au cœur d’une forêt luxuriante et contemplent leur environnement avec cette curiosité propre à la jeunesse. Leurs grand yeux écarquillés observent chaque détail et n’en perdent pas une miette. Aux coups de coude dans les flans du petit camarade d’à côté se succédent les chuchotements et les exclamations ébahies vers telle ou telle particularité de cette jungle luxuriante. Haut, très haut dans le ciel, les branches des arbres se déploient et leurs feuillages forment une épaisse barrière protectrice contre les rayons du soleil. Pourtant, ça et là, quelques ardents rayons lumineux parviennent à percer la canopée pour inonder certaines zones de la clairière d’une lumière étincelante. Ils pourraient se disperser et courir dans tous les sens, cueillant les quelques fleurs éparses qui jonchent par endroit le sol recouvert de feuilles, de brindilles et de branches. Leurs éclats de rire insouciants perturberaient la tranquillité des lieux. Cette lutte de classe n’aurait pourtant jamais lieu. Ils restent là, tel un troupeau docile attendant les ordres du berger.

L’instructeur observe quelques instants ses jeunes élèves et attend que le silence se fasse. La quiétude du lieu n’est troublée que par le pépiement d’oiseaux gazouillant loin au-dessus de leurs têtes, ou encore par le bourdonnement des abeilles butinant les fleurs à la recherche de leur précieux nectar. Ces fleurs étincelantes rivalisent de plus belle pour offrir à ces humbles spectateurs un kaléidoscope de couleurs chatoyantes. Au sol, toute une colonie de fourmis ouvrières s’affaire à ratisser le secteur à la recherche de ce qui leur tiendrait lieu de subsistance pour les jours à venir. Des oiseaux plus téméraires se posent à quelques pas des élèves pour savourer ce festin à leurs pieds. L’une des jeunes filles tend la main et reste de marbre lorsque l’un des volatiles lui picore la paume à la recherche de victuailles. Elle tourne la tête vers l’instructeur et se redresse d’un bond. L’oiseau ne s’en offusque pas et retourne à sa besogne.


« Oui, Rosa ? demande l’instructeur, un sourire bienveillant aux lèvres.

- Pourquoi sommes-nous ici ? »

Il n’y a pas d’hostilité dans sa voix, juste un semblant de curiosité, ce qui est tout à fait normal pour une jeune fille de son âge, en dépit de leur conditionnement postnatal. Les autres enfants se tournent comme un seul homme et attendent la réponse.

« Voyez comme ce monde fonctionne en parfaite harmonie, mes enfants. La lumière du soleil apporte aux plantes l’énergie nécessaire à leur développement. Ce faisant, ces plantes produisent de quoi nourrir certains animaux, qui sont eux-mêmes consommés par d’autres animaux. »

Disant cela, il tape du pied sur le sol pour disperser les oiseaux qui picorent à proximité de lui. Un gigantesque loup surgit de nulle part en poussant un grognement et engloutit d’une bouchée un malheureux volatile trop lent. Certains des plus jeunes sursautent. D’autres, sensibilisés par une visite antérieure des lieux, restent de marbre, sans toutefois perdre une miette des propos de leur instructeur.

Le loup émet quelques bruits peu ragoutants de mastication et recrache les restes ensanglantés de sa proie avant de considérer le groupe d’intrus d’un air intéressé. L’instructeur observe l’animal, un petit sourire au coin des lèvres, avant de sortir une arme et de l’abattre froidement. Cette fois-ci, nombreux sont ceux qui sursautent en entendant la détonation. La carcasse fumante du loup s’effondre sur le sol et entame sa lente décomposition.

« Plus tard, reprend l’instituteur, le loup meurt à son tour. En se décomposant, sous l’action des bio-réducteurs, lui aussi perpétuera son environnement. » Tandis qu’il parle, des micro-organismes fluorescents surgissent du sol et escaladent le tas de cendres qui avait jadis été un animal majestueux. Lorsqu’ils se dispersent, quelques secondes plus tard, il n’en reste plus rien. Des petites pousses font leur apparition. Les tiges s’étirent à une vingtaine de centimètres du sol et s’épanouissent en fleurs majestueuses. Les abeilles se posent naturellement sur cette nouvelle source d’énergie. C’est avec un grand sourire qu’il constate que les prunelles de ses pupilles se gonflent de compréhension. Il s’approche de l’un des arbres et appuie sur un interrupteur dissimulé dans l’écorce. La projection holographique s’interrompt. Le soleil fait place au projecteur aveuglant situé au plafond. Les arbres redeviennent des colonnes de soutien. Les touffes d’herbe laissent la place à un enchevêtrement de câbles dissimulés sous les grilles d’acier du sol de la salle. Enfin, les rochers redeviennent de simples pupitres sur lesquels les écrans affichent tous la même sentence : « Simulation terminée ».


Les petits regagnent docilement leurs places tandis que le professeur se dirige vers un écran mural situé derrière lui.

« Ce que vous venez de voir est le fruit de la nature telle qu’elle existait autrefois. Un ordre simple, qui a perduré au fil des millénaires, bien avant notre arrivée sur cette planète. » Alors qu’il prononce son sermon, des images, sur lesquelles s’incarnent les premiers hommes et les vestiges de civilisations perdues, apparaissaient sur l’écran. « La nature belliqueuse de nos ancêtres a tôt fait de transformer cette planète riche et fertile en un amas de cendres. Les différentes tribus des anciens âges se sont érigées contre cet état de nature afin d’affirmer leur domination sur la Terre, au mépris de tout. » A mesure qu’il parle, défilent des images de combats, de cataclysmes nucléaires et de ruines, d’hommes de pouvoir ayant fait basculer, par avidité ou incompétence, le monde ancien dans le chaos. Les petits boivent ses paroles tout en se délectant de ces images de mort et de désolation. La projection s’interrompt et tous les regards se reportent sur le maître, qui affiche un sourire bienveillant à l’intention de son auditoire. « Mais ça, c’était avant. »


Il attend quelques secondes le temps de prolonger son petit effet, comme on le lui a appris, avant de reprendre du même ton solennel : « Nous ne serions pas là aujourd’hui sans ces hommes qui ont osé s’insurger contre ce nouvel état de nature et qui se sont battus pour la survie de l’espèce. Vous connaissez tous le nom de ces héros d’un autre âge dont le souvenir perdure par-delà les années. Les inséparables frères Lehman, le courageux Goldman, le légendaire Sachs, …Tous ces noms de pères fondateurs dont les statues ornent la grande salle du souvenir. » A l’évocation de ces noms, le visage de certains, à l’instar du petit Marcus, des deux Samuel ou encore des trois Emmanuel, rayonnent de fierté. L’instructeur lui-même, baptisé John Davison en l’honneur d’un autre de ces héros des temps anciens, ne peut contrôler cet élan de fierté qui déferle au plus profond de son être. Il jette un coup d’œil à son poignet où s’égrènent lentement des secondes digitales. Il est temps de conclure et de retourner à sa tâche.


« Bien avant votre naissance, on vous a inculqué l'idée que le capitalisme était la clé de votre survie. C'est la richesse que nous produisons qui nous permet de perdurer. Sans elle, nous serions condamnés à nous entre-déchirer pour la moindre possession. La guerre ferait rage pour le contrôle des ressources. L'excès de production ne nous permet pas seulement d'emmagasiner des richesses. Il nous permet aussi d'échanger nos surplus contre des ressources qui nous manquent et d'entretenir des contacts pacifiques avec les autres tribus. Donne-moi ceci et je te donnerai cela, sans que nous n'ayons à nous battre. Soyons comme des frères, toujours présents, jamais hostiles. Ce n'est qu'à ce prix que la paix se maintiendra, pour les siècles et les siècles. Amène, et reçois en échange. »

Aucun murmure ne parcourt l’assistance. Tous les regards demeurent braqués sur lui. La quiétude n’est troublée que par le ronronnement des générateurs d’air et l’agitation des sous-sols, là où d’autres comme lui travaillent sans relâche à l’extraction des ressources nécessaires à leur survie.

« Est-ce que tout ça ne vaut pas quelques libertés ? » demande-t-il tout en sachant toutefois qu’il n’obtiendra aucune réponse, rien que le hochement coordonné de cette multitude de petites têtes blondes.


« Lorsque vous atteindrez votre majorité, comme tant d’autres avant vous, vous participerez vous aussi à l’effort de production. Cela sera parfois difficile. Certains d’entre vous se tueront à la tâche. Mais n’y’a-t-il pas de plus beau sacrifice à faire que celui que l’on fait pour le bien commun ? Réfléchissez-y mes enfants, lors de vos temps aménagés de réflexion personnelle. Ne consacrez rien d’autres à ces périodes de temps libre. Renoncez d’ores et déjà aux futilités personnelles et égoïstes. Vos parents savent déjà que vous les aimez et qu’il n’est pas nécessaire de les priver d’un temps précieux pour quelque amusement improductif. Vos compagnons de classe savent déjà qu’ils peuvent compter sur vous et qu’il n’est pas nécessaire de faire plus ample connaissance. Vos doutes ne feront qu’entraver la bonne marche d’un processus séculaire qui a maintes fois prouvé sa valeur et son indispensabilité. »

Une sirène retentit par delà les couloirs et résonne à travers les haut-parleurs disposés dans la salle de cours. Les enfants se levent comme un seul homme et constituent rapidement deux files silencieuses, le regard fixé sur le sas de sortie.

« C’est grâce à cela que nous perpétuerons le monde dans lequel nous vivons. C’est grâce à vous que survivra notre espèce. Seuls votre dévouement, votre sacrifice et votre ardeur au travail nous permettront de perpétuer … notre éco-système ».


Aucun murmure, aucun commentaire, rien d’autre que l’acceptation passive d’un message martelé au plus profond de leurs êtres. Deux à deux, les enfants s’engouffrent à travers le sas de sortie pour rejoindre les couloirs sombres des bas-fonds. A l’entrée de la salle, un autre groupe attend patiemment l’instruction. Le pédagogue suit ses élèves et salue au passage l’autre encadrant, lui aussi désigné pour accomplir cette noble tâche, puis il escorte son groupe jusqu’à les confier aux bons soins d’un nouvel instructeur. Alors il s’éloigne sans leur accorder le moindre regard. Sans mot dire, d’un pas précipité, il arpente les coursives de la colonie minière et descend rejoindre ses frères. Son privilège s’achève pour de bon lorsqu’il troque sa blouse contre une tenue de labeur plus adaptée à son véritable devoir. Armé de ses outils d’orfèvre, il s’engage dans les galeries sombres afin d’y retrouver ses camarades. Au contact de ses frères et de ses amis, il commence à marteler en silence les parois rubicondes de la planète rouge.


Il est inutile pour les autres de savoir ce qu’a suscité en lui l’honneur d’avoir participé à l’éducation des plus jeunes. C’est un honneur, accordé parfois aux plus méritants, parfois par simple tirage au sort, afin de ne léser personne. Ça ne peut que bien se passer. C’est pour le bien commun, pour le plaisir de servir, pour perpétuer ce système qui leur a donné naissance et qui survivra longtemps après leur mort. Ils n’y peuvent rien, c’est comme ça ; et quand bien même pourraient-ils y changer quoique ce soit, le feraient-ils ?


Alors ils piochent, ils creusent, ils entassent le minerai dans des wagons poussiéreux, ils accumulent toujours plus de richesses. Et chaque jour, en chœur, ils se donnent du courage en répétant inlassablement ces maximes qui envahissent leurs pensées :


« Le changement est illusoire.

Le système fonctionne parfaitement.

Le travail rend libre.

Qu’il n’en soit pas autrement ».

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