Chapitre 10
Écrit en écoutant notamment : Bastet — Time [Techno]
Eliott – XIII
Samedi 2 mars 2013, 13h30
Sasha et lui remontaient les marches du métro République et trouvèrent une foule bariolée déjà nombreuse sur la grande place où s’élevait le célèbre Monument à la République. Eliott prit quelques photos de cette masse impatiente de prendre le départ de la manifestation. Ils attrapèrent chacun un drapeau arc-en-ciel que distribuaient par centaines des militants de la cause. Les premiers slogans repris par les manifestants couvraient de temps en temps la musique diffusée pour accompagner joyeusement cette après-midi de défense des droits LGBT.
Eliott sentait un sentiment de pouvoir et d’unité monter en son for intérieur ; il ne se souvenait pas avoir déjà participé à un tel rassemblement. Il avait bien assisté à quelques concerts, mais ici, l’idée d’investir la rue, de revendiquer ses droits et de se battre pour l’avancée sociale de son pays l’électrisait.
— J’adore ! C’est vraiment une super idée que t’as eue de venir ! s’écria Eliott une fois qu’il commencèrent à parcourir les rues du IIIème arrondissement.
Il s’étonna de voir Sasha lui tourner le dos, occupé à enchaîner doigts et bras d’honneur. Il leva la tête et vit un bonhomme qui secouait depuis son balcon du deuxième étage une bâche peinte d’un logo de la « Manif pour tous » et de lettres noires disant : « Nos enfants en danger, agissons ! ». Sasha avait raison ; c’était vraiment un des slogans qu’il jugeait le plus abject, un message qui insinuait que les gays souhaitaient s’approprier leurs enfants et en faire des dépravés dangereux…
Afin de protester plus subtilement, Eliott attrapa Sasha et l’embrassa de la manière la plus provocante possible sous la fenêtre en question. Il sentit le corps de son copain tendu d’excitation et dut se retenir pour ne pas glisser sa main vers ses formes les plus attirantes.
Une vingtaine de minutes plus tard, malgré sa ferveur initiale, il se sentit brusquement mal à l’aise en se rappelant que ses propres parents étaient capables de tenir des propos très similaires à ceux du type du balcon. Ceux-ci n’avaient d’ailleurs pas répondu à son message de la veille, où il justifait un empêchement pour rentrer chez eux. Eliott pouvait presque sentir leur colère oppressante à distance.
Sasha comprit que son copain subissait une des nombreuses chutes de moral qui avaient déjà ponctué ces dernières semaines. Il l’entraîna sur un trottoir un peu plus à l’écart du cortège et se colla contre son dos tout en l’enlaçant de ses bras.
— Tu veux qu’on rentre tout de suite ? Je pourrai même te faire ma séance de massage lituanien VIP ++, option détente et sensualité maximale, éclata-t-il de rire en faisant référence à son pays d’origine.
— Oh… maintenant qu’on y est, il faut profiter ; ça va aller. Mais par contre, j’attends le massage avec impatience ! T’es vraiment trop fort pour ça, termina Eliott avec un sourire passionné.
Eliott – XIV
Dimanche 3 mars 2013
— Oh mec, c’est incroyable ! Je suis sûr que c’est lui !
— Mmh, de qui ? demanda Sasha.
— Je t’avais déjà parlé d’un certain Mathis, tu te souviens ?
— Bien sûr, ton fameux bad boy des vacances après le bac ! Il t’a vraiment marqué, dis-donc.
— Oui, je ne peux pas dire le contraire… Il a vu mon profil, regarde !
Sasha attrapa le téléphone et zooma sur la photo de Mathis.
— Bon, je te pardonne à moitié, il a l’air vraiment pas mal.
— Tu vois !
— Tu vas lui envoyer un message ?
— Euh… ça ne te dérange pas ?
— Bien sûr que non ! Je trouve même ça plutôt amusant ! Et beau gosse qu’il est, il ne peut être qu’hétéro.
Mathis – XII
Dimanche 3 mars 2013
« 12:25 Salut Mathis ! Comment est-ce que tu vas ? Je n’aurais jamais imaginé ça, c’est dingue ! »
Mathis sourit car il était à peu près certain de recevoir un message dans les vingt-quatre heures. Il s’empressa de répondre :
« 12:27 Hey Eliott ! Tout se passe bien à Lyon pour moi. Je vois que tu es aussi très bien accompagné avec ton petit blond ! »
« 12:28 Oui, j’adore mon Sasha ! Il est absolument génial ! Et Lyon, ça doit être stylé comme ville. »
Mathis reçut en plus une photo d’Eliott et Sasha prenant la pose devant ce qui semblait être une résidence universitaire.
« 12:35 Bah écoutez, si vous avez envie, passez me voir à Lyon pendant les vacances ! Je me ferai un plaisir de vous faire découvrir. »
« 13:07 Franchement, c’est une super idée ! Donc vers cette fin de semaine par exemple ? Sasha ne pourra pas m’accompagner, mais tu monteras aussi à Paris un jour, j’espère ! »
« 13:19 Ok, super ! T’arriverais donc vendredi ? »
« 13:30 Ouais, je peux prendre un train qui arrive en fin d’aprèm ! J’ai trop hâte ! »
***
Vendredi 8 mars 2013, 17h45
« Le train en provenance de Paris Gare de Lyon va entrer en gare, voie 4. »
Mathis était arrivé une dizaine de minutes en avance pour ne pas risquer de faire attendre Eliott à la gare. Le flux de voyageurs pressés se déversait dans le hall dans un concert de roulettes de valises.
Il repéra vite Eliott et marcha à sa rencontre. Ils se retrouvèrent de la manière dont ils s’étaient quittés presque trois ans plus tôt, dans les bras l’un de l’autre. Il n’était peut-être pas courant de voir deux garçons montrer aussi explicitement leurs sentiments, mais ce feeling spécial qui avait persisté le justifiait bien.
Ils empruntèrent le métro jusqu’au pied de Fourvière.
— Bon, on prend le funiculaire ou tu veux te faire les cinq cents marches d’escalier ?
— Allez, on y va à pied, j’ai l’habitude de marcher, hein !
— D’accord, à tes risques et périls ! s’exclama Mathis.
Il constata bien qu’en haut de la montée, alourdi par son sac, Eliott levait de moins en moins haut les jambes mais essayait de ne rien en laisser paraître. Il passèrent la basilique de Fourvière et Mathis l’emmena jusqu’à l’appartement qu’il louait depuis qu’il avait commencé ses études après le bac.
— Voilà, c’est chez moi ! s’exclama-t-il en poussant la porte. Pas très grand, mais suffisant. Le gros avantage, c’est le lit double ! C’est bien pratique lorsque ma copine vient ici.
— Franchement, c’est pas mal du tout ! Je n’ai pas beaucoup plus de place chez moi à Paris !
— Je veux bien le croire ! Je te sors une bière ?
— Euh… oui merci !
Mathis s’insurgea quand il vit Eliott sortir un sac de couchage de ses affaires.
— Tu rigoles ? Tu ne vas quand même pas dormir par terre ! Je n’ai aucun problème à ce que tu viennes dans le lit avec moi.
— D’accord, si ça ne te gêne pas !
— Pas le moins du monde ! Tu ne te souviens pas de la nuit sur la plage ? Heureusement que je t’avais pour me réchauffer, dit-il en riant.
Eliott – XV
Eliott ne put s’empêcher de rougir en se souvenant de la scène, et notamment de la violente réaction physique de son entrejambe.
— Eh, il n’y a pas à être gêné ! Et j’espère bien que tu ne vas pas commencer à tromper ton copain avec un pauvre hétéro comme moi.
— Oui… après, je dois dire que tu restes très beau ! Ta copine doit bien profiter.
— Merci !
Mathis pensa quelques secondes, avant qu’un sourire en coin ne se dessinât sur son visage.
— Et sans être indiscret, est-ce que t’avais eu des sentiments pour moi à l’époque ?
— Ouf, vaste question ! Mais je t’avoue que j’y ai pas mal réfléchi, et rencontrer Sasha m’a permis d’encore mieux clarifier les choses. Très franchement, je crois que je voyais plutôt en toi un ami idéal, qui pouvait me faire découvrir plein de nouvelles choses. Le fait que tu sois en même temps très attirant a mis un beau bazar dans mes sentiments, il faut le dire.
Il n'osa pas non plus avouer complètement son réel désespoir de la fin de l'été, ainsi que les vaines tentatives pour retrouver sa trace.
— Ah je peux comprendre !
— Et... tu continues toujours dans le domaine de la musique ?
— Oui, mais différemment. Je vais mixer dans un bar du quartier les jeudis soirs, c’est vraiment très sympa… et moins risqué que mes anciennes raves party. En plus je me fais un peu d’argent de poche.
— C’est super cool ! Donc t’as fait une soirée hier ?
— C’est ça ! On peut y passer ce soir comme simples clients, si t’as envie de voir.
— Ok !
Ils terminèrent leur canette puis prirent la direction du bar-club. À dix-neuf heures trente, l’ambiance était encore plutôt calme. Eliott admira le comptoir en zinc, derrière lequel une longue rangée de tireuses à bière étaient installées. Les tables en bois étaient disposées densément dans tout le bar et on devinait au fond de celui-ci l’espace qui devait servir de piste de danse. Mathis commanda deux boissons pour lui et Eliott.
— J’ai ramené un ami parisien ! ajouta-t-il à destination du serveur, qu’il semblait très bien connaître.
Ce dernier interpella Eliott :
— Tu vas voir, on s’amuse bien plus qu’à Paris, ici ! Et surtout, on boit bien et on mange bien !
— Ah… peut-être, je vais voir ça !
Quelques autres clients saluèrent Mathis ; il semblait vraiment avoir la cote, ici ! Ils s’assirent à une table et déposèrent leur veste sur le dossier des chaises.
— Maintenant qu’on est bien installés, est-ce que je peux te demander comment tu as connu ton Sasha ?
— Ah, tu es bien curieux, mais avec plaisir ! Rien de très particulier en fait, on s’est retrouvés ensemble en janvier pour un projet d’un cours de mon école de commerce. Jusqu’ici, je l’avais seulement croisé quelques fois de loin, mais le courant est super bien passé et on s’est vite rendus compte qu’il y avait une envie récirpoque de... plus se connaître ! Il a suffi d’une petite soirée et d’un ou deux verres pour faire sauter les dernières barrières !
— C’est vraiment cool pour toi ! Je pourrai te présenter ma copine demain d’ailleurs, on se connaît depuis bien deux ans maintenant.
— Et avec ton père, ça va mieux ?
— Oui, même beaucoup mieux ! Et d’un côté, c’est un peu grâce à toi que je me suis repris en main ; je me suis aperçu qu’être un minimum sérieux dans son travail ne rend pas moins cool ni moins populaire.
— T’as de la chance…
— Comment ça ? Tu fais de très belles études !
— Je voulais dire par rapport à mes parents.
Bien qu’il sût que le sujet le rendrait maussade, il avait besoin de recevoir l’avis de son ami. La bière pesait également sur son esprit et lui donnait l’impression de s’ancrer plus fortement à sa chaise, mais il poursuivit :
— Je ne sais pas comment m'y prendre avec eux. C’est la guerre froide depuis que je leur ai annoncé… Et pourtant, ils savent que je suis gay depuis plusieurs années.
— C’est un sujet difficile… J’avais un ami gay très proche, qui nous a malheureusement quittés. Ses parents, à cause de l'éducation qu'ils avaient reçue, étaient aveuglés par des préjugés tellement enracinés qu'ils ne l'ont jamais vraiment accepté, même au bout de dix ans...
— Ce n’est pas très rassurant… Je n’ai pas envie de rompre avec eux, pourtant.
— Peut-être que le temps de tes études, tu peux encore jouer le double jeu : ce qui se passe à Paris reste à Paris, et pour les quelques jours ou semaines chez eux, tu essaies de trouver des sujets de conversation plus consensuels. Quand tu gagneras bien ta vie, ce dont je ne doute pas, tu auras plus de marge de manœuvre, et peut-être qu’ils finiront par se rendre compte de leur bêtise. Allez viens, on va se changer les idées au babyfoot !
Mathis, qui avait dû passer de nombreuses heures sur le jeu, était bien plus habile que lui. Tandis qu’Eliott tentait anarchiquement de frapper dans la balle, Mathis la faisait aisément glisser de ligne en ligne et parvenait systématiquement à tromper sa vigilance.
— T’es beaucoup trop fort, c’est pas drôle ! se plaignit Eliott.
— Et ouais ! dit Mathis en marquant le dernier but. Vous n’apprenez pas ça en école de commerce ?
— Non, par contre je suis moins mauvais pour inventer des jeux d’alcool stupides !
***
Ils ressortirent éméchés de leur virée peu après minuit. Cette fois-ci, les transports publics ayant fermé, il n’y avait pas d’autre choix que de remonter à nouveau les marches de la colline. Eliott pressa le pas pour montrer qu’il n’était pas si fatigué, mais Mathis le rattrapa et le dépassa en courant.
— Le dernier en haut est une tapette !
— C’est ce qu’on va voir !
Eliott reprit un peu d’avance après que son ami rata une marche, et malgré ses mollets qui brûlaient et son estomac qui demandait une trêve, atteignit finalement les dernières marches avec Mathis toujours à ses trousses quelques mètres derrière lui.
Ils durent reprendre leur souffle pendant une bonne minute, pliés en deux, les mains sur les cuisses.
— Quelle idée débile ! rigola Mathis.
— Je te le fais pas dire !
Une fois leur fréquence cardiaque redescendue à un niveau acceptable, il se redressèrent pour contempler la ville. Les grandes artères striaient la ville de leur lumière chaleureuse, illuminant les hautes façades adjacentes. Devant eux, une rangée infinie de lampadaires se reflétaient dans la Saône comme autant de flammes argentées, alors qu’au loin, les milliers de fenêtres des tours du quartier d’affaires formaient des rangées étincelantes de motifs irréguliers, telles une fresque digitale.
— Du coup, comme j’ai perdu la course…
Eliott ne comprit pas immédiatement où son ami voulait en venir. Le visage de Mathis se rapprocha du sien et ses lèvres l’embrassèrent tendrement dans un élan naturel. Il ressentit dans ce baiser la saveur d’une aventure accomplie ; c’était une anomalie nécessaire, qui ne vivrait que pour elle-même, close et sans prétention sur leurs avenirs respectifs.
********** FIN **********
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