Survivre !

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C'est en voyant la réponse de Lolapop que je découvre l'existence de ce défi. Et ça m'a donné une furieuse envie de proposer ce texte, issu d'une oeuvre en chantier qui m'occupe pas mal pour le moment. Le défi imposait de raconter une relation avec une grande différence d'âge, minimum dix à douze ans. Je n'ai pas respecté ce critère. Quatre ans seulement séparent La jeune Julie de Noah. Mais quand on en a quatorze, quatre ans, ça peut paraître énorme, surtout quand on a perdu tous ses repères et qu'on a décidé de grandir trop vite. Beaucoup trop vite.

L'adolescence est le temps où il faut choisir entre vivre et mourir.
Hafid Aggoune

— Merci P'a, je fais en lui collant une bise au moment de descendre de la voiture.

— T'oublies pas ma puce. Une heure !

— Une heure ici, promis.

— Merci M'sieur, fait David.

David c'est mon voisin. Il est en rétho, mais pas dans mon bahut. Genre premier de classe, un peu gnangnan. Nos parents s'entendent bien, l'été, on fait des soirées voisins. Comme Chloé n'a pas pu venir, j'ai dû trouver un plan B. Et qui de mieux que David ? Il est gentil, sérieux. Le chaperon idéal, en tous cas aux yeux de Maman qui n'en a que pour lui. Et surtout, il ne caftera pas. Parce que je connais son secret, et qu'il ne prendra pas le risque que je le révèle. Ce que je ne ferai bien sûr jamais, mais j'aime bien laisser planer le doute. Je sais, c'est pas top. L'avantage c'est que du coup, il me mange dans la main.

Je regarde la voiture s'éloigner, et dès qu'elle a tourné l'angle de la rue, j'allume une clope. Fébrile. Je prends tout mon temps pour la griller, c'est tellement bon d'en profiter sans devoir tendre l'oreille ou surveiller la rue. Ici je peux tout me permettre, je suis personne.

— Tu fumes ? s'étonne David.

— Non.

— Ben... pourquoi tu fumes là, alors ?

— Tu vois. Ta question était idiote. Oui, je fume.

— Depuis quand ?

— J'sais plus. Deux ans peut-être...

Je m'engage dans l'allée, sourire aux lèvres. J'ai trop envie de me retourner pour voir sa tête, mais j'évite. Il ne manquerait pas de deviner que je le charrie.

— Deux ans ?

— Oh j'exagère peut-être. Un an et demi, sûrement. En entrant au collège. Mais motus hein !

— Pourquoi ? Tes parents savent pas ?

Mais c'est pas possible ! Il est con ou quoi ?

— Si bien sûr. Faut bien que quelqu'un paye mes clopes.

Je me retourne et devant son air ahuri, je prends pitié.

— Evidemment qu'ils savent pas, David. S'ils l'apprennent, je suis morte !

On s'acquitte du droit d'entrée. Chacun sa part, c'était le deal. Je ne vais quand même pas lui demander de m'inviter. La salle est comble, les haut-parleurs... parlent fort, dégueulant du Kool and The Gang. Come on' ! Pas mon genre de zique. Ça danse, ça crie fort, ça trinque. Pas trace de Kevin. J'connais personne ici. C'est pas plus mal.

— On fait quoi ? gueule David.

— On se retrouve à la porte à une heure moins cinq, d'accord ?

Il fait la grimace, mais s'en va dans la direction opposée à la mienne. Je le rattrape.

— Attends ! Tu peux me commander une vodka-orange au bar ?

— Tu bois de la vodka ?

— Juste une. C’est quand même réveillon !

Je lui file un billet de cinquante, il revient quelques minutes plus tard avec deux verres.

— T’es gentil.

Il s’incruste tandis que je cherche Kevin des yeux. Sans succès. Là, je me dis que Chloé va sacrément me manquer. Du coup, j’hésite à donner son congé à David, d’autant que je ne suis pas certaine que les barmen acceptent de me servir.

— C’est pas si mauvais, ton truc, constate-t-il.

— Ah tu vois !

On papote un quart d’heure, c’est ma BA. Qu’il n’ait pas trop l’impression que je me sers de lui. Ca doit lui monter à la tête parce qu’il me propose un autre verre. L’opportunité est trop belle, je ne peux pas refuser.

— La même chose, je précise.

— T’es sûre ? T’avais dit une seule.

— Dav’ !

Je lui fais les gros yeux, enfin, dans la limite de mes capacités. Il file au bar et revient dix bonnes minutes plus tard.

— Moi j’ai pris un pur, précise-t-il en montrant son verre orange opaque.

C’est sa façon à lui de faire de l’humour, je rigole pour lui faire plaisir et vérifie que la mienne soit bien alcoolisée.

— T’es un amour, je lui lance avec un clin d’œil.

— C’est ça, il répond, ironique. Et toi t’es une sale gamine. C’est déjà ta quatrième depuis qu’on est là, ajoute-t-il en montrant ma cigarette.

"Salut Ju", j’entends sur ma gauche.

— Oh ! Salut Kev' !

— T'as pu venir ?

Putain, mais qu'est-ce qu'ils ont tous aujourd'hui ?

— Non. J'suis un hologramme.

Il rit. Bêtement.

— C'est cool.

Il me présente les trois types qui l'accompagnent. J'oublie aussitôt leurs noms.

— Ça c’est David.

— Ton copain ?

— Non, juste un ami. Mais il allait partir, je crois.

Je supplie mon chaperon du regard.

— Non, c’est bon, fait David. J’ai le temps.

Je l’ignore et me tourne vers Kevin.

— T'es tout beau, Kev'.

C'est vrai qu'il assure, avec son veston et sa chemise blanche. Manque plus que le nœud pap'.

— Bah, c'est Nouvel An.

J'acquiesce, un poil ennuyée. Dans mes rangers, avec ma jupe en vinyle et mes collants en laine noire, mon perfecto, je dénote. J'aurais dû au moins me maquiller. Un peu.

— Tu bois quoi ? demande Kev'.

Je m'écarte d'un bond. Pas besoin de me crier comme ça dans l'oreille !

— Une vodka orange.

Je finis la mienne d’un trait. Il revient un instant plus tard, avec deux verres.

— T’as pu en avoir ?

— Ouais, le barman là, celui avec des dreadlocks, c’est un super pote à mon frangin. Ils jouent au basket ensemble.

— Bon à savoir.

Je vais pouvoir me passer de David.

— Ça te dit de danser ?

— Nan, pas trop. C'est pas mon style de musique. Mais vas-y toi !

Il m'abandonne là, mais coup de chance, un tabouret se libère au bar. Je saute dessus. Les morceaux s'enchaînent, le DJ est manifestement fan des eigthies. Ce n'est pas la soirée de mes rêves, mais je suis bien. Mon regard accroche le sien pour la deuxième fois. Le mec, un peu plus loin. Grand. Brun. Un T-Shirt blanc sous une veste de smoking à col rond. La classe. Merde, je pensais qu'il me regardait ! Je hèle le barman aux dreadlocks et commande une autre vodka. Pure cette fois.

— Vous avez quel âge, Miss ?

Je pique un fard pas possible.

— J’suis une amie à Kevin.

— Et ? fait-il avec un petit sourire.

— Je… je croyais que…

Il lève un sourcil et moi je rassemble mon courage, que je leste de tout l'aplomb dont je suis capable.

— J'ai seize ans, j'enchaîne.

— Faut dix-huit, réplique-t-il, un sourire moqueur aux lèvres.

Je m'effondre sur mon tabouret pendant qu'il s'affaire derrière son bar. Il claque le verre sur le zinc, juste sous mon nez.

— Et une eau plate, une !

Découragée, je sors un billet de vingt de ma poche.

— Ah non, y a pas assez, fait-il. C'est quarante.

— Hein ? Pour une eau ?

— Ouaip. Mais elle est bonne !

J'allonge la monnaie, à ce prix là je vais la faire durer, son eau. En plus, il a mis trop de glaçons. À peine j'y ai trempé les lèvres qu'il me fait un clin d' œil et enchaîne sur un grand sourire. Son eau doit titrer dans les quarante degrés. Je lui renvoie ce que j'ai de mieux en stock : une risette complice. Et je ne peux pas m'empêcher d'ajouter la première chose qui me passe par la tête :

— J'adore vos dreads.

— Merci Miss.

— Je suis fan de Lenny Kravitz, mais les vôtres sont grave top aussi.

T'aurais pu trouver mieux quand même.

— Je ne peux rien refuser à une fan de Lenny Kravitz.

Il ponctue d'un énième clin d'œil avant de se tourner vers le client suivant.

Coup d' œil au beau mec. Mon cœur se serre. Il me tourne le dos maintenant. Fausse alerte.

Quelle cruche !

Déception. Du coup, clope. Qu'est-ce que je fous ici ? Je suis transparente. Même Kevin a oublié que je suis là. Je le vois rire et danser sur la piste, avec ses potes. Je zieute à nouveau le mec en smoking. En pleine conversation avec ses amis. Je le regarde se marrer. Bien que je ne l'entende pas, je devine un rire franc. Clair. Merde. Il n'est même pas onze heures. J'aurais peut-être dû dire minuit à Papa. Les tubes s'enchaînent. Comme les cigarettes.

— On s'connait ?

Je tourne la tête. Le mec en smoking et T-shirt blanc ! Mon cœur rate deux battements d'un coup.

— Pardon ?

— Je me demandais si on se connaissait.

— J'pense pas, pourquoi ?

— Parce que tu n'arrêtes pas de me regarder. Désolé, j'ai cru qu'on se connaissait mais je ne te remettais pas. Désolé, vraiment.

— Non, y a pas de quoi. Et je ne te regardais pas.

Il m'adresse un petit signe de tête et tourne les talons.

Putain ! Quelle conne ! Mais dis quelques chose !

Il se ravise, revient vers moi.

— Si. Si, répète-t-il. Tu me regardais.

— Mais pas du tout !

— Tu mens très mal.

Je m'esclaffe.

— Alors là, tu te fourres le doigt dans l' œil ! Je suis la reine des menteuses !

— Donc j'ai raison. Puisque tu mens comme une arracheuse de dents, si tu ne m'avais pas regardé, tu aurais prétendu le contraire. Donc là, tu me regardais. CQFD !

— T'es tordu toi.

— Un peu, oui. Je t'offre un verre ?

— Tu sais... j'allais y aller...

— Menteuse !

— Si, j't'assure.

Pitié, faites qu'il insiste ! J'peux quand même pas l'supplier !

— Je ne te crois pas.

— Ah bon ? Et pourquoi ça ?

— Ben ça me paraît évident. Tu m'as dit que tu étais la reine des menteuses. Mais surtout, qui va à une soirée de nouvel an pour se casser une heure avant les douze coups ? Tu prends quoi? ?

Je fais la moue.

— Une vodka.

— T'as l'âge ?

— Eh, on est pas au States. Mais oui. J'ai seize ans.

Je peux quand même pas dire dix-huit. Pour me donner une contenance, j'allume une clope. Il me jette un regard soupçonneux.

— Quoi ?

— Tu ne les fais pas.

Je soupire, exaspérée.

— Bon, je les aurai en février. C'est bon non ? Tu m'en donnais combien ?

— Honnêtement ? À voir comment tu fumes et ce que tu siffles ? Quarante. Et divorcée.

— Qu'est-ce t'en sais ?

— Tu t'es enfilée deux vodka orange et deux autres sur glace en moins d'une heure. J'ai pas compté les clopes, mais je dirais une dizaine.

Je souris, victorieuse.

— Qu'est-ce qu'il y a ? fait-il.

— J'avais raison. Tu me regardais.

— J'ai jamais dit le contraire.

— Hooo ! Le culot !

— C'est toi qui prétendais ne pas me regarder. Moi je n'ai pas nié l'avoir fait. Et d'ailleurs tu ne m'as rien demandé.

Putain. Au secours ! Quelqu'un a enregistré jespère ? Mais le pire, c'est que je crois bien qu'il a raison. Faut que je fasse diversion.

— Bon, tu me la commandes cette vodka ? Avec des glaçons.

Il prend un coca, me tend mon verre.

— Je conduis, s'excuse-t-il.

— Ah bon ? T'as quel âge ?

— Dix-huit.

Je fais celle qui s'en fout.

— Et demi, ajoute-t-il.

Comme si cétait important. Je tire sur ma clope et exhale lentement la fumée par le nez, comme si ce geste pouvait compresser et évacuer les quatre années qui nous séparent. Il lève son verre, le fait tinter contre le mien.

— Noah.

— Enchantée Noah. Moi c'est Julie.

On reste un long moment sans rien dire, moi sur mon tabouret, lui debout.

— Ainsi donc, tu me regardais, je sussure.

— Ouaip. Mais va pas te faire de plan hein.

— Oui je sais. Tu te demandais juste où tu m'avais déjà vue, je fais, goguenarde.

— Même pas. Je suis très physionomiste et si je t'avais déjà croisée, je l'aurais su à coup sûr. Non, en fait je me demandais juste...

— Tu te demandais ?

— C'était quoi cette gamine qui buvait comme un trou et fumait comme une cheminée, au lieu de s'amuser sur la piste ou de passer du temps avec ses amis.

— C'est ma sortie. J'en profite. Si ça se trouve, j'aurai pas d'autre occasion de boire un verre avant deux mois.

— Si tu le dis...

Je le regarde, vexée. J'arrête quand je veux ! Demain tiens. Pour qui y s'prend, mon père ? D'un coup, toutes les lumières s'éteignent et dans la seconde, tout devient mauve. Je reconnais tout de suite les premières notes de guitare. J'aperçois Kevin dans mon champ de vision périphérique, qui se dirige vers nous. Il semble hésiter. Noah se penche vers moi, et Kevin tourne les talons.

— On danse ? demande James Bond, en déposant son coca presque vide sur le bar.

— J'aime pas trop danser...

— Allons, c'est Hotel California. C'est le truc le plus...

— Je sais ce que c'est. C'est sorti l'année de ma naissance, je mens.

— Ah ? Tu t'y connais dis-donc. Mais bon, si c'est l'année de ta naissance, t'a pas vraiment de mérite hein ?

Sauf que je suis née deux ans après.

— J'suis incollable en musique. La bonne hein. Mon pè... mon vieux a plus de trois mille disques. Je suis tombée dedans toute petite.

— T'es toujours petite.

Je lui envoie une bourade dans le bras droit. Il reprend :

— T'es dingue de musique et tu refuses de danser sur Hotel California à une soirée de Nouvel An ? Tu tombes de quelle planète, là ?

— C'est juste un réflexe d'autodéfense.

— Contre quoi ?

— J'sais pas. Les mecs comme toi. Les dragueurs.

Je sais pas pourquoi j'ai dit ça. On dirait une réplique de cinéma, j'ai du l'entendre quelque part. Dans un film à la con. J'ouvre la bouche pour m'excuser, mais il me devance.

— J'te drague pas. C'est juste que j'ai pitié, dit-il avec un sourire moqueur.

OK, un partout.

— Mais là, Miss, tu vas danser, s'exclame-t-il alors que le DJ entame une transition pas top réussie vers le morceau suivant. T'as aucune excuse.

Il me prend la main et m'entraîne vers la piste. Je proteste pour la forme tandis que la nappe des voix des quatre musiciens de 10cc s'élève crescendo.

— Faut même pas savoir danser pour le faire là-dessus, précise Noah. T'as qu'à te laisser aller.

Il pose ses mains sur mes hanches et je mets les miennes sur ses épaules, hésitante. Je n'ose pas le regarder, du coup je fais comme toutes les autres, je pose ma tête sur sa poitrine. Et je ferme les yeux, me laissant doucement bercer par la musique.

— En plus, t'as rien à craindre, chuchote-t-il à mon oreille. C'est I'm not in Love. Comme ça les choses sont claires.

Je fonds. Je donnerais mon perfecto pour sentir à nouveau son souffle dans ma nuque. Du coup, je ne réponds pas à sa petite pique. Est-ce que c'est ça "s'abandonner" ? Je suis bien. On est bien. On enchaîne toute la série de slows, sans rien dire. Soudés l'un à l'autre. Deux êtres qui ne font plus qu'un. Mais le piano de Gloria Gaynor finit par nous séparer. Je m'écarte. M'arrache. Me déchire. Je regarde ma montre. 23h52. Noah me sourit. Je laisse la musique monter en moi.

♪♪♫♬ At first I was afraid, I was petrified...

Et la musique s'empare de mes bras, de mes jambes, de mon cœur. J'ai envie de danser ! Danser !

Long as I know how to love, I know I'll stay alive ♪♪♫ I've got my life to live And all my love to give and I will survive I, I, I will survive

On chante maintenant tous les deux à tue-tête. Tous les deux ? Non, c'est toute la salle qui reprend, I will survive, hey hey... Alors je saute, je ris, je pleure. Huit minutes de félicité. Huit minutes de bonheur absolu. Et je me sens légère, légère !

I've got all my life to live ♫...

Dix... Neuf... Huit... Sept...

La voix de Noah me parvient, noyée dans la clameur, je compte moi aussi :

Six.. Cinq.. Quatre... Trois.. Deux... Un...

Tout le monde se tombe dans les bras. Auour de nous, les gens s'embrassent, se congratulent. Je regarde Noah, qui me fixe, l'air grave. Il m'attrape la main. M'attire à lui...

Quand ses lèvres se posent sur les miennes, mon cœur explose en mille morceaux. Je cherche sa langue, maladroite. Nos dents s'entrechoquent. Il attrape ma tête entre ses mains. S'écarte un peu.

— Doucement, murmure-t-il. Laisse-moi faire.

Alors je m'abandonne. Pour de bon cette fois. Nos bouches se trouvent, nos langues s'unissent. Ses mains sur mon cou, sur mes joues. Je voudrais que ça ne s'arrête jamais. Jamais !

— Tu pleures ? s'étonne-t-il.

— T'inquiète, je lâche dans un souffle. Je survivrai.

***

— Viens, dit-il tandis qu'on quitte la piste de danse.

Il choisit une table bien excentrée, avise une chaise temporairement désertée par son propriétaire. Un veston abandonné sur le dossier fait le taf du petit carré rouge "occupé" sur une porte de toilette, mais il n'en a cure. Il s'assied et me prend sur ses genoux, m'entoure de ses bras.

— Désolé, c'est venu comme ça, croit-il bon de préciser.

Je le regarde, sourire en coin.

— Je sais. Tu me draguais pas. C'est juste de la pitié. T'as été clair.

Il rit. M'observe.

— C'est la première fois que tu sors avec un mec ?

— Noooon ! Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— T'embrasse très mal.

Je lui lance un regard que j'espère assassin, du coup il ajoute :

— Au début en tous cas. Parce que t'apprends vachement vite.

— J'étais nerveuse. Mais vas pas t'imaginer que t'es le premier.

— D'accord.

Il m'énerve avec son sourire en coin, alors je fais mine de compter sur mes doigts. Combien de mecs on est censée avoir eu quand on a seize ans ? Trois ? Quatre ? Alexe en change tous les trimestres.

— Alors ? J'suis l'quantième? ?

— J'suis plus trop sûre. J'en ai eu pas mal en fait.

Il m'embrasse, longuement. Et moi je fonds, je fonds. Je suis une boule de glace à la vanille sur laquelle une main géante déverse un océan de chocolat chaud.

— Wouaw. T'apprends vraiment très vite, lâche-t-il en reprenant son souffle.

Je ris. Une pensée me traverse l'esprit. Sombre.

— Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquiert-il.

— Quoi ?

— T'as l'air soucieuse ?

— Oh...je me demandais...

J'hésite.

— Tu crois que t'auras encore pitié de moi demain ?

— Je crois oui.

Mon cœur gonfle dans ma poitrine, gonfle encore. Comme un ballon.

— Enfin, ça dépend de toi aussi, ajoute-t-il. Mais si t'es toujours aussi décidée à "pas me regarder", je pense que j'aurai toujours pitié, oui.

Je lui donne une petite claque sur la poitrine avant de changer de sujet :

— T'habites où ?

— Pas très loin. Mais j'suis à la fac à Louvain La Neuve. Et toi ?

— Etterbeek. Tu fais quoi à l'univ ?

— Sciences éco. Et toi ?

Je le regarde, c'est évident non ?

— J'suis encore au lycée, j'te signale.

— J'veux dire... t'aimerais faire quoi ? Plus tard ?

Je sais pas quoi répondre. Hier encore, je n'avais pas de "plus tard". Mais là déjà, il y a un "demain". Un demain qui sent bon, un demain qui rit. Un demain qui chante. Quand j'étais petite je voulais être...

— Cosmonaute.

Il rit. Je m'en veux d'avoir dit un truc aussi puéril. Pourquoi pas princesse tant que j'y suis ? Ou pirate ?

— Astronaute. On dit astronaute. Les cosmonautes, c'est chez les russes. Ils vont dans le cosmos. Mais si tu veux faire des navettes entre ta planète et ici, tu voyages d'astre en astre. Du coup tu dois être astronaute.

— Astronaute, si tu veux.

— Et t'as le téléphone, sur ta planète ? Tu me donnes ton numéro ?

— T'as un bic ?

Non bien sûr, il n'en a pas. J'en emprunte un à la dame en face, arrache un morceau de nappe.

— Tiens. Mais file-moi le tien, si ça te dérange pas je préfère t'appeler moi. Pour le moment en tout cas.

— OK. Voilà. On se voit cette semaine ?

La dure réalité me rattrape aussi vite qu'elle s'était envolée.

— Cette semaine, ça va pas être possible. On part à Londres.

— Toute la semaine ?

— Oui, je mens.

— Le weekend prochain alors ?

— On ne rentre que le dimanche soir. Ce sera vraiment pas possible avant la rentrée.

Il a l'air tellement déçu que contre toute attente, ça me fait chaud au cœur. Il doit vraiment avoir fort "pitié".

— Ça t'amuse ?

— Non. Juste un truc débile qui m'a traversé l'esprit. Mais sinon, j'ai vraiment très envie de te revoir.

Je plonge mon regard dans le sien et passe mes bras autour de son cou en disant ça. On profite des derniers instants collés l'un à l'autre, on s'embrassse trop pour avoir encore le temps de parler. Un coup d'œil à ma montre.

— Faut que j'y aille.

Un dernier baiser. Il me raccompagne à la sortie où m'attend David. Je les présente sommairement l'un à l'autre. Plus loin dans la rue, Papa est déjà là. Je me retourne une dernière fois, juste avant de monter.

— Va devant, j'ordonne à David.

— Mais...

— Si. Va devant.

Je monte et je regarde une dernière fois ma montre. Une heure moins deux. Trop forte !

— Alors ma puce, ça a été ? C'était comment ?

Je ferme les yeux.

— C'était... c'était la meilleure soirée de ma vie Papa.

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