[Semaine 4] - Saltman

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— Je vous fais peur, inspecteur ?

Je m'arrache à la surveillance de l'ampoule nue du plafonnier qui grésille sans raison depuis près de dix minutes. Le luminaire en roue libre jette des ombres mouvantes sur les murs de la salle d'interrogatoire et, oui, ça me met les nerfs en pelote. De l'autre côté de la table de fer, les mains menottées posées bien en évidence, l'homme me considère d'un air narquois. Avec son trench beige, ses cheveux poivre-et-sel et ses yeux gris enfoncés dans un visage taillé à coups de serpe, il semble tout droit sorti d'un film de gangster. Pour me donner contenance, je tape du poing sur la table.

— Peur ? Non. Mais vous m'emmerdez, Saltman ! Si vous voulez que je vous aide, il va falloir plus que le monceau de foutaises que vous venez de me débiter.

L'homme penche la tête sur le côté comme un animal qui cherche à comprendre quelque chose. Il incline son grand buste au-dessus de la table. Par réflexe, je me penche également vers lui.

— C'est là que vous vous trompez, inspecteur, me murmure-t-il, sibyllin. C'est moi qui suis là pour vous aider.

Excédé, je m'empare du dossier. La liasse de papier est épaisse : elle contient les détails d’une dizaine de meurtres survenus au cours des dernières semaines. À première vue, aucun lien entre les victimes à l'exception d'une série de miroirs brisés et de ce type, filmé à proximité des scènes de crimes. Je jette quelques photos sous son nez. Les meurtriers restent rarement de marbre devant les preuves de leurs méfaits.

— Ça vous rappelle quelque chose ?

L'homme considère les clichés un moment, une moue désolée sur le visage.

— Je n'ai jamais été très ponctuel, marmonne-t-il, dépité. C'est comme ça que tout a commencé.

Je me penche en avant, alerte. Il va parler, je le sens !

— Vous les avez tués parce que vous étiez en retard ?

— Oui. Et non. Ils sont morts parce que j'étais en retard. Vous êtes le premier que j'atteins avant lui.

— Avant qui, Saltman ?

L'homme hausse les épaules.

— Cela dépend. Pourquoi est-ce que vous m'avez appelé ?

— Pour la centième fois, je ne vous ai pas appelé ! m'énervé-je.

— Vous avez jeté du sel par-dessus votre épaule, correct ?

— Je... Oui mais…

Je me revois soudain debout au milieu des miroirs fracassés. Plus tôt dans la journée, mon enquête m'avait mené jusqu'à une entreprise de miroiterie dont le carnet de rendez-vous correspondait suspectement à ma liste de victimes. L'interrogatoire avait vite tourné à la fusillade. Le suspect s'était enfui et je m'étais retrouvé seul parmi les débris. Alors, soudain, envahi d'une sorte de pressentiment ancestral, j'avais ouvert le petit sachet de sel qui me restait du midi, et je l'avais balancé par-dessus mon épaule. Juste au cas où. Deux heures plus tard, le type au trench beige se pointait spontanément au commissariat.

— Ecoutez, monsieur Saltman, reprends-je en essayant d'adopter une posture plus conciliante. Je...

— Saltman est mon grade, pas mon nom. Je suis un Saltman, et je viens quand on m'appelle.

Il ne me facilite pas la tâche, le bougre ! J'inspire profondément en essayant de conserver mon calme. La patience n'a jamais été mon fort. Mais Saltman n'en a pas fini.

— Je vous ai dit tout ce que vous aviez besoin d'entendre, s'énerve-t-il à son tour. Vous, en revanche, ne m'avez rien dit. Qu'est-ce que vous avez fait ? Vous êtes passé sous une échelle ? Vous avez croisé un chat noir ? Ouvert un parapluie à l'intérieur ? Si c'est ça, je préfère vous prévenir : je ne peux rien pour les idiots qui trouvent intelligent de déployer d'un coup un instrument aussi dangereux dans un espace étroit et...

— J'ai cassé des miroirs. Plusieurs dizaines, pour être précis.

Saltman s'interrompt et ouvre de grands yeux.

— C'est un miracle que vous soyez encore en vie. Est-ce que vous avez vu quelqu'un de suspect ?

— À part vous, vous voulez dire ? Non. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, nous avons passé la soirée ensemble.

Je songe avec envie à l'excellent bourbon qui m'attend chez moi. Le regard gris de Saltman se braque soudain sur le miroir sans tain encastré dans le mur derrière moi. Il me tend ses mains menottées avec urgence.

— Détachez-moi.

— Je ne crois pas, non.

— Retournez-vous ! s'écrie-t-il, excédé.

Machinalement, je m'exécute. En lieu et place de mon reflet, je découvre le visage de l'ouvrier miroitier qui m'a tiré dessus le matin même. Il grimace un sourire, et je ne peux retenir un mouvement de recul. À l'endroit où devraient se trouver ses canines, deux éclats de miroirs brisés luisent à la lueur du plafonnier.

— Qu'est-ce que... ? m'exclamé-je en battant précipitamment en retraite derrière la table.

Sans un mot, Saltman me tend ses menottes. Je cesse de réfléchir et m'efforce de les ouvrir à l'aide de la clé minuscule qui glisse entre mes doigts moites de terreur. Un bruit de verre brisé me fait lever la tête et je manque de tomber dans les pommes. Le reflet qui n'en est pas un est en train de sortir du miroir comme on enjambe le rebord d'une fenêtre. Une fois libéré, Saltman s'interpose et tire du revers de son manteau un énorme fusil à canon scié. Je le regarde sans comprendre. Je l'ai fouillé moi-même et cette arme ne se trouvait pas sur lui.

— Enfin, je te tiens. Ce n'est pas trop tôt, commente-t-il avant de faire feu.

Une salve de gros sel percute la chose qui siffle et se contorsionne. Une forte odeur de mercure se répand dans la pièce. Je suffoque et tombe à genoux, les mains plaquées sur la bouche. Saltman fait un grand geste du bras, et les vapeurs se dissipent. De l'ennemi, il ne reste plus rien que deux petits bouts de miroirs brisés.

— Je vous remercie, dit Saltman en se retournant. Je vais enfin pouvoir retourner chez moi. Je suis coincé ici depuis bien trop longtemps, mais je n'étais pas autorisé à rentrer avant d'avoir stoppé ce monstre.

— Vous êtes en train de me dire, articulé-je entre deux halètements, que tous ces morts ont été les victimes d'un vampire poseur de miroirs ?

— Malheureusement. Il faut me comprendre, s'excuse presque Saltman. Plus personne ne nous appelle, de nos jours. C'est dommage, mais c'est comme ça. Quand la première victime, m'a appelée, j'étais... occupé. Après cela, j'avais toujours un temps de retard. Les gens brisent toujours beaucoup de miroirs, mais peu d'entre eux ont le réflexe de nous appeler.

— Vous étiez occupé à chasser un autre monstre ?

Se pouvait-il qu'il en existe d'autres ?

— Non. Je conduisais mes gosses à l'école. Adieu, inspecteur. Faites attention à vous.

Et, sur ces mots, Saltman s'effondre sur lui-même en un petit tas de sel.

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