Murmures

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 Depuis ce jour, je ne me suis plus jamais inquiété de la présence ou de l’absence des autres petits du clan. Par ailleurs, au fur et à mesure qu’ils grandissaient, ceux-là disparaissaient de plus en plus fréquemment, et sur des périodes de plus en plus longues. Moi, je restais à mon poste, heureux de remplir mon rôle de chef. Mais, prenant de l’âge, je faiblissais à force de protéger des terres désormais bien silencieuses.

 Durant les derniers mois de ma vie, cependant, pour une raison que j’ignore, mon frère - était-il encore mon aîné, lui qui ne déclinait pas ? - est revenu habiter chez notre mère. Hélas, ce n’était pas pour m’aider à défendre le territoire. À la place, il passait ses journées dans la grande pièce du bas, assis dans la même posture que le jour où j’avais voulu le délivrer de ce que j’avais cru être une impasse mortelle. Son visage sérieux était alors absorbé dans une concentration encore plus lointaine. Régulièrement et consciencieusement, ses mains tapotaient sur une machine sombre et plate, reliée au mur par un gros fil. Elles manipulaient aussi un autre genre d’objet, plus petit et plus souple, et qu’il était seulement possible d’ouvrir ou de refermer. Ouvert, il paraissait aspirer le regard de mon frère. Une fois fermé, l’objet n’avait visiblement plus aucun intérêt.

 Ce manège a duré ainsi tout l’hiver, et même une partie du printemps. Comme j’avais besoin d’entrer et sortir pour continuer de surveiller seul le territoire, je faisais systématiquement appel à mon frère. Mais ma voix, qui depuis s’était fait rauque, n’occasionnait plus chez lui le moindre sourire. Désormais, c’était de très mauvaise grâce qu’il se levait, avec des grognements empreints d’une inexplicable rancœur. Un jour, il avait éclaté : “mékanteskivacreuvéceucha ?!”. Je me sentais beaucoup trop vieux et fatigué pour réagir à ces humeurs tempétueuses. Je m’estimais même chanceux qu’il ne fasse pas usage de sa force sur moi, et je ne m’irritais donc pas contre l’hostilité dont il faisait preuve envers son hôte et propre frère. Les plus jeunes finissent toujours par vous renverser jusque sous votre toit… Lui, avec son intelligence de singe, semblait se contenter d’attendre ma mort. L’astucieux, même s’il était certain de me vaincre, s’épargnait ainsi un œil crevé…

 Le jour où je suis tombé grièvement malade a coïncidé avec celui où il s’est mis à psalmodier dans le vide sur le ton d’un grand singe. Face au mur, il appuyait sa voix, déblatérait avec solennité puis marquait une hésitation, pour répéter ou reformuler ses borborygmes sophistiqués. Lorsqu’il faisait ça, il ne s’interrompait plus pour m’ouvrir, que je rentre ou que je sorte. De toute façon, je ne me déplaçais presque plus, à cause d’atroces douleurs que j’avais au ventre… Au bout de deux semaines, notre mère s’était aperçue de quelque chose à mon sujet. Avec mon frère, ils n'avaient de cesse de me considérer d’un air grave. Ils échangeaient leurs nébuleux babillages, jouant inlassablement de leurs langues et de leurs dents : “vieu”, “véto”, “piké”...

 Puis vint un soir où mon frère s’est comporté d’une manière résolument inattendue. Il savait que j’étais sur le point de mourir ; je croyais qu’il avait toutes les raisons de s’en réjouir, mais il arborait une mine des plus sinistres. Il était tard, et j’étais allongé, le ventre gros et dur, sur le meuble moelleux de la grande pièce du bas. La fatigue et la douleur m'immobilisaient, sans que je ne puisse trouver le sommeil. C’est là que mon frère s'est accroupi vers moi, approchant son visage du mien. Je pensais, et même espérais qu’il m’achève lorsqu’il a tendu sa main vers moi. Sa main, elle était devenue large à envelopper l’entièreté de mon crâne... Mais il n’a fait que la poser sur mon pelage, la laissant glisser le long de mes vertèbres, comme lorsque nous étions enfants. Ses yeux se sont alors boursouflés, et ses joues se sont trempées d’une rougeur humaine. Sans discontinuer, il me soufflait à la figure son haleine saccadée. Il avait comme perdu sa voix, ne laissant échapper qu’un profond murmure, non sans une faiblesse et une difficulté très inhabituelles : “Sokrat…” et puis “téungentipticha”. Il s’est finalement laissé choir, sa tête s’endormant presque à hauteur de mes pattes.

 Le lendemain a été mon dernier soleil. Il commençait à peine de se coucher lorsque ma mère m’a emmené dans un endroit que je ne connaissais pas, m’abandonnant aux mains d’un autre grand singe. J’avais très peur mais il a su effacer la souffrance, juste en me touchant de son long doigt mince et froid. J’ai donc été rendu au silence un peu avant mes dix-huit ans, et je dois dire qu’il m’a paru moins dur de quitter un monde qui, malgré ce que j’avais pu ressentir, ne m’avait pas complètement banni.

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