Chapitre 17
Un petit bureau trône au centre d’une pièce en désordre. Des cartons sont éparpillés çà et là, mais quatre chaises sont placées de part et d’autre du meuble en bois. Le policier au ventre bedonnant me propose de m’asseoir en face de lui et de son acolyte. Ils m’enlèvent ensuite les menottes et me proposent à boire. Je décline l’offre avec un léger dédain dans la voix.
Le policier rondouillard se racle la gorge, puis entame son interrogatoire :
— Monsieur, je me présente, officier Lesage. Mon collègue est l’agent Detelot, dit-il en le pointant du doigt. dites-nous pourquoi vous êtes dans un état pareil ?
Pendant le voyage, ils m’ont fait subir un contrôle basique d’alcoolémie à l’éthylotest qui s’est bien évidemment révélé négatif. Je ne bois pas de toute façon et j’ai eu beau leur parler de mon frère, de ce qu’il s’était passé, mais ils n’ont rien voulu entendre !
En arrivant ensuite au commissariat, comme si cela ne suffisait pas, je me suis rendu chez le médecin pour un test salivaire de drogues. Aucune trace là aussi.
— Mais puisque je n’arrête pas de vous le répéter, mon frère me rend fou ! Il me suit partout où je vais. Il me piste. Il me hante. Tout à l’heure, c’est avec lui que je discutais.
Les deux policiers se jettent mutuellement un regard discret que seuls eux peuvent interpréter.
— Sauf erreur de notre part, vous étiez seul tout à l’heure. Nous n’avons jamais vu quelqu’un qui aurait pu faire office de menace. Surtout s’il vous ressemblait, nous l’aurions remarqué !
Je sers mes poings et les pose fermement sur la table. Lentement, je m’avance et enlace mes doigts entre eux.
— Quel intérêt aurais-je à vous mentir ?
L’agent Detelot prend la parole pour la première fois de la discussion. Un tic nerveux lui implore de remonter ses lunettes sur son nez toutes les trois minutes.
— Nous n’avons jamais dit le contraire, monsieur Blackter.
Où veulent-ils en venir ?
L’officier Lesage s’affaisse sur son dossier et croise ses bras. Il continue :
— Pour être tout à fait franc avec vous, nous avons procédé à quelques recherches personnelles afin de mieux comprendre qui vous êtes. Sachez une chose, vous n’avez pas de frère jumeau.
Je me lève précipitamment et hausse le ton. La chaise en bois chute lourdement sur le sol.
— C’est ce que j’ai essayé de vous faire comprendre dans la voiture, mais vous ne m’écoutiez jamais ! Il est censé être mort, mais je n’arrive pas à savoir comment il a survécu à sa chute ! Demandez à mon collègue Pierre et à mon amie Nina, ils vous expliqueront !
Les policiers ne bronchent pas, sans doute habitués à ce genre de réaction. Je me rassieds immédiatement après avoir remis mon siège sur ses pieds. Un sentiment de gêne foisonne dans mon corps.
— Non, vous n’avez pas bien saisi, reprend l’agent Detelot. Vous n’avez jamais eu de frère jumeau. Vous êtes fils unique depuis toujours.
Ces révélations me font l’ombre d’un choc. Ce n’est pas possible. Mes souvenirs, les voix, les visages. Des larmes silencieuses s’évadent de mes yeux pour évacuer la douleur ressentie.
Non, ils te mentent ! Tu n’as pas rêvé cette vie. Tu l’as vécue.
Je n’entends que mon cœur résonner dans les entrailles de ma poitrine. Un coup de chaud m’envoie une gifle. Mais la deuxième survient une poignée de secondes plus tard lorsque une personne oubliée ressurgit des abysses de mes nombreux cauchemars. Encore une. Cette fois-ci, les terreurs se réveillent instantanément.
— J’ai également obtenu plusieurs informations précieuses auprès d’un membre de votre famille pour qui vous comptez énormément. Le voici, dit-il en laissant la silhouette rentrer dans la pièce.
Ma grand-mère est là, juste devant moi. Encore plus pâle que dans mes souvenirs. Et apparemment elle aussi est revenue d’entre les morts.
Je pleure à chaudes larmes, les mains sur mon visage meurtri. J’ai l’impression qu’elles me permettent de cacher la réalité. De rester enfermé à tout jamais dans ma bulle.
Mais l’officier Lesage me ramène parmi eux. Dans un monde où les cauchemars sont sources de malheurs. Où chaque inspiration me rappelle le souffle puant de mon grand-père dans mon cou.
— Je n’aurais jamais dû te laisser partir, mon chéri. Viens à la maison, nous serons là, ton grand-père et moi.
Je m’écarte du bureau dans un bond qui étonne les policiers. Mes jambes sont prises de soubresauts. Mon visage est inondé par la peur. Dans le sourire attendrissant de ma grand-mère, Catherine, je perçois un rictus terrifiant. Une grimace plus sombre que la nuit. Je crie, presque hystérique :
— Pas après ce que vous m’avez fait, vous êtes des monstres ! Jamais je ne reviendrai vivre avec vous ! Mais au-delà de ça, putain, vous êtes censés être mort, merde ! Je suis perdu.
Je m’accroupis et les vertiges me font trébucher. Nouvelle crise d’angoisse. Je respire mal.
Contrôle-toi, Antoine.
L’agent Detelot m’aide à me redresser et me soulage. Il est plus doux qu’il n’y paraît, ou alors il essaie de m’attendrir pour mieux me piéger.
Catherine s’approche avec prudence.
— Tu ne te rappelles donc de rien. Tu dois m’écouter mon cœur. Tu as tout confondu, tout mélangé. J’aurais dû faire plus attention à toi, je suis désolée.
— De quoi parles-tu ? je demande en chuchotant, car ma voix ne peut pas pousser les décibels plus haut.
Elle ne m’a certainement pas entendu, puisqu’elle enchaîne un monologue digne d’un des plus gros uppercuts que je pourrais recevoir dans toute ma vie.
— Étant petit, tu as toujours eu des tas d’amis imaginaires, mais je me disais que cela te passerait. Que tout ça était dû à la perte de tes parents dans l’accident de voiture. J’ai laissé coulé, dit-elle, la voix tremblante. Mais les années passaient et tu me parlais tous les jours d’un certain Victor. Tu le considérais comme ton frère jumeau. Tu disais qu’il te ressemblait comme deux gouttes d’eau ! Tu étais tellement heureux, que je n’ai pas voulu briser ta réalité.
J’encaisse chaque information comme un coup en pleine face. Tenir debout devient très difficile. Autant physiquement que mentalement. Mais le combat n’est pas achevé, la lutte continue. Tout comme mes vertiges.
Les policiers se contentent, quant à eux, de hocher la tête par moment et d’écouter sans broncher. L’agent Detelot tourne régulièrement un regard vers moi pour s’assurer que je ne m’évanouisse pas. Ou que je ne fuis pas la discussion.
Ma grand-mère attrape un mouchoir dans une boîte qui prend la poussière sur le bureau. Elle enchaîne, après s’être tamponnée les yeux, toujours la voix chevrotante :
— Ensuite, il y a un an, tu t’es décidé de gravir seul la montagne interdite lors d’un voyage en Alsace en plein été. Au sommet, tu as glissé en t’approchant trop près du vide et… et…
Mon cœur s’arrête instantanément. Catherine fond en larmes. Les policiers ne savent plus où se mettre.
— Non, impossible, c’est Victor qui est tombé, pas moi !
— Tu es ensuite resté plusieurs jours dans le coma mais, par le plus grand des miracles, tu as survécu à ta chute. L’accident a dû aggraver tes troubles et t’as fait confondre souvenirs et réalité. Ton esprit a pris un coup, mais nous pouvons tout recommencer. Je serai plus présente cette fois-ci, je t’aiderai mon chéri, me dit ma grand-mère en me fixant, les yeux brillants.
Je suis coincé. Perdu entre mes souvenirs. Mes sens s’écroulent. Et si j’étais devenu fou ? Et si cette histoire était bien réelle ?
Comme un appel de fin, je perçois au fin fond de ma tête, une voix obscure. Une ultime alerte.
— Tu connais maintenant la vérité, mon frère. Adieu, Antoine.
Sur cette dernière phrase prononcée par mon esprit, je fonds en larmes et attrape la main vacillante de ma grand-mère. Une odeur de fraise embaume mes narines et calme ma respiration. Il est trop tard pour rattraper le passé, mais je suis peut-être capable de bâtir un avenir radieux.
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