4 minutes de Traviata 

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Après mes dix-neuf jours passés dans le centre de détention de Moskobiyya, on décide de me transférer dans une prison pour femmes. Malgré ma joie de quitter enfin cet endroit, j’éprouve de la peine à laisser Oum Khalil, ma compagne d’infortune derrière moi. Elle m’a écrit sur le petit calepin dont elle se sert pour communiquer : « Ne t‘en fais pas ! Avec un peu de chance, nous allons nous recroiser. »


On me couvre bien les yeux et on me menotte durement, avant de me faire monter dans un véhicule. Deux jeunes militaires m’escortent pendant tout le voyage. Au début, ils essayent de me convaincre de leurs bonnes intentions en essayant de converser courtoisement. Mais, voyant que je ne réponds pas à leur demande, ils finissent par me montrer leurs vrais visages en me faisant, dans les deux langues, des remarques hostiles. À un moment donné, la voiture s’arrête. Une troisième personne monte et s’installe avec nous. La venue de l’intrus incite cette fois-ci les deux militaires à garder le silence.

Je reste assise dans le noir, à ressentir amèrement les secousses du véhicule, la chaleur de ce début de juillet et la poussière pénétrant par les orifices. L’angoisse de ne pas savoir ce que j’allais devenir me submerge. Cette peur prend de l’ampleur jusqu’à étouffer le si peu de joie que j’avais à peine éprouvée en quittant les lieux. Soudain de la musique à peine audible me provient des écouteurs de l’un d’entre eux. Je me concentre pour essayer de reconnaître le morceau, mais je n’y arrive pas. Je suppose que l’une des oreillettes de l’écouteur s'est détachée, puisque, maintenant, je l’entends un peu plus fort.

« La Traviata de Verdi… l’ouverture ! » m’écrié-je sans m'en rendre compte. Quelqu’un rapproche sa main vers moi. Je sursaute et la repousse croyant que c’était par mauvaise intention. Mais cette main respectueuse et délicate réussit habillement à me poser l’écouteur dans l’oreille. La personne qui me l'a mise, fait rejouer le morceau dès le début. Pendant quatre minutes, la Traviata se mélange à la poussière de Jérusalem, à la chaleur de ce mois de juillet et aux secousses brutales de la Jeep. L’écouter de nouveau m’émeut au point que tout sentiment désagréable disparaît. Cette musique m’arrache, d’un seul coup, de ma déprime, pour me faire vivre un moment de pur bonheur. Ce temps hors du commun et dont on peut dire que rares sont les morceaux qui arrivent à le créer. Ce moment où l’harmonie parfaite superpose le rythme de nos cœurs ! Ou la haine n’a plus de sens, obligeant ainsi l’amour, à proliférer dans la plénitude de l’être. Nos poumons s’inondent de joie, expirant indéniablement le sens même de la vie. L’ouverture de Verdi nous fait vivre le délice d’exister et fait renaître en nous, l’espoir d’un monde meilleur. Quand la musique s’arrête, je souris dans le vide, puis en enlevant l’oreillette, je dis merci. Je sens que la personne sourit aussi. J’exprime ma gratitude envers elle et je penche la tête en arrière pour m’assoupir. En arrivant à la prison et au moment où on m’enlève le bandeau autour des yeux, je constate que la troisième personne qui, probablement m’avait fait écouter le morceau, n'est plus là.

« Il est parti reprend l’un des deux, qui a deviné mes pensées.

– Savez-vous qui c’était ?

– C’était quelqu’un qui a voulu faire un beau geste.

– Quelqu’un qui est autorisé à écouter de la musique alors que nous, nous ne le sommes pas ! dit l’autre.

– Était-ce un militaire comme vous… un civil ?

– N’insistez pas... et puis vous n'aviez qu’à lui poser la question quand il se trouvait dans la voiture ! »

C’est vrai que j’aurais pu, mais je ne l’ai pas fait ! La musique, à elle seule, me comblait et je n’étais pas prête à abîmer la magie d’un tel moment, pour une quelconque question.


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