Le Noor
Les yeux fermés, je me laisse porter par une vague intense de soulagement. Le relâchement est total. L'adrénaline reflue dans mes veines, mon rythme cardiaque revient lentement à la normale. On prétend qu'un stress intense peut blanchir une chevelure d'un seul coup. Après le Lumbricus, après le vortex, après cet horrible golem... c'est un miracle si je n'ai pas encore le look peroxydé de Gandalf après sa rencontre avec le Balrog.
On verra plus tard la couleur de ma tignasse. En attendant, je reste allongé sur le dos, à écouter les nombreuses allées et venues de l’équipage dans les coursives.
Quelqu’un vient de descendre sur la Mer pour récupérer Aileen, si j’ai bien compris les échanges aboyés entre les hommes costauds qui m’ont hissé à bord.
Encore sous le choc de ma course désespérée, la jambe droite en vrac, je me sens aussi utile qu'un canard dans une salle d'opération. Je ne peux plus rien faire à ce stade pour la gamine. Pour autant, je ne m'inquiète pas trop pour elle. Je suis convaincu que le monstre ne lui fera aucun mal, et que mes sauveteurs providentiels savent ce qu’ils font.
Leur allure et leur efficacité toutes militaires ne m’ont pas échappé. J’espère seulement que ce ne sont pas des Voids. Quelle est l’expression pour ce genre de situation, déjà ? Des réminiscences du lycée remontent à la surface : "tomber de Charybde en Scylla". Dans mon cas, ce serait plutôt "passer du Golem aux Voids". Joyeux programme en perspective !
Bientôt une femme vient s’occuper de ma jambe. Elle nettoie la vilaine blessure au niveau de mon tibia, avant de m’annoncer, satisfaite, que je n’ai qu’une coupure superficielle, mais que je risque de claudiquer durant quelques jours. Elle pose ensuite un bandage sur ma jambe. Je morfle en serrant les dents. Superficielle, mon c... !
Quand mon "infirmière" en a terminé avec les soins, je peux enfin me redresser et regarder autour de moi. Je vois alors Aileen sagement assise sur un tabouret, et qui m’observe de ses grands yeux verts. Je me sens à la fois soulagé et coupable.
– Je suis désolé de t’avoir abandonnée ainsi, c’était la seule façon… aïe !... la seule façon d’éloigner ce monstre de toi.
La fillette hausse les épaules.
– C’est pas grave, me répond-elle dans un chuchotement à peine audible.
– Difficile de lui arracher les mots de la bouche, hein ? intervient une voix chevrotante dans mon dos.
Encore ces intonations goguenardes déjà entendues quelque part. Avec difficulté, je me tourne vers mon nouvel interlocuteur.
Un extraordinaire vieillard voûté se tient dans l’embrasure de la cabine. Une canne dans une main, il s’accroche de l’autre au bras de la femme qui m’a soigné. Ses yeux rieurs brillent dans un visage parcheminé, desséché, buriné par le soleil et le grand air de la Mer. Il est très maigre, aux pommettes saillantes, avec un je-ne-sais-quoi d’Abraham Lincoln dans le regard.
J’ai beau réfléchir à toute vitesse, je n’arrive pas à mettre de nom sur ce très vieil homme. Un des pêcheurs de Kome ? Ou bien l’un des Voids du Lumbricus ? On verra ça plus tard.
– Cette petite n’est pas habituée à parler aux gens. Encore moins aux inconnus. N’attendez donc pas de long discours de sa part. Est-ce vous que je dois remercier pour ce sauvetage miraculeux ?
– Mon équipage a fait tout le boulot, mais c’est moi qui ai décidé de survoler cette région précise. Donc oui, tu peux me dire merci.
– C’est une chance extraordinaire que vous soyez…
– La chance n’a rien à voir là-dedans, me coupe le vieillard. Nous suivions le démon du Mobol depuis plusieurs jours. Depuis qu’il s’est arrêté de tourner en rond pour se lancer à ta poursuite, comme un limier qui a retrouvé la piste de sa proie.
J’imagine très bien le Golem faisant des cercles sur la Mer pendant soixante ans, tel un cheval increvable dans un immense manège. Cet homme connaît donc mon histoire ; à tout le moins il l’a devinée.
– Nous avons repéré le démon peu de temps avant qu’il ne fonde sur ton misérable attelage, poursuit le vieil homme. J’ai ordonné à mon équipage d’utiliser la corne pour te réveiller. En vain. Je pouvais t’observer avec ma lunette astronomique, tu pionçais comme un loir. Il s’en est fallu de peu pour que tu finisses en pâté pour chiens.
– Quoi qu’il en soit, je ne sais vraiment pas comment vous remercier…
– Tu ne vois toujours pas qui je suis, n’est-ce pas ?
Puisque c’est lui qui me le demande, je me permets de regarder plus attentivement le grand vieillard. Sous son regard amusé, je perçois une certaine agressivité édulcorée par l’âge, et aussi beaucoup, beaucoup de tristesse. Il me fait penser à un vieux clown après le spectacle, sans son déguisement et sans son maquillage.
Ne connaissant personne un tant soit peu costumé ou travesti, je ne vois pas qui… Attends un peu, je viens de penser "travesti". Serait-il possible que… non ? NON !!
Le vieillard sourit un peu plus quand il comprend que je viens enfin de le reconnaître. Il s’assoit sur un autre tabouret tandis que je me cale un peu mieux contre la cloison pour absorber le choc de cette révélation. Incroyable !
– Gargantua ! Angel...a !
– Ah ah ! C’est vrai, on m’a nommée ainsi il y a très longtemps. Tu peux m’appeler "Ange", c’est plus simple et ça correspond bien à la situation actuelle : une fois de plus je suis ton ange gardien, il me semble !
Après toutes les crasses qu’elle m’a faites, j’aurais étranglé Gargantua de mes propres mains si je l’avais croisée telle qu’elle était il y a soixante ans ! Mais pas ce vieillard, ou cette vieillarde appuyée sur sa canne. Il – ou elle – voit la colère flamber dans mes yeux. On va dire "elle" pour simplifier.
– J’ai l’impression que tu m’en veux, Paul.
– Et comment !! Je sais tout de tes manigances ! Comment tu as raconté aux villageois que j’étais le seul responsable de leur misère. Comment tu as voulu ainsi m’écarter de Lucia. Comment…
– Oh là ! Calmons-nous. C’est du passé tout ça, même si c’est encore frais dans ta caboche rancunière. D'accord, j’ai fait des conneries, mais j’assume ! Soixante ans à crapahuter seule sur la Mer et sur les routes de la Grande Rive, c’est très cher payé pour mon petit geste d’humeur.
J’hallucine. "Petit geste d’humeur" ? Ma vie était en jeu, nom d’une pipe ! Mais ce n’est pas (encore) le moment de polémiquer, le reste m’intrigue beaucoup plus.
– Ainsi tu t’es retrouvée coincée ici depuis... tout ce temps ? Au moins, il y a une justice. Mais pourquoi seule ? Où est Lucia ?
– Tu ne le sais pas ? J’espérais que tu me l’apprendrais.
Cette réponse me fait l’effet d’une douche froide. De son côté Ange a perdu son sourire narquois, et elle serre les dents d’un air accablé (si elle a encore ses dents). Un peu par pitié, je décide de faire la paix, du moins provisoirement.
– Écoute, … Ange... Je vois que nous sommes tous les deux affectés par l’absence de Lucia. Et si d’abord tu me racontais ces soixante dernières années ? Je te dirai ensuite le peu que je sais.
– Ah ah ! L’intello veut jouer au diplomate. Pourquoi pas ? J’ai passé l’âge des cachotteries. Mais je te préviens, je ne me souviens plus de tout, ça fait si longtemps… Voyons, on s’est vu la dernière fois dans ce restaurant de bourges je crois, et...
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Ange me relate alors ses pérégrinations sans entrer dans les détails. On ne rattrape pas un demi-siècle en une conversation.
Comme je le soupçonnais, elle s’est précipitée sur ce monde dès qu’elle est sortie du resto, en empruntant une porte différente de celle du métro. Arrivée à Kome juste avant l’attaque des troupes du Mobol, elle était encore assez remontée contre moi pour me tendre un piège mortel (son fameux "petit geste d’humeur").
– Avant toute chose je voulais t’arrêter. J’en avait marre d’entendre Lucia parler de toi. Si tu étais vraiment débrouillard, tu te serais sorti sans mal de la petite surprise que je t’avais préparée. Les villageois ne sont pas si méchants, tu les connais mieux que moi.
La géante blonde – encore géante, encore blonde à l’époque – s’est ensuite rendue directement à son château, pour découvrir sur place que l’endroit était toujours occupé par les Voids. Elle s’est alors repliée sur une île au nord, dans un certain manoir niché au cœur des montagnes, en espérant que Lucia finirait par la rejoindre.
Plus tard, Ange s’est aperçue qu’elle ne pouvait plus retourner dans le monde "réel", enfin, celui d’où je viens. Tous les passages qu’elle connaissait étaient bouchés quand elle allait vérifier sur place. Apparemment, prévoir l'ouverture de ces "Portes" relève plus de la divination que de la science.
Les mois ont passé, puis les années, sans aucune nouvelle de Lucia ni de moi-même.
Telle une Pénélope languissant après son Ulysse, Ange s’est armée de patience sans jamais perdre la foi. Au lieu de tisser un linceul comme le faisait l’héroïne de l’Odyssée, elle s’est mise à tisser un réseau de relations et d’informateurs, une sorte de guilde au service des trafiquants de tous poils. Elle est ainsi devenue une légende dans ce monde, surtout quand elle a commencé à parcourir la Mer de verre à bord d’un dirigeable.
– Et il y a trois jours environ, mes espions m’ont prévenue que le démon du Mobol venait juste de se remettre en route. Cela ne voulait dire qu’une chose : que tu étais revenu après toutes ces années.
– Le Golem...
– Golem ? Oui, ce nom lui va bien. J’ai donc ordonné que l’on mette le cap sur Kome, puis nous avons fait de larges cercles autour de l’île.
Je comprends maintenant ce qu' Ogon cherchait du regard dans le ciel, durant notre grimpette dans les collines. Il avait certainement aperçu le dirigeable, la veille, et fait le lien avec le Mobol. D'où mon départ précipité.
– Pourquoi n’es-tu jamais revenue dans le village depuis tout ce temps ? Tu aurais pu secourir le pauvre berger qui vivait là-bas avec sa fille.
– Tu te trompes. Je suis retournée à la caverne de nombreuses fois au cours des vingt dernières années, mais sans passer par ce village de bouseux. Je n’avais ni le temps ni la vocation de sauver qui que ce soit. Y a pas écrit "Croix rouge" sur mon front.
– Je vois que tu n’as absolument pas changé. Toujours aussi centrée sur toi-même !
– Je pourrais te dire la même chose : tu es aussi naïf que dans mes souvenirs. Cette gamine (elle me montre Aileen du menton), c’est la fille de ton fameux berger ? Où est-il, au fait ?
– Il est resté sur l’île car il est très… Aileen, peux-tu sortir quelques instants s’il te plaît ?
La fillette se lève aussitôt sans broncher. Je pense qu’elle n’attendait qu’un mot de ma part pour aller explorer le dirigeable. Elle doit trouver ennuyante cette longue discussion entre adultes.
– Attend un peu, intervient Ange. Comment l’as-tu appelée ??
– Aileen.
Avec une vivacité surprenante, la femme quasi centenaire se lève en déployant ses bras comme une mante religieuse prête à frapper. Ses yeux sont écarquillés. Elle s’approche d’Aileen qui fronce les sourcils mais ne recule pas. Puis Ange caresse doucement les cheveux noirs de la fillette.
– Qui est sa mère, déjà ?
– Euh… une étrangère, selon Ogon le berger. Son peuple l’a exilée sur l’île de Kome.
Ange se tourne brusquement vers moi.
– Où est-elle maintenant ? L’as-tu vue ?
– Malheureusement non. Elle est morte à la naissance de la petite.
Je vois Ange se rasseoir lentement avant de se ratatiner sur son tabouret comme si sa vieillesse venait enfin de la rattraper. Puis elle murmure à mon attention :
– Décidément, tu as de la merde dans les yeux.
– Pardon ?
– Lucia aimait ce prénom, Aileen... Ne vois-tu pas ? Regarde mieux !!
Non, je ne vois toujours pas. Certes, la petite fille ressemble beaucoup à Lucia, mais quel rapport… La chronologie ! Tout est dans la chronologie. Il faut que je raisonne à voix haute.
– Si j’ai bien compris, les portes nous emmènent toujours dans le futur proche ou lointain de l’autre monde, mais jamais dans le passé. Tu es venue ici la première, je t’ai suivie soixante ans plus tard. Si Lucia a emprunté une porte après toi mais juste avant moi, elle est peut-être...
– … arrivée sur Kome il y a une dizaine d’année. Ton Aileen… c’est sa fille !!
À mon tour de m’affaler comme un pantin désarticulé. Je regarde la fillette qui attends toujours près de nous, vaguement inquiète par la tournure que prend la conversation.
« Bon sang, mais c’est bien sûr ! » aurait dit un célèbre commissaire. Maintenant je ne vois plus que ça : Aileen a les yeux de Lucia, bien qu’ils soient d’une autre couleur. Elle a aussi son menton, son front, ses cheveux… Comment ai-je pu être aveugle à ce point ?
Non, ce n’est pas possible. Il y a forcément une faille dans ce raisonnement. Tout à coup, je me rappelle le pochon confié par Ogon. Le berger m’a affirmé qu’il contenait un bijou provenant de la mère d’Aileen.
D’une main tremblante, je sors le petit sachet en toile de ma veste avant d’en vider le contenu dans ma main droite. La plus belle émeraude qu’il m’ait été donné de voir roule dans ma paume. L’énorme pierre carrée brille de mille feux dans la lumière du matin.
Sans un mot, Ange me tend une main osseuse et constellée de taches brunes. Je lui donne le bijou. La vieille l’approche de ses yeux fatigués.
– Lucia possédait plusieurs pierres de cette qualité. Diamants, rubis… Ici, on peut en trouver facilement. Elle disait que ça pourrait lui servir d’assurance-vie un jour. Elle aimait particulièrement cette émeraude.
J’ai l’impression de faire un bad trip. Ange me demande abruptement :
– As-tu vu sa tombe ?
Sa tombe. Les deux mots résonnent comme la sentence d’un juge. Je revois parfaitement le tumulus au-dessus du village. Si j’avais su que Lucia reposait sous cette butte de terre, je me serais couché dessus pour y mourir et m’y enraciner.
– Oui. Son mari Ogon la fleurit régulièrement.
– Il était bien, cet Ogon ?
Je ne répond pas à cette question. La stupeur cède la place à la colère. Je ne peux pas accepter. Pas aussi facilement.
– Ça ne tient pas la route ! Pourquoi Lucia serait-elle restée dans ce village fantôme pendant toutes ces années ?
– Deux personnes peuvent se chercher éternellement si elles bougent sans arrêt et ne se croisent jamais. Lucia a probablement fait le choix logique de s’installer pas très loin de la caverne, et d’attendre que je passe par là. Ou que toi tu passes.
– Je n’y crois pas ! Il y a une grosse différence entre se poser quelque part et y fonder un foyer. Elle aurait ensuite épousé un simple berger ?? C’est absurde !!
– Elle a toujours voulu avoir des enfants. L’horloge biologique, ça te dit quelque chose ?
– Mouais... Lucia avait, quoi, la trentaine ?
– Tu ne sais pas quand exactement elle est arrivée sur l’île. Ça fait peut-être vingt ans, sinon plus. Après quelques années, elle a compris que le temps filait trop vite et qu’il fallait prendre une décision. Tu ne m’a pas répondu au sujet du berger : est-ce un gars bien ?
Je regarde Aileen, qui se fait discrète mais ne perd plus une miette de la discussion. Cette mini Lucia mérite la vérité, pas ma jalousie – franchement déplacée vu les circonstances. De quel droit me permettrais-je de juger une histoire d’amour ? Mon chagrin ne fait certainement pas le poids face à celui d’Ogon, qui a vécu intimement avec Lucia. Ou comparé à celui d’Ange qui la connaissait depuis bien plus longtemps que moi.
– Je n’ai côtoyé Ogon que durant quelques jours, mais je peux t’affirmer que cet homme est droit, généreux et digne de Lucia. Il vit encore sur l’île, si tu veux vérifier par toi-même.
– Ce ne sera pas nécessaire. De plus, nous sommes déjà en route vers ta dernière destination. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps.
– Hein ? Que veux-tu dire par là ?
Ange se lève alors en soupirant. Aussitôt, la femme soignante surgit de derrière une cloison pour offrir son bras à la vieillarde. Je ne me suis pas encore habitué à voir dans cette silhouette décharnée celle qui fut une bombe sexuelle.
– Je suis fatiguée, je dois faire une sieste. On continuera ces palabres ce midi, pendant le repas. Mon second pourra te faire visiter, si tu veux. Je pense que tu as besoin de te changer les idées.
Ange ne croit pas si bien dire.
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Le dirigeable n’est pas si grand, si l’on considère uniquement la partie habitable.
De l’enveloppe, on n’aperçoit que le ventre sous lequel les cabines sont alignées comme les perles d’un chapelet. Elles forment la "quille", une sorte de colonne vertébrale, ou plutôt ventrale, qui structure l’ensemble de l’aérostat.
L’homme qui me donne tous ces détails est intarissable sur le sujet.
– Il n’y a que trois dirigeables en fonction dans tous les Médians. Le Noor n’a pas le plus gros tonnage, mais c’est de loin le plus rapide.
– Qui l’a fabriqué ?
Je ne peux pas m’empêcher de poser cette question légitime. J’imagine mal des pêcheurs extraire cet engin fragile et sophistiqué des entrailles de la Mer, et pourtant…
– Fabriqué ? Ah, je vois que vous avez de l’humour ! Le Noor a été miné dans le Grand Golfe par des prospecteurs Zénides. Le Général m’a raconté qu’il avait déboursé une fortune pour mettre la main dessus.
"Le Général" ? Je constate qu’Ange est toujours attachée aux titres ronflants. Quant à ces "Zénides"... je n’ai encore jamais entendu parler d’eux. J’aimerais bien qu’on me donne un jour un cours de géographie locale. Mais chaque chose en son temps.
Tandis que l’officier emmène Aileen aux cuisines pour y goûter des gaufres – de mon côté j’ai décliné l’invitation –, je vais m’installer sur le "pont", une plateforme d’observation ouverte à l’arrière du dirigeable. Des transats y sont disposés en demi-cercle.
Peu sujet au vertige, je dois quand même faire un effort de volonté pour ne pas m’agripper à ma chaise longue.
La vue est tout bonnement fantastique !
D’un seul regard, j’embrasse l’horizon sur des dizaines, voire des centaines de kilomètres. Je localise rapidement l’île de Kome, petit pâté ocre sur l’orbe sombre de la Mer. Elle paraît encore proche, à croire que la dizaine d’heures d’efforts sur le tricycle n’ont servi à rien. Mes pensées vont aussitôt à Lucia, et à sa sépulture qui se dresse là-bas.
Comme si je pouvais apercevoir la butte fleurie d’ici, je ne quitte plus l’île des yeux pendant plusieurs minutes.
De toutes les outrances de ce monde baroque, la dictature implacable du Temps est de loin la pire. Lucia est morte depuis une décennie alors que je l'ai vue, que je lui ai parlé il y a quelques jours! J'ai le sentiment d'avoir fui dans le futur. Ou qu'elle m'a abandonné en s'enfuyant dans le passé. Enfuie, enfouie - pour toujours.
Puis je pense à Ogon, veuf éploré, père inconsolable, mourant seul et lentement dans son village fantôme. Lui est vraiment abandonné. Non, on ne peut pas rester sans rien faire. Il faut absolument que je persuade Ange de faire demi-tour ! En mémoire de Lucia, et pour sa fille Aileen.
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– Tu avais raison, Paul. Si j’avais eu un peu plus de compassion pour les survivants de Kome, je serais descendu au village il y a longtemps... et j’aurais peut-être retrouvé Lucia. Ceci est la conclusion logique de tous mes actes égoïstes et stupides. J’en paie maintenant le prix fort au crépuscule de ma vie.
Ange nous a retrouvés dans un salon richement décoré, aux fenêtres larges et lumineuses, et au sol percé d’ouvertures vitrées. La Mer défile sous nos pieds ; je n’aime pas trop cette impression de planer au-dessus du vide.
Un peu surpris par les regrets de la vieille femme, je saute sur l'occasion.
– Tu peux encore faire quelque chose pour Ogon, le mari de Lucia. Conduis-nous là-bas !
– Comme je te l’ai dit, nous n’avons plus le temps.
– J’ai tout mon temps. Où comptais-tu nous emmener ? Tu as parlé de ma "dernière destination".
– Il existe un passage dans la haute montagne. Une porte entre les mondes, et qui ne s'ouvre qu'une fois par siècle. Je sais qu'elle est active en ce moment, mais plus pour très longtemps.
– Une porte ?? Pour retourner dans mon monde pourri ?? Il en est hors de question ! Ma vie est maintenant ici !
Ange pousse un long soupir et détache les yeux de son assiette de potage pour me clouer du regard. Dans ce simple geste, je retrouve la femme de caractère de mes souvenirs.
– Alors laisse-moi te présenter les choses autrement : en ce moment même, ton toutou le "Golem" arpente la Mer, le nez levé au ciel, et sans le voir je sais qu'il est en train d’avancer vers toi. Il avancera TOUJOURS vers toi. Lui ne dort pas, lui n’a pas besoin de manger, de boire ou de chier. Tout ce qu’il sait faire, c’est marcher, marcher… et à la fin il trouve et tue sa cible. Il est indestructible. Tu pourras toujours te planquer à trois mille kilomètres d’ici, il sera sur toi quelques semaines plus tard. À chaque fois que tu le sèmeras, tu le perdras momentanément de vue… et tu vivras alors dans l’incertitude, dans la terreur pure… car tu te demanderas où il se trouve, et s’il ne va pas débouler dans le quart d’heure. Tu appelles ça une vie ?
Vu comme ça, il y a de quoi réfléchir, en effet. La rencontre avec la créature du Mobol m’a profondément ébranlé. J’ai vécu les instants les plus éprouvants de ma vie, pire encore que le vortex, et je ne veux surtout pas connaître à nouveau les affres d’une telle expérience.
Cependant, j’aurais tant voulu explorer ce monde étrange et magnifique. Rien qu’à l’idée de reprendre ma vie terne d’employé lambda, je sens un abîme de dépression s’ouvrir sous moi, un vertige bien plus fort que celui que je ressens en ce moment à mille pieds de la surface de la Mer.
– Et Aileen ? Elle appartient à ce monde. Je ne peux pas l’emmener avec moi, ni l’abandonner ici, j’ai fait une promesse…
– Arrête de dire des conneries. C’est la fille de Lucia, et Lucia n’appartenait à aucun monde.
Incroyable ! C’est bien la première fois qu’Ange aborde ce sujet tabou. Je dois en profiter.
– Tu peux m’en dire plus ?
– Non. Tu découvriras par toi-même ce qu’il faut savoir, le reste demeurera pour toujours un mystère pour toi. Je vais quand même te confier un secret, un seul, si ça peut t’aider : j’étais comme toi, jadis. Un pur produit de ton monde aliénant. Un rouage anonyme dans une machine sans âme. Lucia m’a permis d’en sortir. Elle m’a montré les Portes et m’a choisie comme compagnonne de voyage.
– Es-tu la seule dans ce cas ? Je sais, tu vas me dire que ma question est trop précise…
– Je peux y répondre, sachant que tu auras bientôt besoin de cette information. Non, je ne suis pas la seule. En fait, nous sommes plutôt nombreux. Je te donnerai les coordonnées d’un collègue policier qui en sait plus long que toi... mais moins que moi. En espérant que le décalage temporel ne soit pas trop grand, cet homme pourra t’aider à ton retour s’il est encore en vie.
Le décalage temporel… Mon Dieu ! Je ne voudrais certainement pas me retrouver en 2070, sans famille, sans ami, sans repères dans un monde devenu totalement étranger pour moi… si toutefois l’humanité existe encore. En effet, je pourrais aussi bien réapparaître dans les ruines d’une troisième guerre mondiale.
Comme si elle lisait dans mes pensées, Ange ajoute :
– Il te sera possible de rebrousser chemin pendant quelques minutes, si jamais tu n’aimes pas ce que tu trouveras de l’autre côté. Je dis ça surtout pour Aileen, car pour être honnête je m’en fous de ta pomme. Mais nous n’y sommes pas encore. Mangeons !
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De retour dans la cabine qu’on nous a attribuée, j’ai demandé à Aileen ce qu’elle en pensait. Cette fillette de neuf ans m’impressionne par sa maturité. J’ai parfois l’impression qu’elle sait des choses que j’ignore. De plus, elle a très vite assimilé le fait que je connaissais sa mère, et que cette dernière voyageait entre deux mondes avant de s’établir sur l’île de Kome.
– Si tu veux rester ici, j’accepterai ton choix, lui ai-je expliqué. Dans ce cas nous devrons nous déplacer en permanence pour semer la créature qui me pourchasse. Jusqu’à ce que tu sois assez grande pour voler de tes propres ailes. Mais tu as entendu la vieille dame : ce ne sera pas sans risque. D’un autre côté, l’univers d’où je viens est pollué, surpeuplé et parfois dangereux. Là-bas, tu devrais apprendre à vivre avec des tas de gens qui ne pensent qu’à eux.
Aileen m’a écouté jusqu’au bout, par politesse, mais son choix était déjà fait. Elle m’a annoncé qu’elle voulait marcher dans les traces de sa mère.
Un peu plus tard, je me suis souvenu qu’en matière de dangerosité son monde n’avait rien à envier au mien. Il est d’ailleurs fort probable que son père lui a tout raconté du massacre de son village.
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Ange refuse de m’en dire plus sur le voyage qui nous attend. Que craint-elle ? Que je revienne un jour ? Quelle blague ! Je n’ai aucune idée de la géographie de ce monde !
En observant la course du soleil, j’en déduis toutefois que nous nous dirigeons grosso modo vers le nord-est.
Quant à notre vitesse, nous filons maintenant à une centaine de kilomètres-heure, au bas mot. Assez vite en tout cas pour qu’on ne puisse plus sortir prendre l’air sur le pont. J’en suis donc réduit à regarder le paysage défiler par les hublots de la salle à manger.
Aileen passe quant à elle beaucoup de temps dans les cuisines à chiper des biscuits.
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À force de scruter l’horizon je repère enfin un véhicule sur la Mer, minuscule insecte rampant sur la surface désespérément uniforme.
Je devais paraître plus petit encore quand je pédalais sur mon engin rafistolé. Tiens, à ce propos, que vont devenir les restes du tricycle et de sa remorque ? Combien de temps vont-ils dériver avant d’échouer sur une île ou contre un récif ?
Alors que je suis encore plongé dans des calculs savants – il faut bien que je m’occupe –, mon attention est attirée par un éclat blanc vers le nord. Il s’agit d’un navire d’aspect moderne, genre trimaran, avec une grande voile gonflée par le vent. Un engin sur roues, évidemment.
Soudain, un deuxième navire identique apparaît dans mon champ de vision, puis un troisième, un quatrième, et ainsi de suite.
Un quart d’heure plus tard, ce sont des centaines de véhicules qui défilent sous nos pieds. Leurs tailles sont très variées, mais tous sont dotés de voiles blanches et arborent des fanions multicolores. C’est une véritable armada ! Beaucoup sont regroupés en formations triangulaires, tels des oies sauvages fendant l'air en rase-motte.
Tout excité, je pars à la recherche d’un équipier qui saura m’expliquer ce qui se passe (Ange s’étant retirée dans sa cabine).
J’ai le fin mot de l’histoire grâce au second qui passait par là.
– Ce sont des nomades Altaïdes. Ils accomplissent leur grande migration annuelle d’ouest en est.
Ma comparaison avec des oies n'était donc pas si bête.
– Ils n’utilisent pas de moteurs ?
– Pour quoi faire ? Les vents sont largement suffisants ! Ah, je crois deviner ce qui vous rend perplexe : vous, vous n’avez croisé que des Voids ou des troupes du Mobol, tous des puissances mécanisées. Eh bien, sachez que la plupart des grands peuples nomades utilisent encore des voiles pour voyager. Les moteurs ne sont minés que depuis quelques décennies. Ils sont rares, et ils posent plus de problèmes qu’autre chose.
– Quels problèmes ?
– Le carburant, pour commencer ! Il est produit sur la Grande Rive, et il coûte très cher. Ensuite et surtout, il y a les interdi… Euh, il faut que je retourne à mon poste.
Comme s’il venait seulement de réaliser qu’il en disait trop, le second me laisse en plan sans plus de cérémonie. Ange a certainement briefé son équipage pour qu’il se taise. Un peu sur ma faim, j’admire une dernière fois l’incroyable flotte qui disparaît lentement derrière la courbure de l’horizon. Encore un mystère qui le restera.
Je ne cherche même plus quelqu'un avec qui partager mon enthousiasme quand, une heure plus tard, je repère un immense troupeau d'éléphants se déplaçant dans la même direction que les navires croisés précédemment. Malgré l'altitude, je reconnais sans l'ombre d'un doute les pachydermes à leurs trompes et à leur allure majestueuse. Aucun homme ne les accompagne. Où vont-ils ainsi, loin de tout point d'eau ? Par quel mécanisme biologique trouvent-ils leur chemin sur cette morne plaine ? Pourquoi... pourquoi... pourquoi est-ce que je m'étonne encore ?
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Peu après la tombée du jour, la ligne claire d’une côte se détache sur le ciel crépusculaire. Est-ce la fameuse "Grande Rive" ? La masse continentale ressemble à un épais tapis de jute posé sur la surface noire de la plaine. Nous volons droit dans sa direction. Ce sera donc la deuxième fois que je quitterai le domaine de la Mer, cette fois par la voie des airs. Toutefois la comparaison s’arrête là, car la régularité de cette côte n’a rien à voir avec le dédale de fjords que j’ai traversé avec Lucia.
L’obscurité m’empêche d’en voir plus mais je ne me décourage pas pour autant. Pendant une heure, je cherche à repérer les lumières caractéristiques d’une cité, ou même d’un village. Nada ! Tout est absolument noir. D’ailleurs, je ne sais pas comment le pilote du dirigeable fait pour s’y retrouver ; j’espère seulement que le Noor est équipé d’appareils de navigation modernes.
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J’ai passé une nuit très inconfortable.
Entre le grondement continu des moteurs du Noor, la chaleur qui règne dans la cabine exiguë et l’étroitesse de ma couchette, je n’ai pas trouvé le sommeil avant plusieurs heures. Et quand je suis enfin parvenu à m’endormir, j’ai rêvé du Golem qui me poursuivait à vélo en brandissant une corne de brume. Je me suis réveillé le cœur battant. La vision d’Aileen dormant à poings fermés m’a quelque peu apaisé.
Heureusement que le petit déjeuner est excellent… en plus d’être copieux ! Je bois plusieurs tasses de café en compagnie d’Aileen qui se fait un devoir de tester chacune des confitures et des pâtisseries servies par un petit homme affable.
Quand je me sens à peu près réveillé, je me rends au poste de pilotage où m’attend Ange.
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Une large baie vitrée légèrement inclinée offre une vue plongeante sur le plancher des vaches des centaines de mètres plus bas.
La Mer a disparu. À sa place, des milliers de collines rondes s’étalent à perte de vue, comme autant de bosses sur du papier-bulle. Pas un arbre ne pousse dans cette steppe austère. Rien que de l’herbe, de l’herbe et encore de l’herbe... et pas de vaches, mais des bisons éparpillés en petits groupes. Après les éléphants que j'ai aperçus hier, j'ai maintenant la preuve que ce monde possède un riche écosystème qui contraste avec sa mer vitrifiée.
Le paysage serait monotone, s'il n'y avait ce fleuve de belle taille qui serpente entre les collines pelées. Un fleuve aussi noir qu’une coulée de pétrole.
Je mettrais ma main au feu qu’il est fait de la même matière que la Mer.
Piqué par la curiosité, je m’approche de la vitre pour voir où va, ou plutôt, d’où vient cet étrange cours sinueux.
Je relève les yeux… et je suis presque aveuglé par la blancheur éclatante des montagnes droit devant nous. C’est une véritable muraille de pics enneigés et de falaises abruptes qui se découpe sur le vert sombre du ciel. Je n’ai jamais rien vu d’aussi haut !
– On va franchir ÇA ?
Ange ricane. Elle est assise dans une espèce de trône molletonné.
– Le Noor est un dirigeable, pas une fusée stratosphérique. Ces montagnes s’élèvent à plus de douze mille mètres ! Non, nous allons nous contenter de leur chatouiller les pieds. C’est pour ça que je t’ai demandé de venir : la petite et toi devrez vous tenir prêts à débarquer dans moins de deux heures. En raison des vents dangereux qui soufflent là-bas, le Noor ne pourra pas maintenir un vol stationnaire très longtemps.
– Tu nous accompagneras ?
– Bien sûr. Je veux être certaine que tu franchiras la Porte.
La vieille ne blague qu’à moitié. Elle a beau s'en défendre, sa rancune est plus tenace que la mienne.
– Je voulais dire, pourquoi ne nous accompagnerais-tu pas jusqu'au bout ?
– Pour quoi faire ? J'aime ce monde. Ici je suis quelqu'un. Tu me vois terminer ma vie dans un hospice, à regarder la télévision dans la salle commune avec des grands-mères qui tricotent ? Non ? Alors arrête de m'emmerder avec ça.
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Je passe le restant de la matinée scotché devant l’incroyable spectacle des contreforts qui nous barrent le passage. À mesure que le dirigeable s’en approche, je suis frappé par la démesure des lieux. Le Noor me paraît maintenant insignifiant, prétentieux même, tel un moucheron s’attaquant à une forêt de gratte-ciel.
En-dessous de nous, les collines rondes ont cédé la place à un chaos de roche. Le paysage s’est brisé en milliers de plateaux, de ravins et de crêtes saillantes. Nous sommes à présent engagés dans une vallée encaissée au fond de laquelle le fleuve noir "coule" toujours ; on dirait une autoroute déserte zigzagant dans un couloir de pierre vers un cul-de-sac inéluctable. On ne m’a rien dit, mais il est évident que nous remontons cette voie toute tracée.
La vallée se resserre de plus en plus. Glace, neige, granite : autour de nous, tout semble taillé dans l’une de ces trois matières. Plus aucune trace de végétation. Aurons-nous vraiment besoin de marcher dans cet enfer minéral ?
Ange s'est absentée une heure plus tôt. Il n'y a plus que les deux pilotes, la gamine et moi-même présents dans le poste.
Je commence à redouter la suite quand un homme d’équipage passe la tête dans la cabine et nous demande de le suivre à l’arrière. Là, sur le pont ouvert à tous les vents, nous retrouvons Ange en compagnie de deux personnes emmitouflées dans des manteaux en fourrure. Un "garde du corps", plus la femme qui m'a soigné et qui doit être son médécin personnel.
La vieille nous montre une pile de couvertures.
– Servez-vous. Je ne vous propose pas de vêtements plus chauds, puisque vous n’aurez pas besoin de redescendre à pied. Vous pouvez constater qu’il ne fait pas si froid.
J’attrape deux grandes couvertures en laine. J’enveloppe Aileen avec la plus épaisse, avant de jeter l’autre sur mes épaules.
En silence, nous observons les rochers qui se rapprochent dangereusement. Le dirigeable progresse lentement, désormais. De temps en temps, des bourrasques violentes ébranlent l’aérostat. Pas si froid ? Ça caille, oui !
– Prêts ? nous demande Ange.
Elle nous lance un regard malicieux. Que mijote-t-elle encore ? J’acquiesce d’un signe de tête.
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Une minute plus tard, au détour d’un éperon rocheux, la vallée s’ouvre sur un vaste plateau couvert de ruines colossales.
J’en ai le souffle coupé (et pas à cause du vent qui est un peu retombé).
Comparé à ces vestiges, le Machu Pichu ne serait qu’un vulgaire jeu de Lego !
Des blocs de granite de dimensions titanesques sont empilés pour former des remparts, des pyramides, des tours, des bâtiments massifs… D’autres blocs sont éparpillés un peu partout, comme s’ils avaient été soufflés par un cataclysme d'une échelle cosmique. L’ensemble ne suit aucune logique géométrique ou artistique. Et pourtant, il s'en dégage une envoûtante beauté. J'ai l'impression de pénétrer dans un complexe industriel mégalithique conçu par des géants.
Mais ce n’est pas tout : au beau milieu de cette foire architecturale se dresse un immense cube qui doit bien faire deux cents mètres de côté. Il est coiffé d’un dôme aussi sombre et mat que le sont ses murs. Le monument semble intemporel, et si récent à la fois !
Ange me donne un coup de coude.
– Allons-y !
Fasciné par le spectacle, je n’ai pas remarqué que le Noor frôlait maintenant le sol, et qu'il dérivait lentement au-dessus d’un dallage aux motifs complexes.
Le malabar et la femme saisissent délicatement Ange sous les bras pour l’aider à descendre. Je compte faire de même avec Aileen mais la gamine toute excitée a déjà bondi sur le pavé. Comme un chevreau libéré de sa longe. De toute manière, je n’aurais pas été d’un grand secours avec ma jambe encore douloureuse.
Une fois débarqués, nous nous éloignons rapidement du dirigeable qui reprend aussitôt de l’altitude. À présent, je comprends pourquoi l’aéronef ne peut pas rester plus longtemps : le vent glacial qui souffle en continu risquerait de le précipiter vers les structures en pierre.
Mais sont-elles toutes en pierre ? J'aurai bientôt l'occasion de le savoir, car nous nous dirigeons maintenant vers le cube central.
Juste avant de franchir une ouverture aussi haute qu’un immeuble de cinq étages, je touche timidement le mur de l’incroyable édifice : la texture en est celle de la Mer. Vaguement tiède, douce et rêche à la fois. Je m’en doutais un peu.
Je me retourne alors pour regarder le soleil qui brille tout là-haut entre deux pics enneigés ; mon instinct me souffle que c’est peut-être la dernière fois que je verrai l’astre émeraude. Sa chaleur glisse doucement sur mon visage. Je ferme les yeux quelques instants.
– Paul !
Aileen m’attends à une trentaine de pas. Elle ressemble à une petite paysanne des Andes avec sa couverture bariolée.
Les autres ont poursuivi leur chemin, frêles silhouettes progressant sous des arches monumentales. À regret, je quitte la tiédeur du soleil pour pénétrer dans le cube. Mes yeux s’habituent lentement à la lumière tamisée qui semble émaner de la coupole.
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Nous rattrapons le trio au moment où il s’engage sur une espèce de rampe en pente douce qu’un effet d’optique avait dissimulé à mon regard. Dans la foulée, je distingue un immense puits percé au cœur du bâtiment. Sa noirceur se confondait presque avec celle du sol. La rampe épouse la paroi de ce puits à la manière d’un escalier hélicoïdal.
Bien que le passage soit assez large pour avancer à quatre de front, nous marchons en file indienne en gardant nos distances avec le gouffre. Je n’ose même pas imaginer la profondeur de ce truc, heureusement qu’il fait trop sombre pour en voir le fond !
Finalement la descente ne dure pas aussi longtemps que je le craignais. Bientôt, la rampe s’incurve à l’opposé du puits et se transforme en un long tunnel dont l’extrémité est baignée par la faible lumière du jour.
Nous débouchons peu après au fond d’une sorte de canyon. Un lambeau de ciel vert brille très loin au-dessus de nos têtes, tandis qu’une neige poudreuse scintille dans l’air au grès des rafales de vent.
À notre gauche, les falaises se referment sur un étroit goulot rempli d’un mélange de brouillard et de poudrin de glace.
Un peu plus bas, en aval, une coulée sombre "jaillit" d’une crevasse au flanc de la falaise. Je reconnais aussitôt cette matière, très semblable à celle de la Mer ou du cube géant. Elle est figée pour l’éternité, comme du magma refroidi.
Pour l’éternité ? En y regardant de plus près je n’en suis plus si sûr. De subtils chatoiements à sa surface tendent à me prouver le contraire. Oui, cette matière est fluide, et elle s’écoule très lentement comme n’importe quel liquide visqueux soumis à la pesanteur. C'est absolument fascinant.
Ainsi donc, voici la source du fleuve que nous avons remonté à bord du dirigeable. Ce fleuve improbable doit alimenter la Mer à des milliers de kilomètres de là. D’où vient-il exactement ? Il me vient à l’esprit qu’il existe sûrement des dizaines d’autres sources de ce type, ailleurs dans ces montagnes ou dans d’autres massifs lointains.
J’aimerais tant descendre pour en savoir plus ! Mais Ange se tourne maintenant vers nous. Son visage ridé est à peine visible dans l’ombre de sa capuche en fourrure.
– Nous voici arrivés. La Porte se trouve quelque part dans ce brouillard. Marchez tout droit sans vous éloigner de la paroi rocheuse, vous ne pourrez pas la manquer. Ne tardez pas en route !
– Je suppose que tu ne me laisseras pas étudier cette… matière de plus près ? (J'indique alors la source en contrebas.)
– Ça ne t’avancerait à rien. Et si ton but est d’en récupérer un morceau, tu peux toujours rêver : cette "matière", comme tu dis, est d’un seul tenant. D’ici à la Mer, tout n’est qu’un bloc, avec ses ramifications et ses réservoirs.
– Et le cube noir qu’on vient de traverser, alors ? Il est pourtant séparé de… Ah ! Je viens enfin de comprendre ! Il est relié à cette source. En fait, il est LA source, et il s’écoule à travers la roche… un peu comme du chocolat qui fond lentement. Mais alors, où la matière est-elle pro…
– Stop ! Je n’en sais strictement rien et je m’en fous. Il faut maintenant que vous partiez, j’ai encore du chemin à faire pour remonter à la surface. Et j’ai hâte de me réchauffer à bord du Noor.
La vieille dame se penche sur Aileen pour lui déposer un baiser sur le front. Elle lui chuchote quelque chose à l’oreille. Puis elle recule d’un pas et me regarde. Une dernière question me brûle les lèvres.
– Pourquoi ne m’as-tu pas disputé la garde d’Aileen ?
– Ah ah ! Tu as raison d’être étonné. Si j’avais eu vingt ans de moins, je me serais battue pour récupérer cette petite et l’élever comme ma propre fille. Personne, et surtout pas toi, n’aurait pu s’y opposer. Je t’aurais fait jeter du haut du dirigeable si nécessaire.
– Mais... ?
– … mais ce n’est pas un secret : j’arrive à la fin de mon voyage. Je n’aurai jamais le temps de voir Aileen grandir et devenir une jeune femme épanouie. C’est à toi qu’incombera cette responsabilité. Avec ma bénédiction.
– Merci, votre Altesse. Ou devrais-je dire plutôt « mon général » ?
La vieille lève vivement son majeur tout déformé par l’arthrose. Le geste est sans ambiguïté.
– Voici ma réponse, sale môme.
Du Gargantua tout craché. Je sais que son attitude revêche n’est qu’une façade, et qu’elle l’a toujours été. Je comprends maintenant ce que Lucia aimait chez cette personne unique en son genre. Pris d’une impulsion, je m’avance vers elle.
– Nous n’allons tout de même pas nous quitter comme ça !
Et je serre dans mes bras la vieille femme surprise par mon initiative. Qu’elle est légère ! Je sens ses os sous ses vêtements pourtant épais. Ange ne me repousse pas. Elle murmure :
– T’en profiterais pas un peu, l’intello ?
Puis je recule et je me tourne hâtivement vers Aileen pour cacher mon émotion.
– Tu viens ?
Tenant la fillette par la main, nous nous avançons vers la masse vaporeuse sans nous retourner. Je hais les adieux, tout comme Ange je suppose. Il ne sert à rien de s'attarder. En quelques pas l’étrange brouillard de glace nous engloutit.
Nous marchons tout droit. Il n’y a plus un poil de vent, la neige poudreuse craque gentiment sous nos pieds ; l’ambiance est feutrée, un peu comme dans le tunnel rose qui relie l’entrepôt à la caverne de Kome.
En l’absence de repères, nous progressons comme dans un rêve pendant une durée indéterminée. Le temps s'écoule-t-il au moins ? Tout droit, toujours tout droit. Je devine la présence rassurante de la paroi à ma gauche. Puis plus rien. En quelques mètres la neige a fondu, tandis que des gouttelettes d'eau ruissellent sur nos vêtements.
Soudain, une brise tiède et parfumée vient caresser nos visages. Nos pieds foulent à présent du gravier mêlé de vase séchée et de feuilles mortes. C’est très bizarre de songer que nous venons à l’instant de passer dans un autre monde.
Enfin, nous sortons du brouillard près d’une rivière couverte de nénuphars. Pile entre deux gigantesques saules pleureurs dont les ramures tombantes forment un rideau végétal. Un peu plus loin, des vaches broutent paisiblement l’herbe tendre qui pousse sur les talus.
Pas de ruines à l’horizon. Pas de catastrophe nucléaire, ni de vision apocalyptique. Me voici revenu chez moi. Pour toujours.
– Bienvenue dans ton nouveau monde, Aileen.
Mais la petite n’a d’yeux que pour les vaches. Son regard brille.
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