Chapitre 2

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— Mais tiens-toi bien Denise, aucun des deux n’a cédé.

— Je n’y crois pas une seule seconde Françoise, comment serait-ce possible ? Je sais qu’ils se fréquentaient en dehors des réceptions de Mme Lagardère, je les ai croisés plusieurs fois seuls ou avec des amis. Vous ne me ferez pas croire qu’il ne s’est jamais rien passé !

— Ils appréciaient leur compagnie et ne tardèrent effectivement pas à maintenir un contact régulier en dehors des civiles conventions. Quelques-uns pensèrent que les jeux étaient faits et demandèrent leurs gains. Ils se trompaient. Vivien et Sélène dansaient l’un autour de l’autre, sortaient le soir, voyageaient même parfois ensemble, mais n’agissaient jamais. Ils partageaient certains goûts et certaines licences, aussi s’étourdissaient-ils de leur présence, solidifiant leur lien au-delà du remédiable. Les pauvres fous. Il aurait été si facile d’assouvir leur désir et de passer au suivant. Si aisé de qualifier leur élan de passade en la consommant. Ils ne le firent pas. Par orgueil, cela est certain. Vivien s’était finalement marié et se voulait fidèle, Sélène se rengorgeait de quelques vertus morales bien futiles. Par égoïsme aussi, puisqu’ils souhaitaient garder la pureté de leur affect intacte, intouchée et intouchable.

— Est-ce vraiment de l’égoïsme ? Ne pourrions-nous pas y voir là de la noblesse d’âme ?

— Que nenni, chère amie. C’est de l’égoïsme pur, puisque ce faisant ils se réservaient le droit d’en souffrir et de faire souffrir leur entourage. Que peut un corps lorsque l’esprit à conquérir est ailleurs ? Lorsqu’il se plaît à caresser d’autres possibles, qu’il s’arroge le plaisir et la douleur de l’amour frustré. Vivien gardait ainsi un pied dans la porte de son ménage, Sélène avait trouvé une commode excuse pour sa solitude. Quelle parfaite paire que ces deux-là, aussi lâche l’un que l’autre. Enfin Denise, ne voyez-vous donc pas comme ils étaient faibles ! Comme ils cherchaient des prétextes à leurs propres insuffisances ! Ils n’étaient pas heureux, ne le furent jamais. Accoler leur histoire à leur manque de prédisposition au bonheur donnait un zeste de tragédie romantique à leur existence, quelque chose d’intense à éprouver qui les sortaient de leur petit confort bourgeois.

— Comme vous êtes cruelle, Françoise, comme vous les condamnez ! Je suis comblée !

— Pourtant je n’ai pas fini, diablesse. Ils étaient perclus de faiblesses, disais-je. Vivien était faible parce qu’il a refusé de choisir. En suivant un tracé évident sans oublier l’autre, il s’est rendu prisonnier. D’un côté le tangible, la solidité poisseuse du mariage, de l’autre, le rêve, toujours triomphant puisqu’éthéré, insaisissable. Irréel. Les hommes ne savent de toute façon jamais aimer les femmes, l’inconstance les guide. Seul l’étonnement les rend loyaux, un temps, puis la fatigue. Vivien était tout cela, épuisé surtout. L’épuisement conduit forcément à la vertu. L’idée de la félicitée lui était depuis longtemps passée, ce n’était qu’un mirage dont il n’avait plus usage. L’intensité de l’être amène toujours l’amertume de vivre et seuls les plus vivants en viennent à souhaiter la fin. Comment pourrait-il en être autrement ?

Sélène était faible parce qu’elle n’a pas voulu prendre. C’est bien la pire des deux. Manque de volonté ou manque de courage ? Elle aurait pu engager la lutte en voyant l’ombre dont elle était éprise louvoyer. Mais sa persévérance se muait en passivité pathétique puisqu’à l’instar de Vivien, elle refusait de le libérer ou de briser elle-même ses chaînes. Elle restait sans bouger, immobile fantôme, portée par des vagues qu’elle n’affrontait jamais. Pourquoi ? Par abnégation, pour la vaine fierté morale qu’apporte le martyr ? Mensonges que tout cela ! L’élégance aurait voulu qu’elle s’efface, or elle ne le fit pas. Si elle évitait de provoquer des remous déplaisants, elle ne s’estompait pas pour autant, se maintenait en périphérie, en éternelle veilleuse. Une idole de glace érigée à la mémoire d’affection passée, voilà bien tout ce qu’elle était devenue. Une statue de sel à contempler lorsque l’ennui frappe, perdue pour le monde parce qu’incapable de faire le deuil de ses amours mortes.

— Elle a compris qu’une femme seule n’est jamais suffisante pour un homme et ne s’est pas insurgée contre la nature ? Elle s’est simplement résignée ? L’indécente, elle nous trahit toute. En ne luttant pas pour ou contre Vivien, c’est l’ensemble de son genre qu’elle poignarde. Si lui trompe ses mâles instincts, elle nous assassine par sa complaisance. Je comprends que vous n’ayez pas d’amitié pour Sélène. Mais alors, Françoise, que s’est-il passé ensuite ? Comment se sont arrangés ces deux maudits céladon ?

— Comme à leur habitude. Un équilibre précaire sur un fil qui ne s’est curieusement pas rompu. Ils vivaient chacun de leur côté, en se ménageant toutefois un espace secret au creux de la poitrine pour accueillir l’autre. Vivien s’était trouvé un bon poste de journaliste et continuait sa littérature en dilettante. Sélène avait reçu une petite rente de sa famille, suffisante pour nourrir son existence de bohème. Puis Vivien eut un enfant. Sélène, prenant toute la concrète mesure de son mariage en plein visage, décida de fuir. Elle aurait suivi un galant dans le Sud de la France et bien que sa liaison n’ait pas duré bien longtemps, elle y habite encore aujourd’hui. L’affaire aurait dû sonner le glas de cette triste intrigue, et pourtant je sais de source sûre qu’ils s’écrivent toujours.

— Je ne comprends pas, qu’est-ce qui les rattache encore ?

— Tout. Puisqu’ils se sont aimés de la pire des façons, sans corps mais du bout de l’âme, ils se sont rendus immuables et incorruptibles dans leur esprit. Quelle erreur que de contrarier les désirs ! S’étant interdit de soulager leurs chairs, ils ont appris à s’adorer autrement, par mots, par regards, par songes. Personne ne peut concurrencer les songes, ils se sont condamnés eux-mêmes à être insatisfaits du reste du monde. Sélène peut bien fuir, chaque fois qu’elle rencontrera un homme c’est le visage de Vivien, sa voix, sa verve qu’elle cherchera sans jamais les retrouver. Quant à Vivien, qui pourrait se réjouir au moins de ne pas être seul, qui pourrait consoler ses affres en contemplant fièrement sa progéniture, ne sera-t-il pas toujours déçu, au fond, de voir absente la ressemblance entre ses enfants et celle qui dans une autre réalité aurait pu les porter ?

— Des inconscients, vraiment ! Ils furent leurs propres bourreaux et à présent nous pouvons bien faire office de juges, évaluer la justesse de leur peine. Pour qui se prenaient-ils donc, que savaient-ils de l’amour, ces pleutres ? Ils ont voulu inventer une poésie là où il n’y en a au fond jamais. Je le sais bien, moi, je tombe amoureuse tous les jours, je m’y connais. La beauté des sentiments ne tient que dans leur éphémérité, sinon c’est la mort, le funeste. Comme ils sont ridicules ! Comme je ris ! Vous m’avez bien diverti Françoise. Ils sont décidément si amusants, ces autres, si en dessous. Ils n’auront rien vécu, rien appris.

— Rien, assurément. Ils n’entendent rien à la grâce ou à l’âme, c’est certain.

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