Le Casino des Limbes

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Blanche. Noire. Blanche. Noire. Je ne voyais que cela défiler devant mes yeux. La lumière était vive, aveuglante. L’obscurité était pénombre où quelques silhouettes se mouvaient frénétiquement sans que je puisse en distinguer ne serait-ce qu’une.

Un cahot. Cela provoqua une terrible douleur quelque part dans mon dos. Je voulus changer de position mais étrangement, je n’arrivais pas à bouger ne serait-ce que le petit doigt. J’entendis quelques voix mais je ne comprenais rien à ce qu’elles disaient. Me parlaient-elles ? Parlaient-elles entre elles ? Je n’en avais aucune idée. Et je n’arrivais pas à remuer les lèvres ni même émettre le moindre son.

Un autre cahot se fit, provoquant une nouvelle douleur. Tout ne fut plus qu’une lumière vive. Une tête se pencha sur moi mais je ne parvins pas à voir un visage. La personne portait-elle un masque ? Était-ce seulement une personne ? Une lumière encore plus vive m’aveugla un œil après l’autre pendant quelques secondes et une nouvelle voix parla, tout aussi indistincte que les autres. Tout ne fut plus qu’ombre tant que cette personne était au-dessus de moi.

Était-elle restée une minute ou était-elle restée une heure, je ne pouvais le dire. Je ne pus que constater son départ quand une nouvelle lumière m’aveugla.

Un bruit régulier et incessant me parvint sans que je puisse le définir réellement. Était-ce un réveil ? Était-ce une sonnerie de téléphone ? Je n’arrivais pas à bien l’entendre. Je le trouvais juste … agaçant.

Quelque chose de froid passa sur mon bras, puis à l’intérieur. Si je pouvais bouger, j’aurais sûrement frissonné. Il y eut encore quelques voix mais elles étaient plus lointaines encore que toutes celles que j’avais entendues jusqu’alors, et leurs propos, incompréhensibles. Pourtant j’aurais aimé en entendre une clairement. Je voulais parler à quelqu’un, lui demander où j’étais, pourquoi j’y étais et aussi comment j’y étais arrivé.

La douleur que je ressentais jusqu’à présent commença peu à peu à disparaître et je me sentis comme flotter au milieu d’un océan de coton. Cela faisait du bien.

Une heure passa. À moins que c’eut été une minute ? Ou bien une journée ? Je n’avais absolument aucun repère. Tout ce que je pouvais dire, c’était que la lumière avait perdu de son intensité et que tout devenait noir autour de moi. Était-ce la nuit qui était tombée ? Ou moi qui avais fermé les yeux ? Ou peut-être les deux ? J’essayais de les ouvrir pour voir. Je ne sais pas si j’y parvins car tout n’était plus que ténèbres et pénombres autour de moi sans que rien ne change.

Le bruit incessant était toujours là.

Bip bip. Bip bip bip. Bip bip.

Toutefois il s’éloignait. Quoi que ce fut, ce n’était plus là. Dieu merci.

Mais progressivement, il n’y avait plus rien à mes yeux, si ce n’était le noir absolu.

De l’obscurité vint un son indistinct mais de plus en plus fort. À mesure que le son augmentait, je perçus qu’il s’agissait de musique. Une musique de cabaret. Soudain, une porte s’ouvrit devant moi, révélant un casino. J’y pénétrais, à la fois curieux et intrigué. Il y avait une atmosphère agréablement tamisée de rouge. Tout était dans des nuances de rouge et de noir. Il y avait des tables de jeu un peu partout. On pouvait jouer à la roulette, au black jack, au bingo, à la banque et au poker.

Ne sachant pas trop comment j’étais arrivé là, je commençai d’abord par prendre le chemin du bar.

— Bonsoir, fit le serveur en me faisant un sourire. Qu’est-ce que je vous sers ?

— Un Martini.

L’homme hocha la tête et vint m’apporter mon verre.

— Alors, vous aimez jouer ?

— Pas spécialement, répondis-je. Je me demande d’ailleurs comment je suis arrivé ici…

— Tout le monde vient ici un jour ou l’autre.

J’observais un instant le serveur frotter son verre.

— Comment cela ? fis-je.

— Votre sablier s’est écoulé, non ?

— Mon sablier ? demandai-je, les sourcils froncés.

— Autour de votre cou, me répondit-il en me pointant du doigt.

Je baissai la tête et vis effectivement un sablier attaché à une chaîne en argent. Je fus encore plus intrigué par sa présence. Je n’avais jamais acheté un médaillon du genre, encore moins reçu. Et pourtant, j’étais là avec un médaillon en forme de sablier autour du cou.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je.

Le serveur soupira.

— Regardez autour de vous, me dit-il alors. Qu’est-ce que vous voyez ?

J’obéis. Je voyais tout un tas de personnes. Certaines portaient des chemises classiques sur un pantalon à pince. D’autres avaient un simple t-shirt sur des jeans délavés, d’autres encore portaient un costard cravate et un chapeau melon. Quelques-unes fumaient des cigarettes quand d’autres avaient en bouche d’énormes cigares. Du moins tout cela, c’étaient les tenues des hommes.

Il y avait les femmes aussi. Certaines portaient des pantalons, d’autres des robes très courtes et moulantes aux couleurs flashy, d’autres encore des robes longues avec une traîne aux couleurs plus communes. Certaines avaient les cheveux détachés, d’autres les avaient relevés. Certaines portaient des couvre-chefs, d’autres rien, d’autres encore portaient des couronnes ou des plumes. Certaines avaient un manteau, d’autres des foulards, d’autres des écharpes de plumes, …

— Qu’est-ce que vous déduisez ? demanda le serveur qui était retourné frotter son verre.

— Je … je ne sais pas.

— Avez-vous regardé ?

— Oui ! Oui, je vois des hommes et des femmes qui jouent. Et certains sont déguisés.

— Ce ne sont pas des déguisements mais des habits de leur temps.

Je reportai mon regard sur le serveur et fronçai les sourcils.

— Des habits de leur temps ?

— Regardez autour de leur cou.

Une fois encore, j’obéis. Je vis autour du cou de chacun le même sablier. Tout le monde en avait un, hommes, femmes, …

— Que signifie ce sablier ?

— Que votre temps est écoulé ?

— C’est-à-dire ?

L’homme s’arrêta un instant et me fixa. Voyant probablement que je ne comprenais pas ce qu’il sous-entendait, il soupira et posa son verre.

— Votre dernière heure est arrivée, monsieur, répondit-il alors.

— Je vous demande pardon ?

— Vous êtes mort.

J’écarquillai les yeux de surprise à l’annonce. C’était une plaisanterie. Cela ne pouvait être qu’une plaisanterie. Pourtant, en regardant le serveur dans les yeux, je ne pus que voir qu’il était sérieux et sincère. Je voulus rire mais une boule s’était formée dans ma gorge.

— C’est impossible ! Je suis bien vivant ! Vous êtes vivant ! Tous ces gens, ils sont vivants aussi !

L’homme rit doucement.

— Vous, les mortels, avez toujours la même réaction quand on vous apprend votre mort. "Non, ce n’est pas possible…", "Non, vous mentez…", "Mais … J’ai tant de choses à accomplir encore…", "Mais … et mes enfants …" Vous ne savez pas vous arrêter et accepter votre sort. Seuls les enfants y arrivent, certains plus difficilement que d’autres mais aucun ne reste plus longtemps que quelques jours ici. Ils sont bien plus sages que vous autres adultes…

— Et ces gens ?

— Toutes les personnes que vous voyez ici sont celles qui n’ont pas encore accepté leur sort et espèrent tromper leur destin.

— C’est possible ? fis-je avec espoir.

— En théorie, oui, me répondit l’homme qui avait encore une fois repris son verre.

— Que faut-il faire ? demandai-je, persuadé que ce ne serait pas compliqué.

Ou du moins, je l’espérais.

— Vous voyez la Femme voilée là-bas ? Me demanda alors l’homme en me pointant un coin de la salle. Entre les deux portes.

Je regardai dans la direction indiquée et je vis une femme svelte. Elle était toute vêtue de noir. Une robe longue et serrée par-dessus laquelle elle portait un immense voile en dentelle. Et sur sa tête, un autre voile encore était accroché à ses cheveux et tombait devant son visage, le dissimulant à la vue de tous.

Elle était seule à sa table à boire une coupe de champagne.

— Qui est-elle ? demandai-je.

J’avais posé la question et pourtant, quelque chose en moi redoutait la réponse. Et quelque chose en moi même savait la réponse.

— C’est la Mort, répondit le serveur.

Je déglutis. C’était ce que je redoutais.

— Et que dois-je faire ? demandai-je, un peu moins confiant. Lui parler et la supplier de me laisser vivre ?

— Non, rit l’homme. Ce serait trop facile et personne ne mourrait.

— Que dois-je faire alors ?

— Vous devez jouer avec Elle.

— Jouer ?

— Oui. Jouer au jeu qui vous plaira. Il y a le choix ici. Vous devez jouer une partie contre Elle. Si vous gagnez, Elle vous accordera un sursis et votre sablier s’écoulera à nouveau. Si vous perdez, vous serez contraint d’accepter votre sort et de rejoindre les autres morts de l’autre côté de la porte.

Je fixai la porte juste à côté de la Mort. Elle était fermée. Qu’y avait-il derrière ? Cela m’intriguait. Est-ce que cela valait le coup d’abandonner la vie ? Je posais la question.

— Pour le savoir, il vous faudra passer la porte, me répondit le serveur.

— Mais il pourrait très bien ne rien y avoir !

— Ça … Ce n’est pas mon problème.

— Et vous ?

— Quoi moi ?

— Vous êtes mort ?

— Moi ? L’homme rit et secoua la tête. Non, je ne suis pas mort. Mais c’est peut-être parce que je ne suis pas humain.

Je fronçais les sourcils. Pas humain… Je l’observais attentivement. Il était pourtant tout ce qu’il y avait de plus humain à mes yeux. Comme toutes les personnes ici. Et à vrai dire, la Mort elle-même semblait humaine…

— Si vous n’êtes pas humain, qu’êtes-vous ? demandai-je.

— L’époux de la Mort.

— Vous pourriez peut-être la …

— Convaincre de vous laisser un sursis ? (J’hochai la tête). Non, je ne ferais pas cela. Ma tâche n’est pas de vous aider à la duper. Quel piètre mari, je ferais ! Non, ma tâche est de vous mettre à l’aise en sa présence, vous servir et vous ouvrir la porte quand vous partez, quel que soit le chemin que vous empruntez. Rien d’autre. Je n’interfère en rien dans votre transaction avec la Mort.

— Pourquoi ?

— Parce que mon épouse et moi avons été faits ainsi, tout simplement.

Je finis par hocher la tête et restai un instant immobile devant mon verre de Martini.

— Et les autres ? demandai-je en montrant les autres.

— Ils jouent pour s’entraîner. Ils espèrent pouvoir retourner dans leur corps. Certains sont là depuis quelques minutes, d’autres depuis des siècles. Je crois savoir qu’il y a encore un ou deux Troyens et trois Romains dans la salle. Peut-être même encore un Carthaginois.

— Mais … leurs civilisations se sont éteintes et nous avons bâti sur leurs fondations !

— C’est vrai, admit le serveur. Mais nous sommes ici dans les limbes. Nous sommes hors du temps. Quand chacun d’entre eux se présentera devant la Mort, et s’ils ont la chance de gagner, ils retourneront dans leur corps, à leur époque, jusqu’à ce que leur sablier s’écoule une nouvelle fois et qu’ils reviennent ici. Tout le monde revient ici. Et un jour ou l’autre, tout le monde passe la porte d’Après.

— Donc je n’ai pas le choix ?

— Bien sûr que si, fit l’homme. Vous avez le choix. Vous pouvez choisir de jouer, comme de ne pas jouer. Vous pouvez choisir d’avancer et de passer la porte d’Après. Comme vous pouvez choisir d’affronter la Mort et espérer l’emporter et retourner votre sablier. Ou alors vous pouvez encore rester ici en attendant de vous décider.

— Et si je ne veux pas prendre de décision. Jamais.

— Alors vous resterez ici à jamais, me répondit-il simplement. Maintenant… faites vos jeux, termina-t-il avec un sourire alors qu’il me resservait un Martini.

Je restai un instant devant mon verre sans bouger. Je réfléchissais. Le serveur était reparti nettoyer ses verres désespérément propres en silence, attendant d’être appelé à servir ou probablement qu’un nouveau client entre dans son casino.

Je ris intérieurement. La Mort existait. La Mort avait un mari. La Mort avait son propre casino et jouait avec nos vies ! Le jeu décidait si on avait le droit de vivre ou de mourir ! Mais si cela n’était pas ironique ! Moi qui ne croyais pas à toutes ces fadaises et ces superstitions, je me retrouvais devant elles sans plus pouvoir nier leur existence. Et je me retrouvais aussi à devoir jouer un jour ou l’autre contre la Mort elle-même avec pour seule mise ma propre vie.

Vie qui se résumait à ce médaillon que j’avais autour du cou. Un sablier au temps écoulé. Je le pris entre mes doigts et le retournai. Le sable ne s’écoula pas. Il resta désespérément en haut qui était avant le bas. Les grains ne bougèrent même pas, à croire qu’ils étaient collés.

J’ignorais combien de temps je restais là, à réfléchir à ma situation et à mon destin inévitable avant de me lever avec mon verre jusqu’à une table vide. Destin inévitable ou non, je n’étais pas prêt à rencontrer la Mort. Je n’étais pas prêt à jouer. Même avec les autres pauvres âmes qui s’entraînaient à ces jeux qui n’étaient en réalité que des jeux de chance et de hasard.

Quel était réellement l’intérêt de s’entraîner ? Pour ceux qui ne connaissaient aucun jeu, peut-être oui pour les découvrir mais sinon … C’était peine perdue. Le jeu de la Mort n’était qu’un jeu de chance. On l’avait ou on ne l’avait pas.

Alors je restais à l’écart à boire et à observer. Cela me suffisait pour l’instant.

Je vis défiler devant moi des enfants qui passaient assez rapidement la porte de droite. Des bébés, des bambins, des enfants, … Ils passaient la porte d’Après. Aucun ne passait par la porte de gauche. Cela m’amena à penser que la porte de gauche était la porte menant à la vie. Mais cette porte était protégée par un voile particulier. Je le voyais bien. Il scintillait doucement dans la lumière tamisée des lieux. C’était sans doute la porte d’Avant.

Parfois un adolescent s’installait à table et jouait avec la Mort. Il gagnait ou il perdait, cela variait. Il déposait son sablier sur la table en guise de mise. S’il perdait, il le récupérait simplement et le remettait autour de son cou pour passer la porte d’Après. S’il gagnait, je voyais la Mort se saisir du sablier pour le retourner avant de le passer autour du cou de son adversaire. Ce dernier pouvait ainsi passer la porte d’Avant, le sablier plein et recommençant doucement à s’écouler.

Pour que mon sablier recommence à couler, il faudrait que la Mort le touche, qu’elle le retourne elle-même. Moi qui espérais peut-être trouver une faille dans tout cela, je me retrouvais finalement coincé face au destin. L’affrontement serait inévitable.

Pourtant je le repoussais encore. Je n’étais pas prêt.

La porte que je voulais à tout prix traverser, c'était la porte d’Avant. Je voulais retourner à ma vie. Pourtant, de ce que je me souvenais, il n’y avait pas grand-chose qui m’y attendait. Mon chien, ma tarentule, mon travail minable, les impôts et les taxes, des factures, le crédit de ma voiture, … La guerre aussi si je me souvenais bien. Le monde était aux portes d’une troisième guerre mondiale. Une guerre nucléaire…

Le jeu en valait-il vraiment la chandelle ? Je n’avais plus de famille, pas de femme, pas d’enfant. Ma tarentule n’avait pas réellement de sentiment. J’étais juste la main qui la nourrissait tout en la maintenant en cage. Je ne manquerais réellement qu’à mon chien, mon bon Camel, mon petit labrador.

Et puis, la porte d’Après était aussi tentante. Qu’y avait-il derrière ? Le serveur avait été vague. Pour le savoir, je devrais le découvrir par moi-même. Y avait-il quelque chose après la vie ? N’y avait-il rien ? S’il y avait quelque chose, qu’est-ce que c’était ? L’après-vie comme chez les Egyptiens ou un cycle de réincarnation comme chez les Bouddhistes ? Ou alors c’était le Paradis comme dans la Bible ? Ou bien les Enfers avec les Champs d’Asphodèles, les Champs du Châtiment et les Champs Élysées comme chez les Grecs ?

Qui était dans le vrai ? Qui était dans le faux ? Y en avait-il seulement un qui avait raison ? En tout cas, je n’avais jamais entendu parler des limbes de la façon dont je les voyais en ce moment. Qui aurait cru qu’il s’agissait d’un casino dont la Mort était propriétaire ? Certainement pas moi.

Et pourtant, j’y étais aujourd’hui, assis à une table, pas très loin de la Mort elle-même, à boire un Martini en me demandant quoi faire. Jouer ? Ne pas jouer ? Laisser parler le destin ? Demeurer indéfiniment ici sans faire le moindre choix ?

Et pendant que je réfléchissais à tout cela, je vis passer devant moi hommes, femmes et enfants, certains saluaient tout simplement la Mort avant de directement prendre la porte d’Après, résignés, d’autres l’affrontaient et le hasard décidait pour eux quelle porte ils devraient franchir.

Il y en avait qui gagnaient, d’autres qui perdaient. Chacun avait sa chance. Au bout d’un moment, je me mis à compter. Juste voir les points de la Mort, son taux de victoire.

Un. Deux. Trois. …

Tiens, Elle perdit deux fois.

Quatre…

Elle perdit encore deux fois.

Et ainsi de suite…

Le temps continua à s’écouler tout en restant pour les demeurants des limbes parfaitement immuable. C’était juste une appréciation personnelle car je ne pouvais m’empêcher de me raccrocher à cette constante qui malheureusement ici n’existait pas.

Quoi qu’il en était, j’arrivais à un moment à plus de milles victoires pour Mort, contre environ milles défaites. Finalement, on avait tous autant de chance de gagner que de perdre. Elle ne devait donc pas tricher et laisser réellement le hasard décider.

Cela me rassura dans un sens. La Mort n’était pas roublarde. Nous avions le choix et la chance. Elle n’intervenait en rien si ce n’est pour retourner notre sablier et un peu de son … temps. Mais avait-elle seulement un temps ?

Oulah … Je réfléchissais bien trop. Trop philosophique pour moi, tout cela. Il faudrait que j’arrête. Il faudrait que je me détende aussi… Pourquoi pas jouer ? Cela me ferait peut-être du bien. Cela me changerait sans aucun doute les idées.

Mais pour jouer, je devais me choisir un adversaire. Devais-je affronter la Mort dans cet ultime duel ? Ou bien devais-je choisir plutôt d’autres adversaires sans m’inquiéter des conséquences ? Avec les demeurants des limbes, il n’y avait, semble-t-il, aucun enjeu sur la table, aucune mise, rien. Juste le jeu.

Ne serait-ce pas mieux ? Demeurer ici ? Ne faire que jouer pour l’éternité ? Ce n’était pas interdit. Nous pouvions rester.

J’hésitai encore et portai une énième fois mon regard sur la Mort. Elle attendait simplement que son prochain adversaire daigne se présenter, qui qu’il ou qu’elle soit. Elle ne jouait pas souvent. Et son mari qui ne bougeait que rarement du bar et uniquement pour aller servir les joueurs en boissons et quelques en-cas, jamais il ne s’approchait d’elle ou alors, je ne le voyais pas. Et pourtant, depuis le temps que j’étais ici, pas un seul moment je n’avais fermé l’œil. J’étais éternellement réveillé, comme tout le monde. Pas de sommeil, pas de fatigue, pas de faim, pas de soif, pas de besoins… rien. Je buvais juste pour m’occuper et avoir un goût en bouche.

Je finis par prendre ma décision. La Mort devait se sentir bien seule à cette table. Même si ce serait que pour une seule partie, au moins je lui tiendrais compagnie, quelle que soit l’issue pour moi. Si je gagnais, je franchirais la porte d’Avant et un jour ou l’autre, je reviendrais ici. Si je perdais, eh bien … D’après le serveur, c’était notre destin à tous de franchir la porte d’Après. Maintenant ou plus tard …

Je me levai avec mon verre et m’avançai vers la table de la Mort. Cette dernière leva la tête et me regarda. Ou du moins je le pensais. Je ne pouvais réellement en juger sans voir Son visage.

— Puis-je me joindre à vous ? demandai-je poliment.

Elle hocha la tête et me présenta le siège en face d’Elle d’un geste de la main. Elle poussa un paquet de cartes sur la table. Je les observais. Chacune me présentait un jeu. Elle me laissait choisir le jeu. Je lui souris et choisis.

Le hasard et rien que le hasard déciderait. Nous allions nous affronter avec des dés dans une partie de Yatzee. Et des dés apparurent sur la table ainsi qu’une fiche et un crayon à côté de chacun d’entre nous.

— Les dames d’abord, fis-je en parfait gentleman en lui tendant les dés.

Je ne sus dire si Elle me sourit. Son voile dissimulait bien son visage. Je ne pouvais que vaguement en voir les formes. La lumière des lieux, tamisée, ne permettait pas de pouvoir en voir plus. Il ne me restait donc plus qu’à deviner et imaginer en fonction de ce que je voyais. J’imaginais une femme sans âge, immortelle, à la beauté sans pareille.

Je ne saurais jamais vraiment.

Je L’observais prendre les dés et les lancer. La partie avait commencé. Elle ne disait rien. Alors moi non plus. Que pourrais-je dire à la Mort ? Elle devait en avoir vu des milliers, des hommes comme moi. Et même des différents. Je ne La surprendrais certainement pas. Pas plus que La choquer d’ailleurs...

Alors je ne fis que jouer et marquer mes points sur ma petite feuille de papier. Tout comme Elle de son côté. Les lancers de dés se succédèrent. Je fis de beaux points, j’en fis de mauvais aussi. Il en était de même pour la Mort. Les dés n’étaient pas pipés. Cela rendait la partie encore plus agréable et me confortait dans mes observations. Nous avions tous notre chance. Vraiment…

Au dernier lancer, je notais mes points et fis le total. J’avais 287 points. La Mort, 272. Elle rangea lentement le jeu et attrapa mon sablier. Je vis une douce lumière éclairer ses mains gantées et mon médaillon se mit à scintiller. Elle le retourna et le sable recommença à s’écouler lentement. Je la vis ensuite se lever et me remettre le médaillon autour du cou avant de faire un geste vers la porte d’Avant.

J’observais un instant la porte en question avant de me lever. Je la saluai.

— Ce fut un plaisir de jouer avec vous, Madame, fis-je respectueusement.

— Nous nous reverrons, dit-Elle simplement.

Sa voix était douce, parfaite, un peu irréelle, venue d’un autre monde sans doute. Je ne saurais vraiment dire si ce n’est que je n’avais jamais entendu une voix pareille. Tout ce que je pouvais dire avec certitude néanmoins, c'était que son ton n’était pas menaçant. C’était juste un constat.

— J’ai cru comprendre, en effet, Madame. Au plaisir.

J’inclinai une dernière fois la tête avec respect avant de passer la porte d’Avant. Je retournai chez moi. Je n’avais pas spécialement cherché à revenir au final. Je voulais juste accompagner la Mort pour un moment. Je marchais vers la porte et je vis le voile scintillant s’écarter sur mon passage. Je fis tourner la poignée et ouvris la porte.

Jusqu’alors, quand j’avais vu quelques personnes la passer, je n’avais jamais rien vu qu’obscurité. Tout comme pour la porte d’Après à bien y réfléchir. Là, alors que je me tenais dans l’embrasure, je voyais devant moi que lumière. Une lumière éclatante qui m’entourait de partout, m’enveloppait au point où j’avais l’impression de disparaître en elle.

J’étais aveuglé et ne pouvais plus rien voir. Si blanc, si lumineux, que cela devint noir devant mes yeux. Le retour de l’obscurité. Et avec elle, la douleur… C’était bon signe ça, non ? Une preuve supplémentaire que la Mort n’avait pas rusé avec moi, ni avec les autres. C’était bien la porte d’Avant et non deux portes d’Après. Cela aurait pu arriver aussi. Mais si nous allions vers l’Après, pour quelle raison souffrions-nous ?

Non, j’étais de plus en plus certain qu’il s’agissait d’Avant, le monde réel, celui des vivants, là d’où je venais.

Jusqu’alors, il n’y avait eu que le silence. Puis, progressivement, il y eut ce bruit régulier et agaçant.

Bip bip. Bip bip. Bip bip.

À mesure que je reprenais conscience, une lumière douce vint m’éclairer. J’avais ouvert les yeux.

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