Le Karnabo

3 minutes de lecture

La caresse laiteuse de la lune glissait dans le vent et plongeait le plateau de Rocroi dans un curieux clair-obscur. Même dans la forêt – et Dieu savait ce qu’elle était profonde… ! – la lumière traversait la canopée comme un soleil irradie les fonds marins. Sa lueur folâtrait avec une myriade de poussières de diamant, d’or et d’argent, et là, parmi les fourrées obscures au doux miroitement, progressait Adric.

Fusil dressé, il confrontait sa figure à la nuit, grognant et sifflant pour tromper son angoisse. Il y avait quelques semaines, cette sorcière avait disparu dans les Ardennes après avoir envoûté sa fille, et voilà que, pas plus tard que la veille, ce Karnabo dont on n’avait pas entendu parler depuis des années la lui ravissait ! Sa fille ! Sa fille adorée, dont la beauté la rendait si convoitée, le reliquat de sa mère, si douce, si pure. Garsende et ses cheveux dorés, aux doigts agiles, au parfum délicieux… ! Et pas un seul godelureau pour voler à son secours ! Ces maudits éphèbes ne savaient que chanter à sa fenêtre avant de filer la queue entre les jambes lorsque le père sortait avec son fusil. Aussi était-il seul, avec assez de rage pour trois, cinq, dix, prêt à en découdre avec le monstre infâme qu’on disait avoir aperçu dans la forêt. Qu’il ose toucher à un seul de ses cheveux ! À une seule de ses cuisses blanches ! Il allait le fusiller sauvagement, puis ramener sa fille dans sa propre caverne.

À l’approche de l’antre du monstre, Adric se dissimula derrière un arbre, tâchant de calmer son ardeur. Pour être allé à la chasse, il y était allé ! Et toutes ces bêtes abattues de sang froid ! Ce Karnabo n’avait rien de différent des sangliers du coin. Une bête, c’était une bête.

Le brasillement des flammes contre les parois de la caverne d’ardoise lui prouva qu’il était arrivé au bon endroit. Qui serait assez fou pour sortir en pleine nuit et allumer un tel feu dans les bois ? Sûrement pas un homme. Cela ne pouvait être que l’œuvre de ce monstre de Karnabo. Il s’approcha lentement, tendit l’oreille, et sentit son poil s’hérisser à l’écoute d’un curieux gémissement. Ce n’était pas une plainte, ni encore moins un sanglot, mais plutôt quelque chose comme un soupir intime qu’on entend au creux de l’oreiller. Adric se dressa d’un bond. C’était sa fille ! Sa Garsende, toute innocente qu’elle était ? Avec le Karnabo ? Le sang bouillant dans les veines, il s’élança vers l’entrée, pénétra la grotte d’ardoise, fut soudain ébloui par le feu puis poussa un grognement. Pas avec le Karnabo, non, avec la sorcière ! Ici ! Avachie sur sa fille ! Les deux jouvencelles se mêlaient en un tas de chair rosie par le feu et – sûrement bien plus – par l’émoi.

— Catin ! Ne répands plus ton venin sur ma fille !

Surprises par l’écho du hurlement dans la caverne, les deux adolescentes sursautèrent et tournèrent leur visage horrifié vers Adric. Garsende, particulièrement, se décomposa en entier. D’un élan vainement pudique, elle dissimula ses atouts à son père, écumant. Ses cheveux dorés retombaient sur ses épaules lisses et parcourues de frissons. Le Karnabo ? Balivernes ! Les Ardennes n’étaient sous l’emprise que de cette sorcière, miraculeusement disparue avant son supplice. Elle se dressait d’ailleurs devant sa fille – sa si belle fille au regard encore langoureux ! – à moitié rhabillée d’une cape sombre dont l’attache de ruban retombait devant ses seins, comme une trompe desséchée.

Adric se mit en joue et tira. Aussi simple qu’avec le gibier. La balle fusa dans un rugissement de ferraille et perfora la chair. Quelle chair… Tendre, perlée de sueur où se diffusait lentement quelques gouttes pourprées. Mais cette chair… C’était celle de sa fille ! Elle s’était jetée devant la sorcière, sans doute plus envoûtée encore qu’elle ne l’eût été. Horrifié, Adric s’écroula contre une des parois d’ardoise tandis que les cris de l’autre déchiraient la grotte. Ses doigts retrouvèrent seuls le chemin de la gâchette au moment où, transformée par la colère, la marginale lui sauta à la gorge. Elle poussait d’affreux sifflements stridents, resserrant son étau autour de son cou. Qu’avaient-elles caressé, ces mains de sorcière ! Le parfum enivrant de Gersande les embaumait complètement. Pourtant, lui seul en avait la propriété ! Un second rugissement de ferraille déferla dans la caverne. La poitrine recouverte d’un voile visqueux, l’envoyée du diable fit quelques pas en arrière pour tomber sur le corps de Gersande.

— Ma fille… gémit l’homme en faisant glisser son regard sur ses courbes avachies. Elle t’a eue…

Un dernier rugissement retentit dans la grotte. À Rocroi, on raconta que le chasseur avait été dévoré par le Karnabo et, depuis qu’on y avait entendu le lendemain quelques gémissements lancinants, plus personne n’osa s’approcher de sa caverne.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire M. S. Laurans (Milily) ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0