Chapitre 2 : Carla

6 minutes de lecture

La même lune resplendissait dans le ciel tapissé d’étoiles, elle éclairait l’unique bâtisse qui habitait le grand pré et qui longeait la grande forêt source de rêves et de cauchemar, de fantasmes et de crimes bien réels. La maison avait davantage l’allure d’une petite cabane en bois plus qu’un véritable bâtiment. Un coup de vent et tout s’effondrerait. Et pourtant, elle regorgeait de petits êtres humains qui aimaient se lover dans la chaleur étouffante qu’offrait sa petitesse.

Un cri transperça la nuit. Une jeune femme. Et non le loup garou qui avait dévoré bien des victimes.

Au sein de la maisonnée, une femme dégoulinante de transpiration était entourée de sa famille très proche. Dix de ses marmots récitaient des prières au Dieu auquel leur père croyait. Le onzième ne tarderait plus à arriver. Elle le sentait, elle avait l’habitude après tout. Elle était la seule du village à avoir autant d’enfants, aucun d’entre eux n’avait rendu l’âme.

Cette fois-ci, il y avait quelque chose de différent. Elle savait qu’elle n’accueillerait plus jamais la vie en elle. Elle aimait ce bébé mais elle détestait le sentiment qu’il laissait en elle. C’était la nostalgie. Comme si sa vie se trouvait derrière elle et que plus jamais elle n’aurait quelque chose de passionnant, de virevoltant, de neuf à vivre et à raconter à ses amies. Comme s’il ne lui restait plus qu’à être enterré. Où était passé sa jeunesse ? C’était il y a si peu de temps. Toutes les premières fois de son bébé représenteraient ses dernières fois à elle.

Une nouvelle contraction lui arracha les entrailles. Elles étaient de plus en plus fortes, de plus en plus rapprochées, de plus en plus utiles à donner la vie.

Une floraison de pensées sans queues ni tête lui traversa la tête. C’était son jardin secret auquel personne n’avait accès, pas même son époux, élu de son cœur depuis l’enfance. Car au fond, elle n’existait pas à leurs yeux. Elle n’imaginait pas sa vie ainsi autrefois. Elle était bien loin de laver le linge quotidiennement. Elle partait à l’aventure et défendait la veuve et l’orphelin tel un chevalier d’antan.

Lorsqu’elle sentit la prochaine arriver, elle plaça son dos bien droit tout en écartant les jambes. Elle serrait les dents si forts qu’elle craignait de les casser durant un moment. Elle oubliait à chaque fois combien c’était si douloureux.

-Maman ! Tété ! demanda Marguerite la petite dernière.

Elle ne voit pas que je suis un peu occupée là ! pensa Carla en se mordant très fort la langue afin de ne pas gronder sa petite chérie.

-Tété ! Tété ! Tété !!!!

-Sortez tous dehors ! Dehors ! hurla la jeune femme comme si un démon avait pris possession de son corps. Dehors ! Le bébé pousse !

La sage-femme du village s’était absentée pendant plusieurs jours. Elle allait donc se débrouiller avec les moyens du bord. Elle n’avait pas le choix. Tout se passerait bien, comme pour ses dix premiers.

Elle se mit debout, se maintenant à la table, poussa de toutes ses forces en hurlant de douleur. L’émotion était à son comble lorsqu’elle attrapa son enfant et qu’il poussa son premier cri. Elle s’étala ensuite de tout son long tandis que la vie quittait peu à peu ses entrailles. Dès qu’elle vit le visage de sa nouvelle fille, elle fondit en larmes tant elle était émerveillée, tant elle était heureuse. Elle était si belle, si fragile. Le plus petit des bébés qu’elle avait mis au monde. Son petit ange. Le temps s’était comme arrêté. Elle ne voulait pas que ça s’arrête. Elle se sentait comme dans la boule à neige que son père lui avait achetée lorsqu’elle n’était qu’une enfant. Rien ne pouvait l’atteindre.

Pourtant, la magie cessa les jours suivants. On n’est jamais vraiment prêt à ne pas dormir pendant plusieurs nuits, même si c’était la onzième fois que cela arrivait. Elle était au comble de la fatigue, défaitiste quant aux tâches ménagères. Elle n’écoutait qu’à peine ses dix aînés tant la petite dernière l’obnubilait. Puis elle culpabilisait car elle n’avait pas l’impression de profiter de cette dernière fois. Elle savait combien les bébés devenaient rapidement des enfants. Elle n’avait pas encore vu les autres quitter la maison pour se marier et faire de nouveaux adorables petits bébés. Mais elle savait qu’un jour, elle ne pourrait faire autrement car ainsi va la vie. C’était terrible de voir le temps passer, de voir ses beaux cheveux se perdre dans les méandres des champs de blé, de perdre leur couleur et leur éclat pour devenir aussi gris que tristes.

Carla avait tout pour être heureuse. Des enfants fatigants mais adorables et en excellente santé, un mari qui après des années de vie commune, continuait à l’étreindre le soir lorsque la petite dernière était enfouie entre ses seins et cherchait autant à téter qu’à s’endormir. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Et pourtant bien qu’elle ne cessât jamais de travailler pour le bien de sa famille, elle s’ennuyait de sa vie. Ça la torturait de penser qu’elle allait crever un jour et que sa vie serait la même que celle qu’elle avait actuellement. Elle sentait en elle l’instinct maternel mais elle en voulait à la nature de l’avoir faite femme. Tout aurait été si différent si elle avait été de l’autre côté.

C’est en songeant à tout le sens qu’elle avait laissé prendre à sa vie, qu’elle rencontra pour la première fois Karmilla. Un heureux hasard, comme un souffle, une ode à la liberté. Légère.

Carla se rendait rarement en ville. Elle détestait tout ce qui avait le goût de l’Homme. Ca puait autant que dans une porcherie. Plus encore que les odeurs, il y avait le danger, la mort que provoquent tout ces inconstants. Elle en avait vu sur son chemin finir en vulgaire morceau de viande par inadvertance. Ca aurait pu être elle mais elle avait toujours eu beaucoup de chance avec la vie, comme si elle l’appréciait au point où elle la protégeait. Ce jour-là, sa protection avait quelque peu échoué.

Avec toutes ses provisions, elle claudiquait vers son habitat. Le vent la forçait à avancer plus rapidement. Elle s’emmitoufla dans sa grande cape en laine qu’elle s’était faite elle-même et songea à tout ce qui lui restait à faire avant de partir de nouveau se coucher pour la nuit.

-Madame ! Vous avez perdu ça ! s’écria une jeune femme aux cheveux aussi noirs que la nuit, hirsutes et sales.

Carla se retourna en émettant un long soupir de lassitude. Elle n’était plus femme mais âne.

-Laissez-moi faire un bout de chemin avec vous, je vous aiderai.

Carla se méfia, elle ne voulait pas se faire voler quoique ce soit qui l’aurait obligé à entreprendre un nouveau voyage. Mais elle se doutait bien qu’une voleuse ne lui aurait pas couru après pour lui rendre son dû, aussi petit soit-il.

-D’accord, décida-t-elle de lui faire confiance en reprenant sa route ;

-Moi, c’est Karmilla, se présenta-t-elle. Et toi ?

Elle avait la discussion facile cette jeune fille pensa Carla qui n’était pas très enchantée à l’idée de parler. Elle n’avait pas d’amies dans le coin et ça n’était pas vraiment pour lui déplaire. Carla appréciait le silence et la solitude, elle ne les trouvait que très rarement d’ailleurs.

-Carla, dit-elle en serrant les dents et en avançant de plus belle.

-Tu en as des provisions dis-donc, remarqua-t-elle.

-C’est que j’ai une grande famille.

-Oh ! J’adore les enfants !

Un silence se creusa.

-Dis-moi, Carla. Tu n’as jamais eu de rêve dans ta vie ?

Elle songea. Elle n’avait plus le temps pour cela. En vérité, elle était si épuisée qu’il n’y avait plus la place pour elle. Il n’y avait que l’autre qui comptait. Son prochain. Si ce n’était ses enfants, c’était son mari. Si ce n’était son mari, c’était un de ses voisins.

-Il y a bien longtemps. Aujourd’hui, ce n’est plus ma priorité.

La jeune fille fit une pause. Il semblait qu’elle était en train de renouer sa bottine convenablement.

-Moi, j’ai un rêve, dit-elle.

Carla s’impatienta. Elle chercha une excuse :

-Désolé mais je ne peux t’attendre très longtemps. Je suis pressée, la petite va réclamer et …

Quelques secondes après avoir détournée les yeux, elle se rendit compte que Karmilla lui caressait la gorge avec une lame. Elle abandonna ses paquets en plein milieu du chemin caillouteux.

-Viens avec moi et tu rêveras de nouveau.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Luinilia ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0