Chapitre 3 : Des mots et des câlins

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J’entends vibrer mon téléphone. Je sors le bras du lit, l’air est glacial, il faut rallumer le feu. Le jour n’est pas encore levé, la lumière du portable m’aveugle un moment.

« Je te rejoins, je pars maintenant. Greg » dit le SMS.

Évidemment, au moment où j’ai le moins envie de te voir…

« Surtout pas, je ne t’ouvrirai pas de toute manière, j’appellerai la police dès que je verrai ta voiture. »

J’efface tout.

Je bouillonne, mais il est hors de question qu’il vienne, je vais devoir la jouer fine.

J’appuie sur son message puis sur l’icône de téléphone.

— Gaby ? T’as eu mon message ? J’allais partir.

— Oui, Greg, je l’ai reçu. Écoute… Ne viens pas s’il te plait, j’ai vraiment besoin de solitude et de temps pour moi. Je n’ai pas le moral, et ça ne m’aidera pas de te voir.

— Mais nous devons parler.

— Tu as raison, bien sûr que nous devons parler. Mais il me faut du temps… Tu me connais, n’est-ce pas ? Il faut que je digère tout ça, je suis dans l’émotion là, je n’arrive pas à rationnaliser…

— Gaby, je suis tellement désolé. Je t’aime de tout mon cœur, tu es la meilleure chose qui me sois arrivée, je ne peux pas vivre sans toi.

Le flot de clichés… Un peu d’imagination, mec ?

— Je sais… Mais vraiment, je préfère rester seule pour le moment.

— Je m’en veux terriblement, je n’arrête pas de penser à ce que j’ai fait, si tu savais comme je le regrette. Laisse-moi une seconde chance.

Une quatrième, tu veux dire.

— Je sais que tu es désolé… Mais le pardon est un long processus, ne gâche pas tout en voulant précipiter les choses. Je te promets que nous en parlerons, mais je te demande de me laisser le temps. S’il te plait.

— Combien ? De combien de temps as-tu besoin ?

— Quelques jours… Quelques semaines. Je ne sais pas, je ne contrôle pas mes émotions, je ferai au mieux, d’accord ?

— Quelques semaines ? Bon, prends le temps qu’il faut. Mais par pitié, reviens-moi.

Grand seigneur. Tu m’offres le temps de pardonner ta trahison ! Quelle générosité, mon salaud, me laisser le temps de digérer et oublier que tu as fourré ta minable petite queue dans le premier vagin venu.

— Bien sûr, bien sûr. Je… Je vais te laisser…

— Tu me rappelleras, hein ? Gaby, je t’aime.

— Oui. Merci.

J’ai envie de cracher en raccrochant. Combien de mensonges encore pour avoir la paix, combien de litres d’hypocrisies pour l’éloigner ?

John a dormi sur le canapé, enfin, il est sur le canapé quand je descends. Quant à savoir s’il a dormi… J’allume le poêle.

— Gaby !

J’en sursaute presque.

— John ?

— Gaby !

Il sourit, fier comme un coq.

— Manger !

Je sors le pain de mie et lui prépare des tartines de confiture. Alors que je remplis la théière, il s’est déjà jeté sur les tartines et en a englouti la moitié. Est-ce que ça vaut bien le coup de lui fournir de la vraie nourriture. Peut-être pourrait-il se contenter de bouts de bois, de foin ou de bougies ?

Une question pour plus tard, en attendant, je lui montre comment tartiner de la confiture, et il s’en sort très bien. Il a vidé la moitié du paquet de pain de mie, et me tend chaque tartine. J’en mange quelques unes avec mon thé, je le remercie et il sourit. De toute évidence, il aime partager.

— John, il faut apprendre à parler, maintenant. Il faut me dire d’où tu viens, et qui tu es, ou ce que tu es… D’accord ?

— D’accord ?

— Parler.

Je fais le geste, celui qui ressemble le plus à parler pour moi, une vague qui se déverserait de ma gorge.

— Parler. Toi, tu es John, moi je suis Gaby. Je suis un être humain. Être humain. Je ressemble à toi, mais moi j’ai du sang, regarde.

À contrecœur, je rouvre l’entaille de mon index, et le sang s’écoule timidement, comme s’il m’accordait une faveur.

— Regarde, sang. C’est du sang. Humain. Toi, pas de sang, pas humain.

— Sang.

— Montre ton pouce, regarde : pas de sang.

Plus de coupure non plus. Zut. J’empoigne le couteau à beurre, mais sérieusement, qui a osé nommer ce truc « couteau ». Je ne vais tout de même pas lui scier le doigt ! Le couteau de cuisine est bien moins barbare, et bien plus efficace.

— Pas sang. Pas humain, dit-il en regardant son pouce de nouveau tailladé, dépité.

— Pas DE sang.

— Pas de sang.

— Bien. Humain, tu comprends ? Tu ressembles à un humain, tu as des bras, des jambes, une tête — je montre chaque partie. Tu ressembles à un humain, mais tu n’en es pas un. Alors, qu’est-ce que tu es ? Une machine ?

Je pointe du doigt le grille-pain, le réfrigérateur, la tablette. Comment pourrait-il se reconnaitre dans un de ces objets ?

— Une machine ? demande-t-il.

— Je ne sais pas.

Sur la tablette, je fais défiler les photographies d’androïdes, les vidéos. Au début il dit « Humain », mais ensuite, dès qu’il les voit bouger, il secoue la tête. « Pas humain. »

— Non, pas humain. Toi, tu es comme elles ? Toi, elles, pareil ?

— Non.

Bon, on avance. Enfin, je crois.

Je passe la matinée à lui apprendre des mots, le mobilier, les ustensiles, du vocabulaire de base, des pronoms, des mots de liaison, quelques verbes et adjectifs. J’ai retrouvé de vieux livres dans le grenier, des livres pour enfants qui me sont d’une grande aide dans mon travail d’éducation.

Il s’intéresse beaucoup aux animaux, alors je lui lis l’histoire de Bambi.

— Où maman Bambi ?

— Elle est morte.

— Revenir ?

— Non, elle ne reviendra pas. Elle est morte, quand on meurt, on ne revient pas c’est fini.

— Quoi après mort ?

— Après LA mort. Rien.

— Quoi rien ?

— Rien, c’est le contraire de tout. Le contraire, tu comprends ?

J’ouvre et je ferme plusieurs fois le livre.

— Ouvert, c’est le contraire de fermé. Et fermé, c’est le contraire d’ouvert. En mathématiques, on dirait que c’est une relation symétrique : si A est le contraire de B, alors B est le contraire de A. Bref, tu t’en fous. Donc, ouvert, c’est le contraire de fermé. Eh bien la mort, c’est le contraire de la vie. Et rien, c’est le contraire de tout. Tout, c’est ce qu’il y a autour de toi, et plus loin encore, à l’infini dans toutes les directions. Et rien, c’est le contraire. C’est un peu compliqué comme notion. Tu comprendras peut-être plus tard.

— Compris.

— Je ne pense pas, non.

— Compris.

Il se met à empiler plein d’objets, une télécommande, un bol, la fameuse bougie grignotée, un coussin…

— Tout — il balaye la table de sa main — rien.

C’est le chaos dans le salon, le bol s’est cassé, la télécommande a craché ses piles, le coussin a renversé le seau de cendres, mais je suis extatique. Je crois que j’aurais fait une super prof. Avec ce genre d’élève, bien entendu.

— Maman Bambi, morte. Mort est contraire de vie.

— LA maman DE Bambi EST morte. LA mort est LE contraire de LA vie.

— Pourquoi morte ? La maman de Bambi.

— Des chasseurs l’ont tuée. Tuer, c’est provoquer la mort. Faire mourir.

— Pourquoi ?

— Je l’ignore. Des gens tuent des animaux, tous les jours, partout. Sans raison.

— Gaby morte ?

— Un jour. Tout le monde meurt, c’est même à ça qu’on définit la vie. Les cailloux ne meurent pas, les canapés non plus. Mais les humains, les animaux et les plantes meurent.

— John meurt ?

— Je ne sais pas. Est-ce que tu es vivant ?

— Oui, dit-il, incertain. Pas canapé.

— Non, pas canapé, c’est sûr. Mais machine, peut-être ?

— Pfft.

C’est un nouveau truc, j’ai dû le faire sans m’en apercevoir, souffler entre mes lèvres pincées pour émettre cette sorte de pet d’incertitude et c’est la deuxième fois qu’il me le propose comme réponse. À moins qu’il ne l’ait vu à la télé.

L’histoire de Bambi le rend triste, je crois qu’il a bien compris le concept de la mort et de la méchanceté.

Il engloutit les spaghettis du midi à toute vitesse et en s’en mettant partout. Je lui apprends à s’essuyer avec une serviette. Je l’installe devant la télévision et lui demande de bien écouter les mots et d’essayer d’apprendre.

La matinée en pyjama, ce n’est pas très sérieux… Et je commence à sentir le fauve. L’eau de la douche est brûlante, le plus grand plaisir de ma vie.

Bon, réfléchissons.

Je ne suis pas en train de rêver, ou alors, c’est vraiment un rêve haut-de-gamme, et je ne me souviens pas avoir payé pour ça. J’ai donc trouvé un homme nu, apparu au milieu d’une clairière, beau comme un dieu. Cet homme ne parle pas le français, mais il l’apprend très vite, il ne connaît pas les objets du quotidien mais s’en sert facilement une fois qu’on lui explique.

Il n’est pas méfiant et il ne sait pas s’il est vivant ou non. Il ne sait pas encore me dire ce qu’il est. Il n’a pas de sang, et ne souffre pas si on le coupe. Par contre il mange. Et il respire. Mais il n’a pas besoin d’aller aux toilettes. Il n’a pas besoin non plus de se brancher, a priori.

Quelle histoire !

Bon, du calme. Qui pourrait m’aider ?

Il faudrait déjà être certain de ce qu’il est. Un robot ? Un extraterrestre ? Je ne vois pas beaucoup d’autres possibilités…

Je dois trouver un médecin qui acceptera de l’examiner.

Je peux peut-être commander un endoscope sur internet ? Et lui mettre où ? Déjà, dans la bouche, voir où tombe la nourriture.

Je…

— Ahhh !! Mais qu’est-ce que tu fous là ?

— Gaby.

— John, tu ne dois pas rentrer dans la salle de bain comme ça.

— Quoi ça ?

— Mes seins ! Retire immédiatement ta main !

— Drôle.

— Dehors !!

Bon, il aime les seins. C'est peut-être bien un homme ordinaire après tout ?

— Mes seins, dit-il quand je le retrouve dans le salon, la main sur sa propre poitrine.

— Oui, tes seins, mes seins. Les miens sont différents parce que je suis une femme. Les tiens sont plats. John, tu ne dois pas toucher les gens sans demander leur autorisation.

— Toi touche moi.

— Oui, c’est vrai. Mais c’était pour t’aider, tu ne savais pas t’habiller et tu ne comprenais rien à ce que je te disais. Mais je n’aurais pas dû te toucher sans autorisation. Ne laisse personne te toucher si tu ne le veux pas, d’accord ?

— Moi touche toi.

— Bon, déjà, utilise les bons mots. C’est : Je veux te toucher.

— Je veux te toucher. Veux ?

— Oui, veux. Non John ! Ce n'était pas un oui à ça !

Je me corrige de justesse alors que deux mains avides se tendaient déjà vers ma poitrine.

— Tu as compris ce que « veux » signifie ?

— Pfft.

— C'est une conjugaison du verbe vouloir. Vouloir, c’est… Merde, c’est difficile à expliquer. Avoir envie ? Bon, quand tu as faim, tu VEUX manger. Quand tu as une question, tu VEUX parler. Quand tu t’ennuies, tu VEUX qu’on s’occupe de toi. C’est quand tu souhaites… Rho merde de merde, c’est impossible à expliquer !

— Je veux te toucher. Seins.

— Ah oui, je vois que tu as très bien compris. Je refuse, je ne VEUX pas que tu touches mes seins. C’est non.

— Cheveux ?

Résignée, je m’approche et incline ma tête vers lui. Il tire quelques mèches doucement. J’entends son vrombissement interne ou plus exactement, je le ressens, j’ai l’impression que sa main vibre légèrement.

— Viens, lève-toi.

Je me sens stupide, stupide et folle, mais c’est tellement agréable. J’appuie de nouveau ma tête contre sa poitrine et je serre aussi fort que je le peux.

— Câlin, dis-je.

— Câlin.

Tout à coup, j’entends un tout autre vrombissement, à l’extérieur de la maison. Une voiture s’est arrêtée devant le portail.

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