Chapitre 7 : Traduction offerte
> ???
> Oui, je suis désolée, c’est une question étrange. Surtout venant d’une personne que vous ne connaissez pas. Mais c’est crucial.
> Qui êtes-vous ?
> Mon identité n’a aucune importance. Ou plutôt, elle ne vous sera d’aucune utilité. Pouvez-vous répondre à ma question ?
> Non.
> Je m’appelle Sally, j’habite Bruxelles, et je suis persuadée d’avoir rencontré votre jumeau. Il est en danger.
> Je n’ai pas de jumeau.
> Êtes-vous bien la personne en photo sur Instagram ?
> Oui.
> Alors j’ai rencontré un homme qui est votre sosie exact.
> À Bruxelles ?
> Il a des ennuis de santé, et un homme le recherche. Connaissez-vous un dénommé Klein ?
> Non.
Écoutez… Je ne peux rien faire pour vous, ni pour ce « sosie ». J’ai répondu à votre question, je n’ai pas de jumeau.
Bye.
> Non, attendez ! Ce Klein, il recherche votre sosie en montrant aux gens votre compte instagram. C’est comme ça que je vous ai trouvé.
Markus ?
C’est vraiment important… Je ne suis pas folle… J’ai besoin de votre aide pour sauver cet homme…
Markus ?
Je n’ai plus le choix.
— John, viens te mettre devant le mur, s’il te plait. Là. Ne bouge plus. Non, ne souris pas.
« Joindre image ». « Envoyer ».
C’est risqué, je ne suis toujours pas certaine qu’il s’agit bien du dénommé Markus, mais il me semble que s’il présentait une menace, il se serait montré plus curieux.
> Bizarre… Est-ce que vous pourriez prendre une photo de ses pieds ?
J’obtempère, même si la demande est insolite. Le rôle de mannequin pour pieds sied à merveille à John, il sourit de toutes ses dents, fier de l’intérêt soudain qu’il suscite.
> Il n’a que dix orteils.
Finement observé. Je pourrais lui en couper un, je suppose.
> J’en ai douze. Maladie génétique.
> Est-ce que vous accepteriez de m’envoyer une photo de vous (et de vos douze orteils), afin de me prouver votre identité ? Je crains qu’une personne malintentionnée ne se serve de votre image, et de votre compte.
La vache, il est trop beau, même avec tous ses doigts de pieds ! Et drôlement souple, aussi, personnellement, j’aurais du mal à prendre une photo sur laquelle figureraient ensemble mon visage et mes pieds.
> Bien. Je suppose que je peux vous faire confiance.
Je lui raconte tout, sans omettre le moindre détail. Il n’interrompt mon flot d’absurdités que pour me demander des précisions, sans commenter l’invraisemblance de mon histoire. Il ne réagit même pas quand je lui raconte le coup de couteau dans le ventre. Pendant ce temps, John lit. Enfin, il tourne les pages des bouquins pour enfants descendus du grenier.
> Si j’ai tout compris, vous pensez qu’il n’est pas humain ?
> Vous connaissez beaucoup de gens qui ne saignent pas, crachent de boulettes noires et n’ont jamais besoin d’aller aux toilettes ?
> Il a peut-être une maladie ?
Ça ne doit pas être bien répandu, comme maladie.
> Il n’a pas de luette, il ne ressent pas la douleur, il ne savait même pas comment se nourrir ! Et quand il a faim, ça ne le gêne pas de manger des patates crues ou des bougies !!
> Vous dites qu’il répond à des stimuli… Sexuels ? Et qu’il ressent du plaisir, de la tristesse. Qu’il sourit, et qu’il fait preuve d’empathie (Bambi). Qu’il se reconnait dans un miroir. Il a forcément une conscience…
> C’est la raison pour laquelle j’ai menti à la belette… Mais maintenant, je ne sais plus quoi faire. Et puis… Pourquoi vous ressemble-t-il autant ? Et pourquoi la belette utilise-t-elle votre compte Instagram ?
> Je l’ignore…
— La maman de Bambi est morte. La mort est le contraire de la vie.
— Oui, c’est ça. Tu as de la peine pour Bambi ? C’est… C’est pas bien, la mort de la maman de Bambi ?
— Pas bien.
— Qu’est-ce que ça te fait ?
> Que feriez-vous, à ma place ?
> Je le conduirais à l’hôpital. Tout porte à croire qu’il a besoin de soins. Sa famille doit le rechercher, peut-être que la belette souhaite véritablement l’aider ? Vous ne pouvez pas l’héberger éternellement…
> Je sais. Mais s’il n’est pas humain ? S’il s’agissait d’une machine-esclave ? D’un robot sexuel ? D’un androïde destiné à remplacer l’humain ? Il a des émotions, enfin, des réactions émotives. Je n’ai pas envie qu’une personne l’exploite.
> Alerter les média ? Ou une association de défense des droits de l’homme ?
> Personne ne va me croire… Et qu’en est-il de l’utilisation de votre image ?
— Bambi amoureux. Panpan amoureux.
— Tu comprends ce que ça veut dire, amoureux ? ... Ne t’en fais pas, moi non plus.
> S’il a bel et bien été « fabriqué » en m’utilisant comme modèle, c’est problématique.
J’ai un ami avocat, je lui demanderai conseil. En attendant, il faut que vous découvriez ce qu’il est. Conduisez-le à l’hôpital.
> Je vais essayer. Je vous tiens au courant.
Bonnes fêtes, Markus.
> À vous aussi, Sally.
— Gaby ? Manger ?
— Tu viens de déjeuner, John.
— Et Gaby ?
— Oui, je suppose que je devrais manger.
Je devrais aussi rappeler ma mère. Et probablement en finir pour de bon avec Greg. Et conduire John à l’hôpital. Et répondre à mes mails. Mais je n’ai envie de rien.
— John, je vais me doucher, n’entre pas dans la salle de bains. Compris ?
— Oui.
— Qu’est-ce que je viens de dire ?
— John, je vais me doucher, n’entre pas dans la salle de bains. Compris ?
— Et tu as bien compris que tu ne dois pas entrer dans la salle de bain ?
— Oui.
Il n’est pas entré. Par contre, il m’attend devant la porte, droit et tout sourire, comme à son habitude.
— Qu’est-ce que… C’est pour moi ?
La table est couverte de tartines. J’en picore une, pour faire plaisir, comme je l’ai fait mille fois face à mes parents.
— Gaby mange, sourit-il. Voiture ?
— Oui, je l’entends aussi.
Au son, je sais qu’elle n’est pas arrivée jusqu’au portail ; certainement un visiteur des Grubert.
Sans grand entrain, j’appelle mes parents. Je dois des excuses à quelqu’un.
— Elle… Elle est sortie.
— Dis plutôt qu’elle me fait la tête, Papa.
— … Eh bien… Je pense qu’elle te pardonnerait si tu fêtais le réveillon ici, en famille. Tu n’auras qu’à venir avec ton ami.
— Je croyais que ça ne l’arrangeait pas, que je sois accompagnée.
— Elle craignait que l’on soit treize à table, mais finalement, Chantal et son mari ne sont pas disponibles, ils passeront Noël avec leur fils. Gabrielle, tu dois bien ça à ta mère. Elle prévoit ce repas depuis des semaines.
Mon père a beau être adorable, il n’est toujours pas familier avec le principe du partage des tâches.
— Hum... D’accord. Je viens. Avec John.
Au mieux, ma mère regrettera d’avoir insisté. Au pire, elle m’en voudra à mort. Dans tous les cas, on va bien s’amuser. Mon père semble soulagé, et je culpabilise un peu après avoir raccroché.
— Gaby ! Voiture !
— J’ai entendu. Mais c’est pas pour nous, John.
Il est devant la fenêtre, agité et je me résigne à jeter un œil. Il y a bien un véhicule, mais plus haut sur le chemin, il n’a même pas atteint le portail des Grubert.
— Viens, on va te mettre devant des films de Noël.
Tant qu’à faire, s’il peut mémoriser quelques répliques utiles pour le réveillon…
Pendant que John s’instruit, je décide de mettre de l’ordre dans ma vie. Et le grand ménage commencera par les poubelles : je dois jeter Greg, en bonne et due forme. Treize mails depuis que j’ai quitté l’appartement. Treize mails bourrés de copier-coller et de paraphrases, dans lesquels il me hurle son amour, ses remords, ses espoirs pour l’avenir. Lui, lui et re-lui. Et moi, dans tout ça ? Je n’apparais nulle part. Bien entendu, il crie mon nom, mais il s’en sert surtout de miroir sur lequel se projeter, lui, Greg-Le-Magnifique, l’homme dans toute sa splendeur. La noblesse de son cœur, l’intensité de ses sentiments, l’ardeur de son désir de vie…
Grégory,
Tout est fini. Tourne la page. Pour ma part, c’est déjà fait. J’ai mis un terme à deux ans d’insatisfaction dans les bras d’un autre. Plus sexy, plus drôle, plus endurant.
Je viendrai récupérer mes affaires le 02 janvier, il vaudrait mieux pour nous deux que tu sois absent ce jour-là.
Cordialement,
Gabrielle
J’hésite longuement. Pas sur la rupture, ni le ton du message, mais sur l’effet qu’il produira. Mon seul désir est de ne plus jamais le revoir. Lui et son sourire carnassier, cet air éternellement satisfait, comme si le monde lui appartenait. Ces mots suffiront-ils à l’éloigner ?
« Envoyer ».
Pour me changer les idées, et poursuivre mon ménage, je parcours les messages du boulot, dont trois sont étiquetés « Urgent ». Comme souvent, la seule véritable urgence est l’incompétence des expéditeurs. Urgent : dossier XXX introuvable. Urgent : réponse sur affaire YYY à rendre dans deux jours. Urgent : plan ZZZ à corrigé avant envoie.
Règle de vie numéro un : ne jamais répondre à un mail dont l’objet est bourré de fautes.
Ah non, j’oubliais : la première règle de vie est de ne jamais travailler pendant les vacances. Je coche, je supprime. À tour de bras. Ma vie est déjà bien assez merdique.
J’entends la vibration du portable à l’étage. J’aurais dû bloquer le numéro de Greg, il vient certainement de recevoir mon mail de rupture. La vibration cesse alors que je suis déjà dans les escaliers, dans l’optique de rejeter l’appel et de passer en silencieux. Une nouvelle sonnerie retentit, depuis le salon.
— Chier. Bon, portable, d’abord.
L’appel manqué ne provient pas de Greg, mais de Manon. Je me rue dans les escaliers, au péril de mes chevilles et me jette sur le combiné qui sonne encore.
— Manon ?
— Oui, Gab. Je ne te dérange pas ?
— Non, pas du tout. Comment vas-tu ? Comment va ton œil ?
— Ça va. Plus de peur que de mal, comme on dit…
— Tant mieux.
— Gab, je suis désolée, je crois que j’ai fait une bêtise.
— Non, c’est moi. John ne va pas très bien en ce moment, je n’aurais…
— Non, je ne parle pas de ça. Un homme est passé me voir ce matin. Il recherchait ton ami.
— Chauve, petit, avec des yeux de fouine ?
Hélas. Monsieur belette semble avoir poursuivi ses investigations.
— Je suis navrée Gab, je lui ai donné ton adresse. Je… J’ai eu peur. J’espère que je ne t’ai pas causé d’ennuis.
— Ce qui est fait… Bon, il faut que je te laisse. Passe de bonnes fêtes, Manon.
Je raccroche avant d’entendre sa réponse. Quelle gourde ! C’est sûr qu’avec ce genre d’amies, on n’a pas besoin d’ennemis !
Merde ! La voiture !
Elle n’a pas bougé. Une 206 grise, bugnée à l’avant. Un grand reflet sur le pare-brise m’empêche de distinguer un éventuel conducteur.
Que faire ? Et surtout, que devrais-je dire à la belette quand il ne manquera pas de venir fureter à nouveau ?
— John, ne bouge surtout pas d’ici. Compris ? Tu ne sors pas de la maison ?
— Tu ne devrais pas travailler autant, Samantha.
Sans commentaire, j’enfile mes bottes, ma doudoune et mon courage. Personne devant le portail, personne sur le chemin. Je me recoiffe du bout des doigts et affiche mon plus charmant sourire. Avec un peu de chance… Ce n’était pas l’objectif recherché, mais j’ai fait fuir la voiture. Après un demi-tour laborieux qui m’a offert tout le loisir d’observer ma belette préférée, la 206 s’est échappée. Se pourrait-il qu’il ait, à ce point, peur des filles ?
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