Chapitre 13 : L'odeur du sencha
— Vous l’avez volé pour transférer votre esprit dedans, c’est ça ? C’est de la folie, vous en êtes conscient, n’est-ce pas ? Déjà, il est impossible que ça marche, quoi que vous en disiez. Mais en plus… C’est insensé ! Vous vouliez vous tuer ! Et pour quoi ? Un physique plus avantageux ? Vraiment, je ne comprends pas…
Nous sommes assis face à face, séparés par la table et la boulette.
— De toute façon, la question ne se pose plus. J’ai échoué.
— Que va devenir John ? Je veux dire : sa personnalité. Elle va être écrasée ?
— Il n’a pas de personnalité. C’est une machine. Il est programmé pour gérer le corps, pas plus.
La discussion dure des heures, entrecoupée d’interminables parties de « non-si » sur la question de la conscience de John, de la possibilité de le sauver, de la folie d’Eterni’tech. Nous envisageons toutes les possibilités : déclarer un enlèvement, alerter les médias, cambrioler l’entreprise. Markus pourrait porter plainte pour violation du droit à l’image, mais quels seraient les délais d’intervention de la police ? Et si nous allions les voir pour un enlèvement, et qu’Eterni’tech poignardait John pour prouver qu’il n’est qu’une machine ? Est-ce que des journalistes s’intéresseraient à cette histoire ? Possible, étant donné l’enjeu de la vie éternelle et artificielle réservée aux plus riches. Mais comment les alerter ? Et quand réagiraient-ils ?
Non, la seule solution reste le cambriolage.
— Putain mais vous êtes lourd à la fin ! Vous l’avez déjà fait ! Le voler, je veux dire.
— Oui, quand je travaillais sur place. Maintenant, ils savent que c’est moi, grâce à votre idée de génie de m’appeler…
— Sur le numéro que vous m’aviez donné…
— Sans prendre aucune précaution…
— Pour une urgence vitale…
— Causée par votre négligence…
— Causée par le fait que vous l’aviez abandonné à poil au beau milieu d’une putain de clairière !
— Parce que mon larcin ne s’est pas déroulé comme prévu.
— Parce que vous êtes un gland…
— Bon, assez ! Je rentre chez moi, et vous, vous oubliez tout.
— Teuteuteut ! Il n’en est pas question. Vous allez m’aider à le récupérer. Et seulement après, vous disparaîtrez.
— Non.
— Si.
— Non.
Alors là, mon coco !
C’est le moment de la jouer fine. Si la séduction et l’argumentation n’ont pas fonctionné, je connais un truc infaillible : le complexe du sauveur. Moi, princesse en détresse, j’ai besoin de toi, belette chevaleresque ! Et pour que ça marche, il me faut des larmes.
Gaby, pense à un truc triste. Non, pas ta vie. John. John qui est retenu je ne sais où et qui risque de disparaître. Bambi, sa mère tuée par les méchants chasseurs. Les enfants qui meurent de faim ! Les pigeons qui boitent ! Les robinets qui fuient ! Merde, ça ne marche pas ; je dois être complètement détraquée.
Belette s’apprête à fuir, débrouille-toi de pleurer !
Bon, aux grands maux…
Vite, pendant qu’il remet sa veste. Les doigts dans le nez. Un poil.
Putain, ça pique !
Je grimace, mes yeux s’embrument, mais pas encore assez.
Deuxième poil.
La vache ! Vas-y, renifle, maintenant.
Snif. Snif.
Il se retourne, j’ai la goutte au nez et à l’œil. La victoire est proche.
— Alan, je vous en supplie…
Snif. Snif.
— Je n’allais vraiment pas bien quand John est entré dans ma vie et, quelque part, il m’a sauvée. Le savoir en danger, ne pas pouvoir l’aider… Je ne m’en remettrai jamais.
Ça coule tout seul ! Génial ! Belette me regarde avec une pitié qui m’horripilerait en temps normal, mais qui, là, me fait jubiler.
— Écoutez, Gabrielle. Même si je le voulais, je ne le pourrais pas.
— Je n’y parviendrai pas sans vous. Vous êtes informaticien, non ? Vous pouvez pirater la sécurité !
— Certainement pas ! J’aurais déjà de la chance de ne pas aller en prison pour l’avoir « emprunté »…
— Ils ne porteront jamais plainte ! Avec leur projet top-secret et, j’en suis certaine, totalement illégal, il n’y a aucun risque qu’ils rendent votre vol public !
Il secoue la tête, la main sur la poignée.
— Bon… Eh bien partez, alors. Je me débrouillerai seule.
Nouvelle série de larmes, j’ai pris le coup. Ou alors, celles-là avaient réellement besoin de sortir. J’enfouis mon visage dans mes mains avec force reniflements. Le regard de la belette pèse sur moi, je le sens. Il hésite à partir, et je sais que j’ai gagné.
— Je… Je peux au moins essayer de vous faciliter la tâche.
— Comment ? demandé-je, les yeux emplis d’espoir.
— Je veux bien essayer de casser la sécurité. Essayer, hein ! Je ne vous garantis rien. Par contre, vous y allez seule ; je ne veux plus être mêlé à cette histoire !
Je me jette à son cou, pour sceller son engagement.
— Merci, merci, Alan ! Mais… Où allez-vous ?
— Je dois rentrer… J’ai besoin de matériel…
— J’vous accompagne !
Il rechigne, mais je tiens bon. Sa voiture étant garée de l’autre côté de la forêt, nous prenons la mienne.
— Vous voulez boire quelque chose ? Thé, café ?
Je suis surprise par son petit appartement propret, quand ma tanière est un véritable capharnaüm. Il serait un peu maniaque sur les bords, que ça ne m’étonnerait pas.
— Un thé, s’il vous plaît.
— J’ai du sencha…
— Eurk, non, j’ai horreur de ce thé, il pue !
— L’odeur est particulière, c’est vrai. Un petit côté iodé…
Oui… Si un jour on devient plus intimes, je te dirais ce qu’il sent pour moi. Je choisis un thé noir qui, je l’espère, me donnera suffisamment de tonus pour tenir le coup. Belette est un expert : température, préchauffage des théières, temps d’infusion… Cette méticulosité, en pleine fin du monde, m’agace un peu. Mais si elle l’aide à sauver John…
— Bon ! Comment vous allez vous y prendre ?
Je m’en fiche, mais je connais les vertus de l’oralisation en matière de réflexion sur des plans complexes. Complexes ou foireux. Et j’ai bien l’impression que le procédé fonctionne avec la belette. S’il n’avait aucune stratégie en arrivant, après quelques minutes de discussion et autant de lampées de thé, des idées émergent.
— Je pourrais tenter de restaurer mes anciennes habilitations…
— Excellente idée !
Toujours encourager le processus créatif.
— Non… Si vous utilisez mon badge pour pénétrer l’établissement, je risque gros.
— Ils savent déjà que vous l’avez volé…
Il réfléchit, derrière les vapeurs « odeur corporelle » du sencha.
— Ou couper le réseau électrique.
— Excellente idée !
Mode pom-pom-girl activé.
— Non… Fichtre ! Il faudrait déjà que j’arrive à pénétrer le réseau ! … Bon, je m’y mets !
— Super ! Je… Vous avez peut-être faim ? Je prépare un truc ?
— Si vous voulez… Je dois avoir encore accès au VPN…
Il est parti dans son monde, plus besoin de moi. Ses placards sont aussi clean que le reste, et… Oui, c’est bien ça, les boîtes sont rangées par taille et couleur. Et les épices par ordre alphabétique. S’il est aussi maniaque dans son boulot que dans son appart, on devrait plutôt bien s’en tirer.
Je ne compte pas l’impressionner avec mes piètres talents de cuisinière, mais je peux au moins me montrer serviable. Il grommèle devant son ordi pendant que je fais la popote, en prenant bien soin de tout nettoyer derrière moi. Il mange sans un mot, et je me retrouve démunie. J’envoie un message à Markus pour l’informer des derniers rebondissements et lui communiquer le nom de l’entreprise usurpatrice. Et à Raphaël, pour le remercier et le rassurer.
— Est-ce que je peux être utile ?
— Non.
Merde. L’agitation de ces derniers jours m’avait préservée de tout questionnement existentiel, mais l’oisiveté est mortelle pour les dépressifs. Je m’installe à côté de la belette et observe attentivement ses manipulations en essayant de comprendre.
— Vous ne voudriez pas vous mettre ailleurs ? Vous me stressez !
Comme l’oncle Germain, je mime une surdité chronique.
— On peut se tutoyer ?
— Euh, oui… Mais par pitié, écartez-vous de mon bureau !
— Écarte-toi, tu veux dire.
— Gabrielle, vous… Tu le fais exprès ? C’est un jeu, un test ?
— Non, non… Pardon… Mais je déteste me sentir inutile !
À regrets, je me vautre sur le canapé après avoir pioché un livre dans sa bibliothèque. L’enfer de l’attente commence.
— Combien de temps, encore ?
— Je ne parviens toujours pas à entrer… Je dois demander de l’aide à un ami.
— C’est votre dernier mot ?
— Comment ?
— Bon, je crois que j’y suis. Mais quel foutoir ! C’est ce blaireau de Jean-Jacques, il gère le réseau n’importe comment !
Il semble avoir renoncé à ses « morbleu », commencerait-il à se détendre en ma compagnie ?
— Blaireau, belette…
— Comment ?
J’ai dormi. Pas longtemps, ou peut-être que si.
— Alan, vous voulez que je refasse du thé ?
— Je m’en occupe.
— Gabrielle… Gabrielle, réveillez-vous ! C’est bon !
Ses explications se noient dans les brumes du sommeil interrompu, mais je comprends que je dois bouger mes fesses. Il m’indique l’emplacement d’Eterni’tech, me fait un plan, me dit quelle porte, où, comment. Je n’en retiens que la moitié.
— Alan, moins vite, je vous en prie !
— Il faut agir maintenant ! Avant qu’ils ne détectent la brèche !
— Mais…
— Maintenant ! Gabrielle !
— Tu m’accompagnes !
— Qu-quoi ? Non-non-non, ce n’était pas le marché !
— Mais enfin, tu as fait le plus dur ! Je vais perdre un max de temps si je dois essayer de me repérer, je risque de me tromper de chemin, de pièce, même d’entreprise ! En plus, tu me dis que c’est un hangar anonyme comme il en existe mille autres…
— Gabrielle, c’est non ! N’insistez pas !
— Pitié, Alan… On perd un temps précieux, là !
— Je crois que votre problème, c’est que l’on ne vous a jamais rien refusé.
Touchée, mais pas coulée.
— Bon. Qu’est-ce que tu veux en échange ?
— Quoi ?
— J’ai besoin de ton aide. Je comprends qu’elle ne soit pas gratuite, mais... Je ferai n’importe quoi…
— Vous délirez !
Ses joues rouges et son front luisant contredisent ses mots ; de longues secondes s’écoulent dans un silence embarrassant.
— Je vous accompagne jusqu’aux abords du bâtiment, mais hors de question d’y pénétrer !
— Marché conclu.
Pour l’instant, ma petite belette, pour l’instant.
— Changez-vous, vous êtes trop voyante.
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