Chapitre 15 : La perte

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Note : j'ai légèrement modifié le chapitre précédent ("Le casse du siècle"). Pour celles et ceux qui auront la flemme de relire – je ne vous juge pas, ou alors, juste un peu –, vous pouvez vous concentrer sur la fin du chapitre. Les autres modifications sont minimes (quelques intéractions supplémentaires entre G. et B.).



J’interromps mon geste, pétrifiée.

— John ?

— Ne faites pas ça, Gabrielle. Je vous en prie.

Les mots sortent de sa bouche, mais ce ne sont pas les siens, je le sais. Mes muscles sont si tendus que je peine à me redresser pour m’approcher et l’observer. Une crampe tord mon ventre lorsque je pose les yeux sur lui ; pour la première fois de la soirée, j’ai peur. Affreusement peur.

— Alan ? Est-ce que c’est toi ?

— Le transfert n’est pas encore terminé, vous risquez de me tuer.

— Tu l’as…

Ma voix plie sous le poids des larmes qui remontent ma gorge. Pas besoin de tirer des poils de nez cette fois, la tristesse n’est pas simulée. Une tristesse paniquée : qu’ai-je fait ? Entre deux reniflements, je trouve l’énergie de poser la question qui ronge mes pensées :

— Il est mort ? Tu l’as… écrasé ?

— Il n’était pas vivant, je vous l’ai déjà dit.

Il est toujours sous son casque, le visage fermé. Ses yeux ne parlent pas, ils ont perdu leur innocence, cette douce idiotie que j’aimais tant. Que j’aimais, oui. John… Son beau visage paisible, transformé par l’intrus qui s’est emparé de son corps, me semble si étrange tout à coup. Douloureusement étrange. Tous ces efforts pour qu’il meure, en fin de compte ! J’aurais mieux fait de le laisser à poil sous la neige, il serait tombé sur Jocelyne Grubert, elle l’aurait adopté en compensation du pépé et il aurait coulé des jours heureux dans une chambre à la naphtaline et aux rideaux fleuris. Et moi j’aurais cuvé mon malheur dans la solitude hivernale, les larmes et le pain de mie. Tout aurait été bien.

Un bip strident retentit dans le labo et l’écran se met à clignoter en sapin de Noël. John – enfin, cette maudite belette ! – retire son attirail d’un geste gauche et murmure :

— Aidez-moi, Gabrielle.

Il s’avance, le pas incertain, avant de se laisser glisser contre un mur, plié en deux comme une poupée de chiffon. Mon cerveau bouillonne de sentiments mêlés. Pour l’instant, la tristesse l’emporte mais je sens la colère enfler doucement, prête à percer.

— Pourquoi ? Pourquoi je t’aiderais ? Tu m’as trahie !

— Je suis trop faible.

— Il fallait y penser avant ! Avant de le tuer !

— Il n’était pas…

— Oh oui, je sais ce que tu vas dire ! Il n’était pas vivant ! Mais si, il l’était ! Il connaissait la joie, la tristesse, le plaisir. Il était gentil et innocent ! Et puis, est-ce que tu as pensé à moi, hein ? Je suis là, bien vivante, bien consciente, et j’ai… J’ai fait tout ça pour le sauver,… lui. Tu le sais bien ! Le sauver ! Et tu fous tout en l’air… tout ça pour quoi, hein ?

Les sanglots m’étouffent. Le traitre me fixe, affalé dans son coin. J’ai envie de le frapper, l’étrangler, le tuer. L’envie, mais aucune énergie, aucune conviction que le détruire me soulagerait. Je ne saurais même pas comment m’y prendre.

— Prenez ma veste, s’il vous plaît. Mes clefs…

— Quoi ? Je ne vais pas tripoter ton cadavre alors que tu viens de tuer mon ami !

— Gabrielle, je ne maîtrise pas ce corps…

— Mais je m’en fous. Je m’en fous ! Tu n’avais qu’à y penser avant, au lieu de faire ça dans mon dos, seul. On aurait pu… Tu aurais dû ! Je… Adieu, Alan.

Le laisser. Oui, c’est la meilleure chose à faire. L’abandonner ici, avec toute la responsabilité du cambriolage, de l’incendie et du garde assommé, le fuir au plus vite. Les jambes aussi lourdes que mon cœur, je quitte le labo puis le hangar, indifférente aux épaisses fumées qui brûlent mes yeux, à l’air glacial qui hérisse ma peau, et aux sirènes des pompiers qui se rapprochent. Lentement, je sinue dans les arbres jusqu’à ma voiture, que personne ne semble avoir remarquée. J’hésite. Une minute, une heure ? Le temps s’écoule, lent. Mes joues gouttent sur ma poitrine toujours découverte. Je frissonne. C’est fini. Fini.

— Adieu, John.


La main sur la clef, je m’apprête à démarrer lorsque je l’aperçois au loin. Une grande silhouette titubante, bleutée par l’éclat intermittent des gyrophares. Son bras oscille au-dessus de sa tête, balancier irrégulier. Il me fait signe. Je démarre, pleine de doute, je recule, balaye du regard les alentours, recule encore. Il est toujours là, si chancelant que j’en ai mal au cœur, un homme ivre, brisé, dépouillé de l’imperturbable raideur de John… John. Où est-il désormais ? Existe-t-il une religion dont le paradis est ouvert aux âmes artificielles ? Plein de bougies et de dessins animés, plein de cheveux à coiffer et de seins à tripoter ? J’aimerais tant y croire.

Je l’entends qui m’appelle, un cri étouffé par la nuit et mes larmes – mes oreilles sont aussi bouchées que mon nez. J’entends sa voix, celle de John. Celle d’Alan. Merde. Mon pied presse la pédale de frein comme on écrase un mégot, j’appuie sur le bouton de déverrouillage des portes mais je prie pour trouver le courage de l’abandonner. L’attente est pénible, je n’ose plus le regarder et me contente de fixer mes mains pâles cramponnées au volant ; mon pied passe d’une pédale à l’autre, toujours incertain. Au craquement du gravier, je le sais tout près ; je sursaute malgré tout quand la porte s’ouvre.

— J’aurais dû vous laisser. J’aurais dû vous laisser…

Une longue litanie qu’il ne rompt que pour me guider à travers l’obscurité – gauche, droite, attention au virage. J’ignore où il me conduit mais mon cerveau se pose à peine la question, trop peu pour qu’elle ne passe mes lèvres. J’évite un lapin, puis un deuxième. Entre deux bosquets, les premières lueurs de la ville, épaisse brume jaunâtre. Une angoisse. Les phares de la voiture se reflètent sur la route ; en temps normal, je plisserais les yeux, éblouie, mais cette nuit, les larmes filtrent tout.

— J’aurais dû vous laisser…

— Gabrielle...

— Vous êtes un assassin. Sans doute pas aux yeux de la loi, mais pour moi, vous en êtes un.

Il murmure un truc – une défense ? – mais dans le chuintement humide de la route, je n’entends rien. Une sensation pesante, sentir John à mes côtés tout en sachant que ce n’est pas lui. Aucune main tendue vers l’autoradio, les warnings, le dégivrage, aucune réprimande à faire claquer. En une nuit, j’ai perdu mon rôle de guide et toute la fantaisie de ma vie.

Je le sens s’agiter, respirer fort, tourner ses mains comme pour les dérouiller, se tâter. Appropriation, je suppose. Il lâche enfin :

— Gabrielle, pardonnez-moi. Vous aviez raison, je n’ai pas pensé à vous, et j’en suis sincèrement désolé. Mais, c’était vital, pour moi.

— Vital ? Au point de voler la vie de quelqu’un ?

Il prend une inspiration plus longue que les autres, un souffle sec dans la nuit.

— Mon corps était une prison. Je ne vous demande pas de comprendre, juste d’entendre. Une prison, presque un tombeau. Dieu que c’est compliqué ! Mes pensées sont si… Je sais qu’il est très beau, cent fois plus que je ne l’ai jamais été, mais ce n’est pas pour cette raison que je l’ai pris.

— Ah non ? je demande, la voix enrouée de scepticisme.

— Non. C’est le hasard, le hasard. J’aurais pris une femme s’il l’avait fallu. C’est tombé sur lui. À gauche, à la prochaine intersection. Ma voiture est au bout de l’allée. Là, à gauche.

— Pourquoi ? Pourquoi renoncer à un corps vivant ?

— Vous êtes en bonne santé, Gabrielle ? – je grogne un oui, un peu faux. Alors vous ne comprendriez pas. Laissez-moi là. Ma voiture est sur la petite aire.

— Vous êtes malade ? C’est ça ? Enfin, vous l’étiez ?

Je me range sur le bas-côté. Il ne répond rien, ouvre la portière, sort difficilement. Un grand-père arthritique. Hésitante, je finis par descendre à mon tour dans le froid de décembre. Tête basse, il chemine jusqu’à sa 206 blanchie par le grésil.

— Vous devriez vous couvrir.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous n’êtes pas en état de conduire. Vous rentrez chez vous ? Eterni’tech va vous retrouver, ils voudront récupérer leurs quinze millions.

Avide de réponses, j’arrache le trousseau de clefs de ses mains faibles.

— Légalement, vous n’avez aucune existence. Et que se passera-t-il pour Markus ?

— Rendez-les-moi.

— Qu’allez-vous devenir ? Vous êtes une machine, désormais. Vous n’avez aucun droit, pas de papiers, pas d’identité.

— En quoi tout cela vous concerne-t-il ?

— Je veux savoir pourquoi j’ai fait tout ça. Pourquoi j’ai hébergé un mec chez moi, enfin, un « robot », pourquoi je me suis brouillée avec ma famille, pourquoi j’ai cambriolé une entreprise. Qu’est-ce que je retire de tout ça, hein ? Un sentiment affreux, la perte d’un ami, presque un deuil, le goût de l’échec collé à ma langue. Sans raison ni explication. J’ai l’impression d’avoir été abusée. Par vous, au final, par vous qui avez mis John sur ma route pour aussitôt me le reprendre. Alors… J’ai besoin de savoir. Un truc concret, n’importe quoi, une bribe de réponse. Que va devenir ce corps ? Je ne peux pas l’enterrer, lui dire adieu, il va continuer à vivre, mais où ? Comment ?

Ma vue se trouble, mes dents claquent de nervosité ou de froid. Je me sens lasse, tout à coup. Il est aussi flou que moi, je crois, pas encore un humain, plus une machine, un vague entre-deux. Ma colère est passée, elle a laissé un champ vide et ravagé, un terrain à bâtir pour l’empathie.

— Rentrez avec moi. Je ne peux pas rester seule. Je vous raccompagnerai demain, c’est promis, mais vous allez vous tuer si vous prenez le volant. Considérez que c’est mon cadeau de Noël.

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