Le plaidoyer
Tchak ! Tchak! Tchak ! Tchak ! Tchak ! Impossible de se concentrer. Impossible de reprendre le fil de son raisonnement. Les yeux rougis par la fatigue ou peut-être par ces satanés oignons qu'il émince avec fureur, Bruno ne cesse de repenser à la matinée décisive qu'il a passé. LA matinée à ne pas louper. LA matinée pour laquelle il s'était tant préparé pendant trois mois, sans relâche, bordel de merde ! TROIS foutus mois qu'il a passé réglé comme une horloge. TROIS foutus mois à ne penser qu'à ça ! SON affaire ! Sa putain de PREMIÈRE AFFAIRE ! BORDEL ! Les yeux hagards, Bruno cherche un autre légume à couper. D'un geste brusque il se saisit du poivron pour le trancher. Tchak ! Tchak ! Ses doigts tremblent, le couteau s'abat d'un mouvement incertain. Bruno est confus. Ses mains rougies par le légume remuent de façon incontrôlables. Bruno pose son ustensile. Il ne parvient pas à se maîtriser. Cela pourrait être du sang sur ses mains. Les yeux de Bruno s'embuent. Le sang de sa première victime. Son premier client. Va-t-il se pendre ? Bruno ne peut plus détacher son regard de ses doigts tremblotants. Ou va-t-il attendre ? Faire appel ? Mon Dieu ! Bruno se sent soudainement pris de vertiges. Il s'assoit doucement par terre et se prend la tête à deux mains. L'idée de le revoir lui paraît inimaginable. Pire, l'idée de reprendre le plaidoyer. Trouver de nouvelles pistes, de nouveaux témoins. Bruno se fige. Tout recommencer, l'horreur ! Sous ses pieds le carrelage se déforme. Bruno cherche à tâtons le mur pour s'y appuyer. Il ferme les yeux. Tout tourne autour de lui. Il applique sa méthode de respiration. Inspire. Bloque. Expire. Inspire. Bloque. Expire. Il rouvre les yeux. Au plafond l'ampoule nue jaunissante provoque en lui un sentiment de vide. Il a honte. Honte de ne pas avoir été à la hauteur. Honte d'avoir abandonné son client une fois le verdict tombé. Et de s'être réfugié chez lui, en prenant soin de couper le téléphone. Il avait perdu. ILS avaient perdu. Tous les deux. Ils s' étaient battus ensemble durant trois longs mois dans l'espoir de faire éclater la vérité. L'inculpé avait souvent perdu la foi, mais Bruno, lui, n'avait jamais songé à un possible échec. Pourtant, tout avait chaviré par sa faute. Sa faute à lui. Bruno. Et alors que l'inculpé avait plus que jamais besoin de réconfort, il avait pris la tangente. S'était carapaté chez lui. Sans possibilité d'être joint. Et il était vingt-trois heures. Déjà onze heures que le jugement avait été rendu. Bruno se ressaisit d'un coup. Il ne faut pas perdre de temps. Bordel. Qui peut savoir comment l'inculpé a réagi. Bruno se relève, attrape son téléphone et ses clefs et se retrouve en moins de deux dans la voiture. Il démarre. Il aura mis du temps, mais il s'est ressaisi. Direction la prison de Saint-Matthieu. Il est encore temps. Bruno fonce à toute allure. Ils vont faire appel. L'inculpé comprendra. L'inculpé pardonnera. Bruno allume le poste de radio et cherche frénétiquement la station propice à ordonner ses pensées. De la musique classique envahit l'habitacle. Bruno se détend. Dans vingt minutes, il sera avec son client. Dans vingt minutes, tout sera encore possible. Bruno vérifie l'heure. Vingt-trois heures vingt-trois. Hum. Daniel le laissera passer. Marlène cédera à son charme. Il sent qu'il reprend du poil de la bête. Bruno se sent mieux.
Bruno aime discourir. Il aime faire des déclarations, être le centre de l'attention. Il aime sentir les émotions tendues du public. Les chavirements d'opinion, les acquiescements entendus. Bruno est un passionné. Il aime son public autant que son rival. Il sait et a toujours su que ce métier était pour lui, et n'a jamais douté qu'il serait bon. Très bon. Excellent. Mais voilà. Aujourd'hui il avait été trompé. Par lui-même. Cet être si sûr de lui l'avait subitement lâché et ridiculisé. Bruno crispe le volant. Le plaidoyer se passait comme prévu. Magnifiquement bien. Son adversaire était médiocre. Tout était parfait. Parfaitement parfait. Il avait vu la femme et la fille. Et c'était au tour de son client. L'amant. L'inculpé avait fait des efforts pour paraître présentable. Et Bruno s'était mis à papillonner autour de lui. Une question, deux. Le faire paraître sympathique. Troisième question, un sourire de la greffière. Quatrième question, Bruno s'était accoudé à la barre avec nonchalance pour fixer son client droit dans les yeux. Les yeux. Bruno avait cillé. Puis pendant plusieurs secondes, il s'était tût. Laissant sa question en suspens, sans la finir. Toute l'assemblée avait alors redoublé d'attention, mais Bruno n'avait pas continué. Malgré l'insistance du juge, Bruno restait figé. Impossible de reprendre le fil de son raisonnement. Impossible de se concentrer. Il regardait son client avec stupeur et effroi. SON client, qu'il avait côtoyé chaque jour pendant trois mois. SON client n'avait pas deux yeux mais un. Un œil. Et l'autre en verre. Et Bruno ne l'avait jamais remarqué. En fait, Bruno n'avait jamais regardé son client dans les yeux. Ni même dans l’œil. Bruno l'avait toujours regardé dans le verre. L’œil de verre. En dépit des efforts pour reprendre son plaidoyer, Bruno, en sueur, ne pouvait plus penser à autre chose qu'à cet œil. Qu'il avait fixé chaque jour sans jamais faire attention à l'autre. Celui qui le suivait. Le suppliait. Le regardait. Cherchait à croiser son regard. Non. Bruno avait préféré l’œil de verre. Et aujourd'hui pour la première fois, il avait croisé le regard de son homme. Un regard abattu mais confiant. Qui s'était transformé au cours des minutes qui suivirent en un regard paniqué, perdu, plongé dans l'incompréhension la plus totale : car l'homme qui lui avait redonné espoir à maintes reprises sabotait aujourd'hui leur travail. Bruno freine et éteint le moteur. L'homme dont la présence était d'habitude si apaisante, le dévisageait désormais comme un monstre. Bruno court dans les couloirs, talonné par le geôlier. L'homme dont il dépendait totalement s'était mis à transpirer, à bégayer, à jurer. Le geôlier ouvre la porte en fer de la petite pièce où loge l'inculpé. Bruno entre. L'homme est assis sur son lit, abattu. Bruno le saisit par les épaules, cherche son regard : « Rien n'est perdu Jo ! Tout est encore possible. »
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