Sapphic Dream 1969
Lorsque les lumières déclinent puis expirent, lorsque l’obscurité envahit les rues, elle s’enfuit pour la rejoindre. Elle ne connaît pas son nom, ne saurait dire d'où elle vient. De sa vie elle est le grand mystère, le grand frisson. Le début est toujours le même. Elle allume une cigarette et, d’une cabine téléphonique plongée dans le noir, passe un coup de fil pour nulle part. Le rugissement d’une bécane déchire la nuit. Sa respiration s’accélère, près d’elle le goudron crisse et le silence revient.
La cigarette glisse de ses doigts.
Sortie du néant, une main gantée de cuir l'agrippe par le col et l'attire violemment. Des lèvres grenat surgissent pour dévorer les siennes. Cette autre présence féminine qui envahit soudain son monde lui fait tourner la tête. Elle s'accroche au combiné pour ne pas s'écrouler. Ses doigts glissent et sa main dérape. Elle perd l'équilibre et le contrôle. Dans cette cabine au milieu de rien les haleines se mêlent, les mains se trouvent et puis s'égarent. Cette chair femelle a un goût d'interdit qui enflamme sa bouche et son corps.
Dans ses bras elle se sent infaillible, immense de pouvoir et de liberté. Doucement, la culpabilité qu'elle éprouve vis-à-vis de ses propres désirs s'estompe. Elle rejette la prison de bigoterie de sa petite vie bourgeoise et étriquée. La vague de leur passion rase les obstacles, emporte les barrières, démolit les normes. Et tant pis si la bienséance coule avec tout le reste.
Sa présence seule est la clé de sa liberté. Plus de contrainte, tout plie face à l'immensité de leur désir impie. Si la société les oblige à vivre en marge, alors elles n'ont qu'à écraser ces lois qui les oppriment. Et puisqu'elles ont commencé, puisque, hors-la-loi par nature et depuis leur premier baiser, elles se sont embourbées dans l'illégalité jusqu'au cou, autant y aller à fond, et tout envoyer au diable. Elles veulent tout, elles veulent trop. Automobiles à deux cent à l'heure, billets volés, casinos truqués. Boire jusqu'à plus soif et plus si affinité, danser sur les comptoirs et fouler du pied ceux qui voudraient les stopper, les meurtrir jusqu'à ne plus avoir de souffle. Ensemble elles sont un cyclone, un raz de marée. Des flingues et de la fumée, est-ce ce qu'il faut pour s'embrasser sans honte ? Pourquoi la blâmer ? Ce n'est que l'insoutenable étreinte du carcan dans lequel sa vie se brise qui projette dans son esprit des fantasmes si violents.
Mais lorsque la pâle lumière de l’aurore se glisse dans les rues humides et froides, vient lécher les murs et pénétrer les lames disjointes des volets, son rêve lui échappe. Invariablement, les caresses se font moins sensibles, les étreintes moins matérielles. Des remarques acides sur son courage absent et sa vie domestique lui emplissent la tête alors que la femme s’évanouit dans le matin, ne laissant derrière elle que le goût de ses lèvres et le frisson de sa peau.
Alors, comme chaque jour depuis un an, elle se réveille au côté d'un mari qu'elle n'aime pas, qu'elle ne pourra jamais aimer. Malgré elle, elle s'est résignée à cette vie. Enfouir ses passions, noyer ses désirs, étouffer ses amours. Elle lui fait la cuisine, le ménage, le linge. Un jour, elle lui fera un enfant. C'est inévitable. Ce sera le point de non-retour.
Puis soudain tout change. C'est comme un tremblement de terre, un électrochoc dans sa vie étriquée rythmée au métronome. Nous sommes le 3 juin 1969. Dans les journaux, la nouvelle se répand: dans un bar de New York, à quelques kilomètres de leur petit appartement, des gens comme elle se sont révoltés face à l'oppression policière d'un Etat intransigeant. Ce sont les émeutes de Stonewall. Une nouvelle fois, le sang de ses semblables a coulé. Pourtant, cette nuit est différente. Des femmes, des hommes, las d'être brimés, battus, bridés se sont dressés, ont riposté. Elle a l'impression que les liens qui l'entravent se desserrent doucement. Pour la première fois depuis son adolescence, elle respire. Un vent de liberté qui n'existait que dans ses fantasmes semble se lever, souffler dans sa direction. Et bordel, que c'est bon. Elle sent que le monde bouge, elle ne veut pas rater le mouvement. Elle doit être du combat.
Mais il ne faut pas qu'elle hésite, qu'elle se perde en conjectures, sinon, elle ne partira pas. Elle le sait, la routine est un poison qui annihile la volonté. Alors elle se tient prête, aux abois, elle guette le bon moment sans rien laisser paraître. Un jour que son mari est sorti, elle force le tiroir de son bureau et y prend une liasse de billets, de ces billets qu'il n'a jamais voulu partager, la traitant en esclave sans même en avoir conscience, parce que les femmes sont dépensières et ne devraient pas se mêler d'argent. Elle prend la vaisselle et l'argenterie de son mariage, fourre le tout dans une grande valise avec quelques vêtements, et claque une dernière fois la porte derrière elle.
Elle a décidé de prendre son destin en main. Elle ne sait pas encore exactement où elle ira, ni ce qu’elle fera. Elle sait seulement que cette prison ne la retient plus et que, si la loi l’enferme derrière d’autres barreaux, cela aura tout de même valu le coup d’essayer. Elle va chercher, rejoindre celles et ceux qui lui ressemblent, elle va se battre à leurs côtés pour tenter de créer une société plus juste, dans laquelle ses désirs et ceux de tant d’autres comme elle pourront s’épanouir librement. Elle avancera, allant chaque jour au-devant de l’inconnu. Elle connait les risques. Aucun des dangers qu’elle encourt n’est comparable à la position d’épouse soumise qu’elle a laissé derrière elle. Et puis, sur ce chemin, au détour d’une sinuosité, elle la trouvera. La femme. La femme qu’elle désire et qu’elle désire être. Alors, elle lui montrera ses chaînes brisées, et plus jamais elle ne la laissera disparaître.
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