Voyez-vous, je ne sais si quelqu’un lira mon journal intime
Voyez-vous, je ne sais si quelqu’un lira mon journal intime, il compte des milliers de pages d’une écriture serrée et je conçois aisément que nul n’ait envie de s’y plonger sauf à vouloir sombrer dans la mélancolie ou bien céder à une bien compréhensible neurasthénie, cependant je ne renoncerai nullement à écrire, peut-être pour une lointaine postérité, car renoncer serait pour moi synonyme de mort, mais ici je dois m’expliquer, je suis, à l’état civil, Comte Fénelon de Lamothe-Najac, actuellement allongé sur mon lit qui bientôt sera celui de mon dernier repos, situation identique en quelque manière à celle du regretté Proust traçant depuis sa chambre les milliers de signes pressés de la divine « Recherche », si ce n’est que je ne suis point tant célèbre, que ma prose demeurera une confidence, peut-être lue par ma Veuve et encore de ceci je ne suis point assuré et, Lecteur, Lectrice, ne soyez nullement désemparés par ce genre de fleuve qui vous est proposé dont on aperçoit la source mais dont on ne saurait deviner l’estuaire, une écriture au long cours en effet, sans autre ponctuation que des virgules, des points-virgules et tout ce que vous pourrez imaginer, la seule et unique chose qui me soit interdite, d’inscrire un POINT qui clôturerait ma belle aventure car « ECRIRE EST VIVRE », c’est du moins ce que m’ont dit en chœur et de profonde manière, Dante en personne, Virgile en personne, certes en rêve mais il faut bien rêver parfois, lorsqu’arrivé au crépuscule de sa vie, réduit à la portion congrue par un emphysème tenace on risque à chaque respiration de constater qu’elle sera la dernière et que plus aucun éternel retour du même ne pourra avoir lieu, que la mort sera sans appel, qu’aucune rémission ne sera possible, que l’on connaîtra peut-être les affres d’un parcours dantesque, passant successivement, si la chance est de son côté, par le premier cercle de l’Enfer, puis apercevant la lumière douce du Purgatoire, enfin découvrant l’éternelle béatitude du Paradis, ses rivières de miel, ses plumes d’ange, ses animaux au pelage soyeux, eh bien oui, je dois vous l’avouer, chers Lecteurs, chères Lectrices, combien quoiqu’athée, j’aimerais poursuivre cette voie céleste, continuer à écrire pour des chérubins, séraphins et autres trônes et m’endormir, le soir, sur des songes éthérés, eh bien oui, j’ai failli tomber dans le piège, mettre un point après le mot « éthérés », alors ce bon Saint Pierre au visage si doux, à la barbe bien taillée, aux cheveux blond platine, tenant en sa main gauche les clés du Paradis, Saint Pierre donc se serait fait un malin plaisir de me convoquer auprès de lui et il ne m’aurait plus été donné d’écrire que des pages bibliques lues par des anges en habit d’écume, alors conscient du danger, je me répète souvent les mots de ce bon Virgile qui me disait de pratiquer des phrases infinies, ces périodes amples, souples, à perte de vue, dans le genre de Chateaubriand dans le « Génie du christianisme », mais comment diable Virgile pouvait-il connaître Chateaubriand, ah oui, j’oubliais, « les grands esprits se rencontrent » par-delà l’espace et le temps et d’ailleurs Dante ajoutait d’un air bien enjoué, « si tu persistes à vouloir conclure ton chapitre, lequel sera le dernier, je me ferai un plaisir de t’accompagner dans le périple de « La Divine Comédie » et lorsque tu seras dans les paradisiaques contrées, tu auras tout le loisir de méditer sur tes mémoires qui seront devenues d’Outre-Tombe, et sans doute tes meilleurs amis sur terre t’auront oublié, tu auras un remplaçant auprès de ton épouse Yvette-Charline de Lamothe-Najac, lequel enfilera tes pantoufles, boira ton vin, musardera parmi les beaux maroquins de ta bibliothèque, appréciant plus les charmes d’Yvette-Charline que les précieuses reliques patiemment collectionnées par une passion qui survivra, nul n’en doute, après ta mort », et à propos de ma mort qui ne saurait tarder à survenir, j’allais presque l’oublier, j’en sens parfois la froide haleine sur mon torse, en mon dos et jusqu’en la moelle de mes os, à propos de La Grande Faucheuse, il faut que je vous raconte la visite, il y a à peine une heure, de ce grand dadais d’Abbé Anselme de Gignac, fort beau de sa personne, d’ailleurs depuis qu’il est arrivé dans la Paroisse de Labastide Sainte-Engrâce, son cheptel de croyantes n’a fait que croître et embellir et même Yvette-Charline, elle l’impie, voici qu’elle fréquente la messe d’une façon assidue, les vêpres aussi et que la voilà toute disposée, quelle que soit l’heure du jour ou même de la nuit, à porter à Monsieur L’Abbé, une tourte au fromage, une potée aux choux, des andouillettes ou bien quelque friandise concoctée au Manoir de La Marline de Clairvaux, dont vous aurez compris qu’il est notre demeure commune, beau domaine sis en pleine forêt de Sologne, dont une belle partie de cette Sologne, pays de bois et d’étangs, de bouleaux, de cerfs et de sangliers, est notre propriété, oui, il y a donc à peine une heure, ce brave Abbé s’en est allé, me saluant bien bas, me souhaitant bonne santé, s’absentant pour rejoindre Yvette-Charline en sa sacristie afin de préparer, en sa compagnie, quelque événement liturgique dont je ne comprends guère la signification, donc l’Abbé frappe à la porte, entre, portant un genre de petite valise noire en cuir dont la présence n’est sans m’intriguer quelque peu, je l’invite à s’asseoir et lui précise, que tout en devisant, je continuerai à écrire sous peine de mort imminente si jamais je m’interrompais, ce à quoi il acquiesce bizarrement comme s’il avait entendu les recommandations du couple Dante-Virgile, il y a des choses bien mystérieuses en ce pays de forêts et de légendes, et disant à mon Visiteur qu’il vient sans doute m’administrer les derniers sacrements alors que mon athéisme est proverbial, Anselme de Gignac, d’un geste ample comme le ferait un chevalier devant son monarque, ouvre sa petite valise noire et, vous m’en croirez si vous voulez, en lieu et place des baumes consacrés, des chrêmes à l’odeur entêtante de résine et des hosties en pain azyme, voici que ce saint homme sort une fiole toute de noir vêtue, estampillée d’une étiquette manuscrite sur laquelle je peux lire, en lettres bizarrement chantournées « Elixir de Jouvence spécialement confectionné à l’intention de Monsieur Le Comte », vous dire que j’en reste médusé serait simple euphémisme et se saisissant de deux verres taillés dans du cristal dans lesquels il verse une rasade généreuse de liquide, nous trinquons à notre santé réciproque, laquelle nous est chère, comme à tout un chacun, sans quelque regret que ce soit, puis je m’enquiers des ingrédients qui entrent dans la composition du breuvage concocté par ses soins, lesquels ingrédients me sont déclinés avec la plus grande précision : extrait de Maca ou Lepidium meyenii, extrait de Bois bandé (le bien nommé) autrement dénommé Muira puama, extrait de Rhodiola ou Sedum roseum, voyez-vous ce brave Abbé pratique encore le latin et les simples qu’il semble devoir accommoder avec le plus grand soin, m’ouvrant à lui de mon ignorance sur les plantes, il susurre à mon oreille qu’il s’agit de molécules aux sublimes vertus aphrodisiaques dont, m’avoue-t-il en rougissant un brin, il fait un usage quotidien, pour de strictes raisons de forme physique, il lui faut suffisamment de force pour soulever le calice et porter un toast au Seigneur, précise-t-il, molécules qui, outre qu’elles favorisent l’érection, sont dynamisantes et, le plus souvent euphorisantes et, en effet, les vertus des plantes ne se faisant guère attendre, me voici, moi Comte Fénelon de Lamothe-Najac, propriétaire du prestigieux domaine de La Marline de Clairvaux, pris d’une inextinguible joie que redouble une érection dont je n’avais plus le souvenir qu’elle puisse même exister et voici que j’entends, venant du plus loin du temps, la double voix de mes guides vers l’au-delà, Dante et Virgile, qui semblent réprimer quelque fou rire, percevant à demi-mots, comme le crépitement d’un message en morse :
« ne confonds…pas…Fénelon…érection…et…ascension…c’est l’ascension…vers chez Saint Pierre…que tu vas bientôt…entreprendre…alors oublie toutes…ces sornettes…congédie L’Abbé…il ne fait que…noyer le poisson…d’ailleurs Lui…et…Yvette-Charline…c’est comme qui dirait…Roméo et Juliette…Tristan et Yseult…Orphée et Eurydice…enfin tous les amants…que tu peux imaginer… », puis ils repartent dans leur lointaine Antiquité sans doute heureux du tour qu’ils viennent de me jouer, cependant, de ceci je suis sûr, sans méchanceté aucune, en véritables humanistes qu’ils sont, mais les « nouvelles » qu’ils me livrent ne sont nullement des découvertes pour moi qui feignais depuis longtemps d’ignorer la situation, voici que j’étais au fait et vaquais à mes occupations sans plus de souci que ça, et sur le mode de la confidence, j’aurais pu apprendre à ce brave Abbé que sa nouvelle maîtresse portait en fait le doux nom de Ninon, qu’elle était une ancienne Fille de joie de la Rue du Pélican, tout près des halles, que Moi, Comte de Lamothe-Najac l’avais soustraite à son milieu afin de la sauver du désastre, qu’elle m’avait donné un fils prénommé Calinpe, présentement Instituteur à Labastide Sainte-Engrâce, que les poutres de ma Librairie, ce dernier nom en hommage au très précieux Montaigne, étaient armoriées des plus délicieuses pensées qui se pussent imaginer, mais aussi d’inventions aussi saugrenues que plaisantes que nous écrivions, Ninon et Moi, dans sa petite chambre sous les toits de zinc de Paris, pour nous distraire du temps qui passait, des soucis qui rongeaient par définition toute existence, du silence qui tuait ceux qui y étaient contraints, Ninon et Moi gravions sur des papillotes en papier, telle petite ritournelle rimée et diablement fantasmatique, ceci fouettait notre désir au sang lorsqu’il vacillait et menaçait de s’éteindre, sur le phantasme par exemple, que nous prenions le soin d’écrire avec « ph » à l’initiale pour le rendre plus mystérieux, le rapprocher de la phantaisie et du rêve :
Quand du Phantasme
Je vois les yeux
Morbleu
Morbleu
Je prends panique
Je prends panique
Quand du phantasme
Je vois les cheveux
Parbleu
Parbleu
Je prends mes cliques
Je prends mes cliques
Quand du phantasme
Je vois la queue
Sacrebleu
Sacrebleu
Je lui fais la nique
Je lui fais la nique
Quand du phantasme
Je vois les yeux
Et les cheveux
Et la queue
Morbleu
Parbleu
Sacrebleu
Je prends panique
Panique
Je prends mes cliques
Mes cliques
Je lui fais la nique
La nique
La nique
alors, si vous êtes toujours avec moi, si vous ne m’avez point déserté pour une occupation plus passionnante, si vous me lisez toujours, d’une part cela voudra dire que vous êtes téméraires, patients et doués d’une belle équanimité d’âme, et voici que j’entends, venant des corridors les plus hauts du Ciel, la voix grave et mélodieuse de ce brave Saint Pierre, je crois bien qu’il m’invite à le rejoindre sans délai, d’ailleurs je sens que mon emphysème s’occupe de moi de bien étrange manière, Lecteurs, Lectrices, âmes fortes et dévouées, aidez-moi donc à lui faire la nique…la nique…la nique .
Flûte, je viens de mettre un POINT, je suis foutu, fout, fou… Saint Pierre, AU SECOURS… Pas encore. Pas encore. Ah, oui, maintenant, foutu pour foutu, des points, je peux en mettre tant que je veux.…
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