Les cascades
Un chapitre / Une musique
Orca - “Dialogo dei ricordi” - Ennio Morricone
https://www.youtube.com/watch?v=zYU3erebtak
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Dimanche 12 juillet 1981.
Au lieu d’emprunter l’itinéraire de la rivière que tout le monde connaît, je choisis un raccourci en passant par le bois. Mais avant, je planque mon vélo derrière un arbre, là où je sais que personne n'aura l’idée d’aller le chercher. Je retrouve bientôt la piste balisée qui longe le cours d’eau. Je traverse un pont en bois, direction un sentier qui serpente entre les rochers. Celui-ci offre deux possibilités. La première, passe tout près d’une petite falaise donnant sur la rivière. Pratique pour observer qui vous voulez. La deuxième, un chemin qui mène aux cascades. C’est celui que je choisis. À cette heure de la journée, l’air est agréable malgré la chaleur qui augmente sensiblement. Je me faufile habilement parmi les roches luisantes. Il faut ensuite escalader plusieurs rochers recouverts de lichen. Pas la peine d’être un alpiniste, ça se monte facilement.
Me voici en haut d’un premier plateau d'observation. Ici, vous dominez la rivière. Il me suffit alors de longer un autre passage, avec d’un côté, la roche de granit et de l’autre, le vide. Heureusement celui-ci est assez large. J’évite de regarder en bas. Ce serait prétentieux si je vous disais que je fais ça les yeux fermés. Ceux qui ont le vertige sont définitivement hors course. Les plus courageux, une fois arrivés, bénéficient d’une vue encore plus spectaculaire. D’ici, vous pouvez admirer plus largement la rivière et ses courants et apercevoir de loin, les randonneurs arriver. Vous jouissez également d’un magnifique panorama sur la forêt. Je dois dire que je ne m’en lasse pas. Je prends de grandes bouffées d’air pur. Ici, personne ne risque de venir me faire chier. Idéal lorsque j’ai envie de me retrouver seul, comme aujourd’hui. Histoire de digérer cette fichue lettre de ma mère.
Même si je suis content que le divorce ait été définitivement prononcé il va falloir soutenir mon père dans cette nouvelle étape. Je m’y sens obligé, mais ça m’épuise déjà rien qu’à l’idée. J’en ai marre de toujours lui trouver des excuses quand il se console avec sa bouteille. J'enrage. Je me sens impuissant. Mon père devient parfois incontrôlable. Violent. Il crie, insulte la terre entière. Je lui sers de souffre-douleur. À douze ans, j’ai pris quelques coups de ceinture. Mais aujourd’hui, je me sens plus fort. Il n’ose plus trop. Pour lui montrer que je n’ai plus peur de lui, je me suis mis au judo. Mais j’ai compris qu’il s’agissait d’autre chose que de donner des coups pour se défendre. Au judo, on vous apprend la confiance en soi, la sincérité et le respect. Ça m'a fait réfléchir et mis du plomb dans la cervelle. Maintenant, j’essaye de me contrôler. Mais avec lui, c’est vraiment pas facile. Dans six mois, je me casse, alors à quoi bon continuer à faire des efforts avec mon paternel ? Si mon plan ne marche pas, je n’ai malheureusement pas de plan b, hormis celui d’être coincé à la maison. Jusqu’ici, je me suis retenu. Mais jusqu’à quand ? Trop de douleur et de colère s’accumulent en moi. Rien qu’à l’idée de lui envoyer mon poing dans la gueule, je me sens soulagé. Mais pour combien de temps ? La peine prendra le dessus. J’ai déjà fait un trait sur ma mère il y a cinq ans. Perdre aussi mon père, je ne suis pas certain de pouvoir le supporter.
Et sans prévenir, voilà que je me fous à chialer comme un gosse. Ça me fait du bien. Lâche la pression, Lucas, lâche.
Pour éviter de m'apitoyer sur moi-même et surtout de cramer au soleil, je redescends. Il existe un autre chemin un peu en retrait, inconnu des touristes ou du randonneur occasionnel. Ce sentier se termine par un buisson touffu. Beaucoup font demi-tour pensant que c’est un cul du sac. Erreur ! Car, il suffit de ramper sous ce buisson. Quelques griffures au passage, mais ça vaut le coup. A sa sortie, à travers la roche, une ouverture discrète vous fait de l'œil. Vous vous glissez à l'intérieur. Vous vous retrouvez alors dans une grotte de taille modeste, avec un puits de lumière qui assure un éclairage une partie de la journée. Pour les plus sportifs, vous pouvez vous amuser à l'escalader pour remonter à la surface. Personnellement, je n’y suis jamais arrivé. À l’inverse, de là-haut, il suffit d’une corde et vous descendez en rappel sur cinq mètres. Je me suis amusé à le faire plus d’une fois. Selon mon copain Mathias, je suis un vrai aventurier. Je me suis fait peur une seule fois, lorsque la corde, trop usée par les intempéries et le temps a cédé. Heureusement, ce jour-là, je n'étais plus qu' à un mètre du sol. Bref, tout ça pour dire que j’adore être dans cet endroit. Il me protège. Si gamin, c’étaient les cabanes dans lesquels je me réfugiais, aujourd’hui, c’est ici que je me ressource. Je ne sais pas si je suis le seul à connaître ce lieu, mais je n’y ai jamais vu personne. Je croise les doigts pour que cela continue. À l’abri du monde, je me sens vraiment bien, loin de tout. C’est mon paradis.
Je retrouve mon lit de branchages et de feuilles sur lequel j’ai installé une vieille couverture. Je m’y allonge peinard sur le dos, les bras derrière la tête. Je respire profondément, détendu. C’est l’heure de mon petit rituel. Je déniche sous le lit de fortune un vieux magazine de cul que j’ai volé au bar-tabac, et commence à feuilleter les pages que je connais pourtant par cœur. Je vire mon t-shirt, déboutonne mon short, baisse mon caleçon et sort mon sexe déjà bien raide. Je m’arrête sur la fille que je préfère et commence à m’astiquer avec plaisir. Il ne me faut pas longtemps pour inonder mon torse d’un jus chaud et visqueux. Je m'essuie comme je peux avec des feuilles que je trouve à portée de main. Je m’endors presque aussitôt.
Lorsque je me réveille, je n’ai plus la notion du temps. Je ressors de la grotte, fais le chemin en sens inverse. Sur le premier petit plateau d'observation, au lieu de redescendre pour retrouver la rivière, je prends à gauche en continuant le long de la roche pour arriver directement au milieu des cascades. Elles forment à cet endroit de véritables chutes d’eau. Un autre spectacle tout aussi magnifique que celui de la forêt, bien que très différent. Je suis sur le côté, au plus près. Je regarde avec admiration les gerbes d’eau se déverser dans un bruit assourdissant. Ici, il fait frais. Je fais encore quelques pas et me faufile dans un interstice entre la roche noire et la chute d’eau. Je me retrouve ainsi derrière elle, mon t-shirt en partie trempé. La grotte dans laquelle je suis est plus petite que celle où je me trouvais il y a cinq minutes. Je pourrais sauter à travers le rideau d’eau et me retrouver des mètres plus bas, dans un bassin aux forts remous. Mais évidemment, il faudrait être fou ou tout simplement suicidaire, ce qui n'est pas mon cas. Je m’approche du rideau, tends ma main, touche l’eau du bout des doigts. Je reçois tel un brumisateur, de fines gouttelettes sur mon visage, mes bras et mes jambes. J'adore cette sensation. Je finis par frissonner et décide de rebrousser chemin.
Me voilà arrivé en bas, au pied des cascades. C’est ici que se déversent les chutes, dans un immense bassin. Je le longe et continue ma promenade et m’enfonce dans un dédale d’arbres et de plantes, digne de ce que je me fais comme idée d’une forêt tropicale. Après une pente plutôt raide, je débouche sur un autre bassin, en partie caché par une végétation luxuriante. Ici, il fait encore plus chaud et plus humide.
Deuxième petit rituel de l’après-midi. Je me déshabille entièrement. J’entre facilement dans l’eau malgré sa fraîcheur qui me saisit. J’y suis habitué depuis le temps ! L’eau m’arrive à la taille. Ici, elle est étrangement claire, voire phosphorescente, avec par endroits des ombres d’un bleu magnétique. Je fais d’amples mouvements de brasse, me retourne sur le dos, me laissant porter, admirant le ciel. Je m’amuse à faire flotter mon sexe à la surface. Je ferme les yeux et me détends. Mes paupières deviennent comme l’écran des pensées qui passent dans ma tête sans que je ne m'y accroche. Je suis attentif à ce qui me traverse et tente d’être présent naturellement à tout ce qui m’entoure. Les bruits des branches des arbres, les sons mystérieux et surprenants de la nature, le chant des oiseaux, la sensation du soleil sur ma peau. Je finis par sortir de ma méditation par le contact de mes pieds sur le sol. Je fais un tour sur moi-même. Je ne vois absolument personne. Je pousse un cri tel un fauve rugissant, qui me fait un bien fou. Qui me délivre un peu de ma tristesse. J'ai l'impression qu'il faudrait crier pendant des journées entières pour évacuer toute la rancœur que j'ai envers mes parents. Je sais qu'ils ont fait ce qu'ils ont pu. Mais le résultat n'est pas vraiment pas à la hauteur. Je leur en veux.
Je finis par avoir la chair de poule. Je décide de sortir de l’eau. Je sèche tranquillement sur un rocher chauffé par le soleil. Je me sens incroyablement vivant.
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