Lampions
Un chapitre / Une musique
Cassiopeia - Kölsch
https://www.youtube.com/watch?v=xOraZdM-5qU
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Mardi 14 juillet 1981.
Vers vingt-deux heures, nous descendons au village à pied, pour participer aux festivités du 14 juillet, comme nous l’a proposé le maire du village. Une vraie pause pour nous changer des cartons à déballer. Je suis plutôt enthousiaste de cette première sortie familiale. Mes parents semblent avoir retrouvé le sourire eux aussi. Tant mieux. Ce soir, il fait bon, mais ma mère a insisté pour que je prenne un pull léger, en prévision de la fraîcheur de la nuit. À notre arrivée, une foule est déjà là. Toutes les générations confondues. Des habitants de Saint-Amant-La-Rivière bien-sûr et des vacanciers qui, eux aussi, regardent partout autour d’eux, avec émerveillement, la place du village joyeusement décorée. Des guirlandes de lumières relient deux grands marronniers à la façade de l’église. Une grande estrade est installée au milieu, réservée au bal qui aura lieu après le feu d’artifice. Nous ressentons l'effervescence et l’amusement des habitants. Pour l’occasion, la gente féminine s’est habillée de belles robes colorées et les hommes, d’élégantes chemises. Nous nous mêlons naturellement à eux. Déjà, les têtes se retournent vers nous, quelques messes basses se font, dont nous devinons facilement la teneur. Alors c’est lui le nouveau docteur accompagné de sa femme et de leur fils ? Nous leur offrons notre plus grand sourire. Mes parents sont parfaitement dans leur élément, surtout mon père qui se présente déjà à un couple de curieux. Ma mère se prête à l’exercice avec facilité. Les mondanités n’ont pas de secret pour elle. Quant à moi, je me sens un peu mal à l’aise de me sentir observé de la sorte, mais par mimétisme, j’ai heureusement appris à adopter le comportement adéquat en de telles circonstances.
J’aperçois près d'un des marronniers le gérant du café-bar-tabac, avec un enfant sur ses épaules. Il a un serpentin sifflet à la bouche et s’en donne à cœur joie. Ce que je devine être sa maman est en pleine conversation avec une dame austère, habillée tristement de noir, qui visiblement tente de faire des efforts pour paraître enjouée. Au loin, les deux frères que j’ai vu dimanche jouer au baby-foot avec Lucas. Ils ne sont pas discrets et me montrent du doigt à un groupe de garçons de leur âge. Je les vois rire sous cape. Je pense à Lucas, non pas que je sois pressé de le revoir. J’imagine qu’il sera là lui aussi. Comme nous l’a fait comprendre avec fierté le maire, tout le village est présent pour ce rendez-vous incontournable de l’été. Pour cette raison, il a insisté pour que nous y participions. Il a aussi pris les devant en nous conviant, avec une joie non dissimulée, à la célébration du centenaire de la fête des Cascades qui a lieu le 15 août. Nous l’apercevons devant l’église avec d’autres personnalités, ses adjoints sûrement, suggère mon père. Ils sont occupés à distribuer un lampion à chaque enfant une torche à leurs parents. Sans nous en apercevoir, nous avons, nous aussi, rejoint une file, attendant patiemment notre tour pour être servi. J’observe un père de famille. ll allume une bougie, au cœur du socle d’un lampion replié en accordéon, qu’il rehausse, pour ensuite le suspendre à une tige de bois, qu’il donne délicatement à son jeune fils. Celui-ci est aussitôt émerveillé par la luminosité colorée de la lanterne qu’il arbore fièrement, tout en prenant soin de le tenir correctement, pour ne pas y mettre le feu.
— Bonsoir messieurs dames. Prêts pour les festivités de Saint-Amant ?
— Bonsoir ! C'est-à-dire que…, répond ma mère, un peu surprise de cette apparition soudaine.
Devant nous, se présente un couple, accompagné d’une jeune fille de mon âge.
— Michel et Geneviève Leduc. Voici notre fille, Juliette. Nous tenons la pharmacie à l’angle de la rue de l’église. Vous devez être le nouveau médecin du village, n’est-ce-pas ? dit monsieur Leduc.
— Enchanté. Je suis ravi de vous rencontrer. Oui, c’est bien moi. Je vous présente mon épouse, Françoise, et notre fils, Alexandre. J’avais justement prévu de passer vous voir demain pour me présenter, dit mon père.
— Comme c’est aimable à vous. Vous êtes bien installés ? La maison vous plaît. On m’a dit qu’elle était en très mauvais état ? demande madame Leduc à ma mère.
— Nous sommes encore dans les cartons. La propriété est si grande et si lumineuse, il y en a encore dans toutes les pièces ! répond ma mère avec jovialité, pour cacher sa crispation.
— Oh, j’imagine. Monsieur le Maire nous a dit que vous venez de Paris. Cela doit vous changer ! enchaîne la pharmacienne.
Je vois à ses yeux qu’elle essaye de mettre mal à l’aise ma mère. Mais on voit bien qu'elle ne la connaît pas !
— C’est un réel plaisir de goûter enfin l’air pur de la campagne. Paris devient infernal ! Mais heureusement, nous avons gardé un pied-à-terre dans le 8e arrondissement pour nous divertir.
Je souris intérieurement de son mensonge. Je la revois encore en train de pleurer, quittant à regret notre bel appartement parisien. Mes yeux se posent sur Juliette. C’est une brune coiffée d’une longue tresse. Elle se tient bien droite et porte une robe blanche qui met son buste en valeur. Ses yeux hautains me dévisagent. Elle m’offre néanmoins un beau sourire angélique. Je lui souris à mon tour.
— À quelle heure a lieu le feu d'artifice ? je lui demande.
— Juste après la retraite aux flambeaux, vers vingt-trois heures. J’espère qu’il vous plaira.
— J’en suis certain, dis-je, ne sachant pas quoi ajouter de plus.
— Jeune homme, un lampion ?
Je me retourne vers un monsieur joufflu qui m’en met aussitôt un dans les mains.
— Tenez, voici la bougie qui va avec. Bonne soirée, amusez-vous bien !
Mon père se retrouve avec une torche entre les mains.
— Je vous conseille de les allumer une fois le cortège prêt à partir, nous précise Juliette, qui à son tour a récupéré son lampion.
Nous attendons encore de longues minutes afin que tous les participants récupèrent le leur.
Le maire arbore à présent son écharpe tricolore et conduit le cortège qui traverse lentement la rue principale en direction du stade de foot. Chacun essaye d’avancer en prenant garde de conserver les distances liées à la dangerosité des lampions et des torches désormais allumés. Je suis subjugué par ce spectacle vivant de lumières qui déambulent. Les Leduc décident le plus naturellement du monde de faire le chemin avec nous. Juliette est à mes côtés avec son lampion. Nous nous sourions, surveillant chacun le notre afin qu’il ne s’embrase pas.
Une demi-heure plus tard, nous voilà tous réunis sur un côté du stade. Celui-ci fait face à l’orée de la forêt. Nous décidons, comme la plupart du public, de nous asseoir sur la pelouse. Nous apercevons, non loin de nous, des personnes âgées s'asseoir sur des chaises pliantes ou des parents déposant leurs jeunes enfants sur des couvertures. Un homme s'approche en nous proposant des colliers multicolores phosphorescents à mettre autour du poignet. Je n’en ai jamais vu. Je regarde mon père, tout aussi amusé que moi. Il met la main à sa poche, et me donne quelques pièces de monnaie, afin que je m’en achète un. Juliette se moque gentiment de me voir avec, car autour de nous, seuls les jeunes enfants en portent un. Je me sens soudain honteux. Je tente de le cacher maladroitement, mais Juliette s’autorise à attraper mon poignet, en me forçant avec amusement à le lever pour que tout le monde le voit. Je me débats pour la forme. Nous avons un petit fou rire. Devant nous, passe les deux frères du café-bar-tabac. Ils nous dévisagent avec dégoût. Le plus vieux, Jacques, d'après Juliette, a un drôle de sourire. Elle le fusille du regard et lui fait un doigt d’honneur. Choqué qu'une fille puisse faire cela en présence de ses parents, je ne sais plus où me mettre. Heureusement, les siens et les miens sont occupés à discuter. Juliette s’apprête à m’expliquer à l’oreille pourquoi ce geste, mais nous sommes interrompus par la voix d’un micro. C’est le maire en personne qui se fend d’un message de remerciement à ses habitants d’être venus aussi nombreux au traditionnel feu d’artifice de la commune. Quelques minutes plus tard, un premier son assourdissant se fait entendre, suivi d’une première fusée qui explose, illuminant le ciel dégagé. Les petits comme les grands sont éblouis par le spectacle. J’applaudis moi aussi devant les immenses palmiers dorés qui se dessinent. Ce sont mes préférés.
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