Dans la forêt
Un chapitre / Une musique
Attack Of The Amazons · Carpenter Brut
https://www.youtube.com/watch?v=5Z9eLNWuu_4&list=OLAK5uy_k4S0zk4l7kU64jClhI4dyq-wleYSJOSLU&index=3
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Mercredi 22 juillet 1981.
Beaucoup de monde aujourd’hui au marché. Madame Fouanec est contente de la recette du jour. Et surtout de moi. Elle m’assure que je m’en sors très bien avec les clients. Je sais les aborder facilement, toujours une blague à glisser ça et là ou un petit mot gentil. Je suis heureux qu’elle me fasse confiance. Vraiment. Ce n’est que le deuxième mercredi que je travaille avec elle et c’est vrai que je me sens à l'aise. Je me suis planté une seule fois pour rendre la monnaie. Juste quelques centimes que j’ai tenu à lui rendre. Elle m’a dit que ce n’était pas la peine. Mon père a voulu savoir combien elle me payait. Il a été étonné du montant, en me disant que j’avais de la chance. J’ai décidé d’économiser chaque centime. Je ne sais pas combien il me faudra pour me tirer d’ici, alors je préfère commencer maintenant, car à la rentrée, bye bye le lycée. Mon père croit encore qu’il pourra me faire changer d’avis, mais je suis définitivement résolu à gagner ma vie. À 18 ans, je me prends une piaule en ville, aussi minuscule soit-elle. Pour l’heure, je cache précieusement mon argent dans une petite boîte en fer que je glisse tout au fond d’un tiroir à vêtements. Je descends en trombe de ma chambre et enfourche mon vélo, direction la forêt.
Pour y aller, je passe par la rivière en traversant le pont, car avant, j’ai l’intention de me fabriquer un nouvel appeau. Je trouve, facilement, un autre morceau de bois. Je prends le temps de tailler, assis au même endroit où j’avais sculpté le précédent. Je le teste, assis au bord de la falaise. Mon sifflet est nickel. Je reprends la route. Avec les rayons du soleil, la rivière au-dessous de moi scintille de toute part. D’ici, on peut voir la puissance du courant et ses tourbillons d’écume. Je m’éloigne de la falaise et me dirige droit dans la forêt. Cela fait longtemps que je ne m’y suis pas promené.
À présent, le bruit de la cascade n’est plus qu’un murmure. Le contraste avec le silence de la forêt est saisissant. J’ai l’intention de la traverser pour regagner la ferme de la famille Desbois, par laquelle il me suffira de descendre au village. Une boucle d’une bonne heure à pied. Une balade tranquille en perspective.
Soudain, au loin, j’entends un cri étouffé. Du moins, ça y ressemble. Je marche prudemment, à la recherche du moindre signe de présence humaine. Il ne me faut pas longtemps pour apercevoir de dos, deux hommes torse nus. Je m'approche, essayant de faire le moins de bruit possible. Je me cache derrière un buisson. Je reconnais les frères Desbois. François a son pantalon aux pieds, son caleçon au milieu des fesses, tandis que Jacques est accroupi au sol. Il me faut avancer pour mieux voir. Un deuxième cri, étouffé. Mais est-ce vraiment un cri ? Ce que je pressens me fout les jetons. Étendue au sol, Juliette, la robe relevée, est en train de se débattre mollement, Jacques au-dessus d’elle, une main sur la bouche pour l’empêcher de crier. Son caleçon est entièrement baissé, son corps pressant celui de la jeune fille. François est tranquillement en train de se branler devant eux.
J’ai un moment de vertige. Je me revois il y a un an avec Juliette dans sa chambre, sur son lit. Nous sommes à moitié nus, l’un contre l’autre. Nous nous embrassons. Je réalise que c’est enfin le moment que j’attends depuis toujours. J’ai conscience que nous allons faire l’amour pour la première fois, elle et moi. Mais je tremble à l’idée de ce qui va se passer vraiment. Le saut dans l’inconnu. Lui enlever sa culotte, retirer mon slip. Et rougir quand elle presse enfin sa main contre mon sexe qui ne réagit pas comme prévu. Le désarroi qui me fige. La honte qui m’emprisonne. L’incompréhension de Juliette. Mon départ précipité. Les heures à me morfondre dans mon lit, en me traitant du dernier des incapables. La peur que Juliette raconte tout à ses copines. Nos silences depuis, nos évitements réciproques.
Ni une, ni deux, je crie :
— Bande de connards, vous avez besoin d’aide ?
Surpris et honteux, François relève comme il peut son caleçon et son pantalont, tandis que Jacques et Juliette me toisent durement.
— Casse-toi Mercier ! me balance Jacques.
Je ne me laisse pas impressionner.
— Ça va, Juliette ?
Son visage est tout rouge. Elle ne dit rien mais je sens son malaise évident.
— Foutez-lui la paix, crié-je.
Jacques se relève, remonte lui aussi son slip et son short. Juliette cache sa nudité et s’assoit, en baissant la tête.
— Et le puceau, on te dit de te tirer ! T’es sourd ou quoi ?
C’est comme si je recevais un coup de poing en pleine poitrine. Les deux frères se rapprochent dangereusement de moi. Même si je le sais pertinemment, je ne peux pas m’empêcher de demander.
— Qu’est-ce que vous étiez en train de faire ?
— À ton avis, on jouait aux cartes. Allez casse toi. C’est la dernière fois qu’on te le dit gentiment.
— Hors de question !
— Ok, dans ces cas-là, faudra pas se plaindre Mercier ! me dit Jacques, furieux.
Je serre les poings. Deux contre un. Le combat est déloyal, mais je n’ai pas trop le choix. Juliette me regarde, entre la peur et la reconnaissance. J’esquive un premier coup de poing. J’en donne un premier dans le vide. François arrive par derrière, je me recule pour les avoir un maximum tous les deux en face de moi, mais je sais que je ne vais pas tenir longtemps à ce petit jeu. Ils se rapprochent encore un peu plus. Je sens une colère immense monter en moi. Je crie de toutes mes forces et frappe en espérant leur faire mal le plus possible.
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