Départ précipité
jE Un chapitre / Une musique
Serij · Kölsch
https://www.youtube.com/watch?v=y608ftDstko
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Vendredi 7 août 1981.
Je range mon vélo dans le garage, et arrive sur la terrasse, derrière la maison. Il n’y a personne. Pourtant, la porte fenêtre est grande ouverte. J’entre dans le salon, personne non plus.
— Maman ? C’est moi, je suis rentré.
Mon père ne devrait pas tarder à arriver. Je monte prendre une douche. j’entends du bruit dans la chambre de mes parents.
— Maman, c’est moi, je viens de rentrer. Je vais prendre une douche !
Pas de réponse, je ne m'en offusque pas.
Lorsque je descends pour dîner, mes parents sont visiblement en pleine conversation houleuse. Tiens, ça faisait longtemps !
— Vas-y, tu peux lui dire maintenant, dit mon père.
Je regarde ma mère. Elle a les yeux rougis.
— Gaspard est parti cet après-midi.
— Comment ça, parti ?
— Il a dû rapporter la voiture à son ami plus tôt que prévu.
Mon cœur s'emballe.
— Il est parti comme ça, sans me dire au revoir, mais ce n'est pas possible !
— T’en fais pas, il reviendra nous voir…Enfin, pas tout de suite, dit ma mère, essayant d’y mettre les formes.
Je m’assois, abattu.
— C’est finalement mieux comme ça, coupe mon père.
Je le regarde, sans comprendre. Je suis furieux, car de nouveau, je suis sûr que mes parents me cachent quelque chose.
— Je ne vous crois pas. Dites-moi la vérité !
— Mais enfin, mon chéri…
— Mais arrêtez, tous les deux ! Depuis que nous sommes ici, vous ne faites que ça, me mentir !
— Ça suffit, Alexandre ! explose mon père.
Je ne peux pas rester là, avec eux, une minute de plus. Je quitte la table pour aller m’enfermer dans ma chambre.
— Alexandre ! crie ma mère.
Je ferme à clé. Je m’assois sur le lit, rageant. Je découvre sur mon oreiller, une enveloppe. Je m’empresse de l’ouvrir.
Cher cousin,
Je t'écris cette lettre, car je ne sais pas si je pourrais t'embrasser une dernière fois avant de partir. Lorsque tu la liras, je serai déjà parti de chez vous. Je suis aussi désolé que toi. Je t’imagine déjà en colère, assis sur ton lit à lire mes mots. T’écrire est peut-être la seule chose que je suis encore capable de faire aujourd’hui. Envisager d’affronter ton regard et te dire ce que j’ai à te dire, j'y ai pensé bien sûr, mais je manque de courage. Je tiens quand même à être un minimum honnête avec toi, malgré tout ce que tu peux penser de mon départ. Je sais que je vais te faire souffrir. C’est le plus dur pour moi. Peut-être, te doutes-tu déjà de ce que je vais t’annoncer.
Et bien voilà, je crois…non, j’en suis sûr, à présent…Je suis amoureux de Françoise. Oui, tu as bien lu. J’éprouve de vrais sentiments envers ta mère. Nos liens familiaux, la différence d’âge entre nous deux, toi, mon cousin, auraient dû nous rappeler à la raison. Mais l’amour n’est définitivement pas un sentiment raisonnable et réfléchi. C’est même tout le contraire. Incontrôlé, et incontrôlable. Beau, enivrant, qui vous donne des ailes. Vous êtes prêt à déplacer des montagnes pour l’être aimé. C’est ce que je voulais pour ta mère. Déplacer des montagnes, la faire changer d’univers, de vie et l’éloigner de ton père. Tu dois bien me trouver ingrat, stupide et le piètre des cousins après cette révélation. Sache que, moi comme ta mère, avons essayé de toutes nos force de dompter ce que nous ressentions l’un pour l’autre, des sentiments qui sont nés lentement. Combien de fois ai-je essayé de mettre fin à notre relation, si tu savais. En janvier dernier, j’ai cru que je serais capable de ne plus la revoir. Mais au printemps, lorsque ta mère m’a appris ce qui arrivait à ton père à son cabinet, que vous alliez déménager, j’ai eu un moment de faiblesse. Alors je suis venu chez vous. J’avais du mal à te regarder dans les yeux, alors pour me punir de ce que je faisais à ta famille, je me suis dit qu’il serait plus facile pour moi que tu me détetes. Comme tu as pu t’en apercevoir, j’ai tout fait pour que tu m’en veuilles, à commencer par m’en prendre à la personne que je devinais devenir importante à tes yeux, à savoir Lucas. Car oui, dans ces cas-là, les yeux ne peuvent mentir. Quand tu regardes Lucas, ce ne sont plus les lueurs de braise et de colère que tu as d’habitude avec tes parents. Ce regard, je le connais malheureusement très bien, car c’est celui que j’ai quand je regarde ta mère.
La nuit où je t’ai surpris avec Lucas et que je t’ai pris en flagrant délit, à revenir éméché, alors que tu t'apprêtais à remonter dans ta chambre par le toit de la cuve de fioul, je n’étais pas tout à fait sûr de moi. Déjà à Paris, j’avais eu des soupçons, lorsque, à plusieurs reprises, j’ai été surpris de te voir regarder des garçons, comme moi je regarde les filles. Je ne voulais pas y croire, encore moins t’en parler, de peur de te vexer, si ce n’était pas le cas. Ce n’était pas dans l’ordre des choses que l’on m’a apprises. Mais tomber amoureux de ta mère m’a fait revoir ma conception de la vie. On ne choisit pas de qui nous tombons amoureux ! Ça, aujourd’hui, j’en suis sûr !
Qui serais-je pour juger de ce qui est bien ou mal, de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire ? Tu as assez d’un père pour ça. Hier, il a enfin compris ce qui se passait entre moi et ta mère. Il aura mis le temps. Même si nous avons essayé tant bien que mal de lui cacher.
J’ai réalisé trop tard que je faisais fausse route en venant ici. J’ai hésité d’ailleurs, d’où mon arrivée décalée. En venant en voiture, je me suis dit que je pouvais être davantage libre de mes mouvements et pourquoi pas avoir l’audace de proposer à ta mère de l’emmener avec moi à Paris. Oui, je sais ce que tu vas penser, que je suis un sale égoïste. C’est d’ailleurs ce qu’elle m’a dit. Contrairement à moi, elle a tout fait pour que je parte le lendemain de mon arrivée. Mais rapidement, entre nous, ça a été plus fort que tout. Ce petit jeu ne pouvait pas durer bien longtemps. Nous avons donc décidé de profiter des jours qui nous étaient offerts. Aujourd’hui, j’ai compris que Françoise ne quitterait jamais ton père. Elle veut te préserver, quitte à être malheureuse tout sa vie. Pourtant, j’ai essayé de lui faire comprendre, que bientôt, toi aussi, tu auras ta vie d’adulte et qu’elle a droit, même à 40 ans, d’être heureuse. Elle a droit à une seconde chance.
Si je te dis tout ça, c’est pour te dire que tu es jeune et que tu as toute la vie devant toi. Je sais où est ta force, même si pour toi, tu appelles ça de la faiblesse. J’ai confiance en toi. Une grande partie de ce que nous sommes et de ce que nous devenons dépend de ceux dont nous nous entourons, tu comprends ? Nous aimons croire que nous sommes libres, mais les pressions exercées par notre entourage sont insidieuses. Si tu laisses faire, la vie peut prendre des tas de directions différentes. Mais les amis sont parfois comme des haies. Alors, à l’année prochaine, prends soin de les choisir, laisse-les t'abriter, te réconforter, mais ne te laisse pas bloquer la vue sur le monde extérieur et l’avenir. Parce que l’avenir n’appartient qu’à toi, ne l’oublie jamais.
J’arrête là mes “leçons”. En attendant, cet été, fais-moi plaisir, profite de chaque instant qui t’es offert pour aimer qui tu veux.
A bientôt j’espère,
Je t’aime,
Ton cousin, Gaspard,
P.S. Ta mère ne sait pas que je t’ai écrit cette lettre, alors fais-en ce que tu en veux, brûle là, ou garde là, mais fais en sorte qu’elle ne se retrouve pas dans les mains de ton père.
Une larme tombe sur ma lettre. Tout devient sombre autour de moi et à la fois lumineux et limpide. J’aurais tellement eu envie d’avoir une discussion avec lui. Je ne peux même plus lui en vouloir, car il a réussi, par ses mots, à me donner une force incroyable pour la suite.
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