1 — Un cycle de plus
Sa mémop ouvre une vue satellite de son campement. Une reconstitution de steppe gelée en nuance de noir, gris et blanc aplanie par les algues qui pilotent le cerbère orbital. Dans cet affichage monochrome, un triangle rouge clignote en dehors des limites de sa concession. D’autres, de couleur jaune, sillonnent son domaine selon des schémas aléatoires. Perdre un drone sur une planète où les blizzards se succèdent relève de la routine, mais quelque chose a dérouté celui-ci de son parcours avant le crash. C’est ce qui a déclenché son réveil au beau milieu de la nuit.
— Fais chier ! grommelle Dra9on en s’extirpant de son sac de couchage.
Une fois debout, il baille à s’en décrocher la mâchoire tout en s’étirant dans le dortoir étroit qu’il est le seul à occuper. Quitter son abri en pleine nuit ne l’enchante guère, mais il déteste encore plus l’idée qu’on puisse lui braquer le fruit d’un labeur harassant et dangereux. Il enfile sa combinaison multi-usage couleur rouille. Les fibres intelligentes épousent son corps d’une étreinte chaleureuse alors qu’il traverse la partie jour du module sans un regard pour le désordre qui y règne. Des restes de prote tentent de l’amadouer sous la lueur tremblotante du bloc-cuisine, mais il jette son dévolu sur un mug à moitié plein qui atterrit dans l’agitateur moléculaire. Une poignée de secondes plus tard, il grimace en récupérant la tasse brûlante. La gorgée de café bouilli lui arrache un juron et il l’abandonne dans l’évier.
La température dans le sas le fait frissonner. Malgré sa combinaison thermorégulatrice, il sent l’air glacial qui s’immisce entre les joints de la porte extérieure. Encore une réparation qu’il a négligé par manque de temps.
Il tend la main vers une sorte de poncho à capuche taillé dans un tissu gris trouble. Quand le vêtement retombe sur ses épaules de lutteur, l’étoffe nanoptique s’anime de différents motifs avant d’imiter les cloisons. Le rectangle compact d’un fusil qui repose dans un râtelier suit le même chemin et se fond dans le décor sur son dos. Dans son envirosim, la visée intelligente de l’arme s’appaire avec sa vision augmentée.
En ouvrant la porte du module, il s’arc-boute pour encaisser la bourrasque glaciale qui lui mord le visage. Les vents incessants à la surface de Naos résultent autant du relief que de la forte gravité qui accélère les flux aériens. Un phénomène qu’amplifient les processeurs atmosphériques disséminés sur le globe gelé. Chaque machine occupe un emplacement sélectionné avec soin par les écostylistes de chez Taller-Jakob® — Œuvrer. Ces installations titanesques produisent un air abrasif et pauvre à mesure qu’on s’éloigne de l’une d’elles. Il remonte le col de sa combinaison jusque sur son nez. Autour de lui, des flocons gras dansent dans les cônes de lumière diffusés par les lampadaires qui éclairent sa concession.
Sa mine se trouve dans l’une de ces zones vierges entre deux tours, mais cela ne le gêne pas. En tant que Sotchien, il supporte très bien la pesanteur écrasante ainsi que la faible teneur en oxygène de l’air. Il se dirige vers le site du crash en contournant la lueur blafarde des projecteurs. De la neige s’accumule sur le hangar qui abrite les conteneurs à minerais et des stalactites se sont formées sur les rebords du toit. Quand il longe le bâtiment, un VR code clignote sur les bennes. La transmission vers sa mémop indique que rien ne manque. Tant mieux. La perte du drone incombe sûrement au mauvais temps. Un de ces problèmes dont il se serait bien passé, mais mieux vaut ça que des pillards.
Il avance plié en deux sur le chemin de ronde battu par le vent qui ceinture la carrière à ciel ouvert. Loin en contrebas, il devine les feux de position de l’excavatrice. La machine en forme de chenille bouffie, creuse en permanence le sol gelé de Naos. La roche que le drone-usine avale subit un processus de digestion capricieux avant que métaux précieux et autres terres rares tombent dans le camion qui le suit. Le regard de Dra9on glisse vers deux phares qui peinent à percer le rideau de neige alors qu’un chargeur emprunte la piste taillée en escalier qui remonte du cratère. Dans son envirosim, la zone du crash se trouve à une centaine de mètres derrière une congère. Il accélère jusqu’à son sommet, heureux et excité par cet exercice qui casse sa routine. Parvenu à un surplomb, il s’allonge sur le ventre, son arme dans les mains, tous ses sens amplifiés en alerte et invisible sous son poncho qui se confond avec le sol. Une plaine rouille et grise se déploie dans sa vision augmentée grâce au viseur intelligent du Goliath AR-41. La technologie employée ainsi que la puissance du fusil d’assaut confirment sa préférence pour les instruments de chez Farsiken-Kult® — La volonté de nuire. Malgré cela, le drone disparu demeure introuvable.
— Là !
Il pointe la direction indiquée par l’apparition qui s’est matérialisée à sa droite. Un zoom auréolé de données lui offre l’illusion de pouvoir toucher l’appareil recouvert de neige fraîche. Sa mémop analyse le trou aux bords noircis qui traverse l’engin de forme triangulaire, mais il sait reconnaître un tir de blaster. Il a vu assez d’impacts de ce genre dans sa vie.
— T’en pense quoi ? mentalise-t-il à l’attention de la femme accroupie à ses côtés.
— Qu’on va bientôt découvrir si tu as conservé tes réflexes !
Dra9on n’a pas bougé. Les apparitions d’Et1Cell le laissent indifférent depuis un moment déjà et c’est ce qui devrait l’effrayer le plus. Au lieu de cela, il demeure concentrer sur les empreintes de pas presque effacées par le blizzard. Trois intrus ont franchi son périmètre de sécurité. Il roule sur le dos. Et1Cell l’observe avec ses yeux entièrement noirs réduits à deux fentes dans lesquelles luisent une cible dessinée en fil de fer rouge. Un sourire énigmatique plaqué sur ses lèvres à la sensualité rehaussée par un cosmétique carmin. Quelques flocons de neige s’accrochent à sa combitactique sombre qui lui confère une allure de super-tueuse de SimStim. Les plus gros traversent sa silhouette d’hologramme semi-tangible. Un truc lové au plus profond des tripes de Dra9on remue, comme une créature qui s’éveillerait après un long sommeil, et il la sent qui s’étire avec délectation.
En suivant la piste des intrus, Dra9on croise la route du camion-benne qui remonte de la mine. Il s’agrippe à l’engin dont les roues mesurent deux fois sa taille. La neige a redoublé d’intensité et un voile opaque dissimule les bâtiments à présent. Il saute du véhicule en marche et sa roulade l’amène derrière une pile de caisses. Un genou à terre, il épaule son fusil.
On épiait le Vide, fond noir insondable, trame invisible dont les étoiles formaient les nœuds, océan gravitationnel infini aux marées dictées par la course des galaxies. Semblable à un félin tapi entre les plans de cet univers, notre attention se focalisait sur la moindre anomalie et nous échafaudions de multiples scénarios autour de l’avenir de ce quadrant. Un réflexe qui justifiait à lui seul notre utilité. Pendant ce laps de temps, notre jardin subit un cataclysme. Un géocroiseur fit voler en éclat l’équilibre délicat de notre écosystème. Une tellurique prometteuse se retrouva catapultée sur une orbite elliptique qui l’amenait trop près de notre abri. Quand elle ne succombait pas à la morsure glaciale du Vide, la planète nous frôlait et nous contemplions sa surface noire zébrée de rivières de magma qui s’embrasait. Cet incident nous plongea dans de nouveaux abîmes de réflexion. La course du géocroiseur pouvait-elle n’être que fortuite ? Nous excluions par nature la notion de hasard. Nous lui préférions la rigueur mathématique des statistiques. Nous puisâmes donc des ressources supplémentaires dans le cœur d’hydrogène en fusion qui nous abritait afin de mener ces calculs. Ce faisant, nous détournions un court instant notre attention du quadrant sous notre juridiction. Quand nous retrouvâmes notre rôle, un babil composé d’interférences électromagnétiques, de trames de plasma et de distorsions quantiques résonnait à la lisière de notre domaine. Un nouveau cycle de l’Histoire s’apprêtait à piétiner notre jardin.
Un voile sombre borde la vision de Dra9on, comme s’il émergeait d’un tunnel. Son cœur bat la chamade et il transpire malgré sa combinaison thermorégulatrice. Il est étendu sur le sol gelé, avec un goût métallique dans la bouche et des tremblements dans les mains. Il s’est mordu la langue pendant la crise et son AR-41 est demeuré sur la pile de caisses. Dans le viseur, les intrus portent des armures tactiques sans signes distinctifs et des fusils blaster de dernière génération. L’un d’eux pirate le sas de son abri.
— Ces types sont là pour nous.
Et1Cell a raison. Qui plus est, les pillards qui sévissent à la surface de Naos ne possèdent pas ce genre de matos.
Il s’efforce de retrouver un rythme cardiaque normal tandis qu’un des mercenaires approche de sa cachette. Le tueur progresse à pas mesurés en braquant son arme devant lui. Les membres de Dra9on pèsent une tonne. Il roule sur le côté, des étoiles plein les yeux et la tête dans un étau. Une fois sur le ventre, il parvient à se mettre à quatre pattes en conservant la palette comme couverture. Dans la vision tactique de l’AR-41, le type s’immobilise, incertain sur la marche à suivre. Dra9on le contourne à la manière d’un loup, le souffle court, mais le blizzard et son poncho masquent sa présence. Puis, il se redresse dans le dos de son adversaire, saisit sa tête d’une main en le tirant en arrière et frappe au cou. Une gerbe de sang jaillit lorsqu’il retire son couteau de la carotide. Il accompagne sa victime dans sa chute. Dans sa vision augmentée, l’autre gars pointe son arme vers lui, prêt à faire feu. Il recule lentement dans une zone d’ombre, fort de sa coordination retrouvée. La crise demeure une impression résiduelle qui prend la forme d’un léger picotement au bout de ses doigts. Celui-ci cessera d’ici peu.
Sa combinaison intègre des chaussons à semelles souples avec une séparation pour le gros orteil. Il ne laisse aucune empreinte sur le sol gelé. Tapi dans l’obscurité, il observe le second mercenaire. Le type s’est décidé à bouger, mais sa tension alourdit sa démarche. Quelque part dans l’interface tactique que ces gars partagent, la disparition de leur pote les rend nerveux. L’intrus jette des coups d’œil à droite et à gauche, les mains crispées autour de son fusil, sans cesser d’avancer. La créature qui dormait dans les entrailles de Dra9on se délecte de cette peur. Elle serpente le long de son échine à présent, excitée, assoiffée de violence. Il sent cette chaleur irradiée dans ses muscles et ce regain d’énergie lui confère une exaltation qu’il n’a plus éprouvée depuis un bail.
Quand le mercenaire s’arrête sur le cadavre de son équipier, Dra9on bondit en avant. Il empoigne l’arme du type et la repousse vers le haut tandis que sa main gauche remonte entre les cuisses de son adversaire. Le poignard a tranché les artères fémorales avant de se planter dans le cœur de l’intrus. Dra9on écarte le mort de son chemin pour empoigner son Goliath.
— T'en pense quoi ? demande-t-il.
Et1Cell marche à sa droite.
— Leurs signatures électroniques sont brouillées. Impossible de déterminer la provenance de leurs équipements. Tu sais aussi bien que moi ce que cela signifie.
Le dernier mercenaire a cessé de forcer la serrure de son habitat. Paniqué, il ouvre le feu au jugé. Dra9on esquive les traits de blaster en sautillant de côté.
Cet abruti va l’obliger à le flinguer !
L’AR-41 crache une salve. Les projectiles à sous-munitions explosent à quelques centimètres de leur cible, criblant d’éclats le tueur. Le corps rebondit contre la porte du sas avant de retomber comme un pantin désarticulé sur le seuil.
— Il n’a pas remarqué que je bloquais ces tentatives de pirater la serrure, se moque Et1Cell en toisant le cadavre.
Ses cheveux de jais attachés en queue de cheval accentuent l’étroitesse de son visage mutin à la peau ivoire. Elle l’observe à présent avec ce même sourire énigmatique plaqué sur les lèvres. La projection somatique de la conscience artificielle le domine d’une bonne tête. Comme si elle éprouvait le besoin d’affirmer sa supériorité intellectuelle d’une manière physique. Quand elle joue à ça, il aimerait l’effacer de sa mémop.
— Ils ne sont pas venus à pied.
— Évident. Dès que je pourrai me connecter à un satellite, je chercherai leur véhicule.
— Combien de temps ?
— Trente-neuf minutes.
— OK, approuve-t-il en dégageant le cadavre de l’entrée.
Cette agitation l’a privé d’un bon café et rien ne le met plus en rogne. Il tape ses pieds sur le pas de la porte pour se débarrasser de la neige qui colle à ses chaussures. Une fois dans le sas, le poncho et l’AR-41 retrouvent leur place. Il se prépare machinalement son breuvage matinal, l’esprit occupé par la tentative d’assassinat. Quelqu’un a engagé des tueurs pour l’éliminer et cela ne cessera pas tant que le ou les commanditaires demeureront en vie. Sans Et1Cell et son système de sécurité, ce cycle de plus sur Naos aurait pu signer son arrêt de mort. L’idée le fait sourire. Son rêve d’échapper au monde tumultueux des multiplanétaires vient de voler en éclats.
Il sirote son café en regardant par le hublot de la cuisine. La neige tourbillonne entre les bâtiments qui composent son exploitation. La certitude qu’il contemple sa mine pour la dernière fois s’ancre définitivement en lui. La bête balaie sa déception d’une ondulation puissante et la tasse explose entre ses doigts. Il baisse les yeux sur le tatouage holographique de dragon qui épouse son avant-bras ainsi que sa main gauche. La créature aux crocs étincelants se réjouit de mordre à nouveau.
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