Le lac du point du jour

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Après le départ de son amie, Apolline reprit les randonnées en solitaire et se promit de bientôt faire celle du lac du point du jour. Le lac était à près de cinq heures de marche assez difficile depuis Préhaumont. Elle n’y était pas encore retournée depuis l’été dernier : c’était une expédition qui demandait un minimum de préparation et une météo idéale sur plus de dix heures. D’habitude c’était Pierre qui s’occupait de l’organisation. Mais août était déjà là et elle se devait d’y aller au moins une fois avant de rentrer à Paris.

Une semaine avant la fête des guides qui se tenait tous les ans au quinze août, Apolline profita de l’invitation à dîner des Schaeffer pour demander à Marius de lui trouver un créneau météo pour qu’elle s’y rende.

— Tu ne vas pas aller seule là-bas chérie quand même ? s’indigna sa mère.

Apolline quitta des yeux le bain nordique de la spacieuse terrasse sur laquelle ils étaient attablés. Le luxe du chalet l’avait toujours impressionné même si l’appartement haussmannien de ses parents n’était pas en reste.

— Avec tout ce que j’ai fait depuis notre arrivée, je suis prête ! protesta Apolline. Août avance, je voudrais juste une météo clémente.

— Je te donnerais cette information si tu me promets de rendre ton GPS actif sur ton téléphone, proposa Marius. Et d’emmener une batterie de rechange.

— Je ne vais pas me perdre. J’ai fait cette randonnée des dizaines de fois.

— Tu sais très bien que ça ne capte pas du tout là-haut. Alors GPS actif sinon rien. Personne n’est à l’abri d’une chute. On doit pouvoir te retrouver.

— C’est entendu.

Elle perdit ensuite le fil de la conversation avec des pensées parasites. Il manquait clairement quelqu’un en ce lieu, mais Pierre n’avait toujours pas fait l’ombre d’une apparition.

Les préparatifs de la fête des guides à Préhaumont battaient leur plein lorsque Marius Schaeffer interpella Apolline qui rentrait d’une balade à cheval :

— Demain. Tu peux y aller demain ! Dès le lever du soleil. Mais ne perds pas de temps. La météo ne t’accorde pas plus de quinze heures de répit. Tu devrais même pouvoir assister à notre fête demain soir.

— Ce sera suffisant ! Merci.

Il la salua d’un signe de tête tandis qu’elle se précipitait déjà chez elle pour préparer les affaires nécessaires à la randonnée du lendemain.

Elle partit avant le lever du soleil, une lampe frontale sur le front pour s’accorder la possibilité de passer un peu plus de temps autour du lac du point du jour.

*

* *

Vers dix heures, Marius Schaeffer finissait de préparer la salle de la mairie en accrochant ici et là des branchages de mélèze quand une voix lui lança :

— Bonjour le Paternel !

— Pierre ! s’exclama Marius Schaeffer en reconnaissant son fils. Tu es venu !

— Je n’ai pas choisi la montagne, mais je n’allais pas manquer la fête des guides quand même !

M. Schaeffer descendit de son escabeau, serra son fils dans ses bras et constata :

— Tu as une sale tête fiston ! Dors-tu assez ? Ou fais-tu un peu trop la fête ?

— J’ai meilleure tête que le temps dehors en tout cas ! éluda Pierre. Vous allez avoir du sale temps ce soir.

— Du sale temps ? s’alarma M. Schaeffer.

Marius Schaeffer se précipita dehors pour constater les dires de son fils et observa, horrifié, qu’il avait bel et bien raison.

— Les bulletins météo étaient pourtant encore bons ce matin, murmura-t-il.

— Tu as des clients en randonnée ? demanda Pierre en essayant de comprendre l’inquiétude injustifiée de son père.

— Non.

— Alors tout va…

— Enfin si, Apolline est partie ce matin pour le lac du point du jour.

— Apolline ?

— Deyfaschelles. Elle m’avait demandé de lui trouver un créneau sûr. Elle devait avoir quinze heures devant elle avant les orages, largement ce qu’il faut pour…

— Tu as laissé Apolline Deyfaschelles y aller seule ? interrogea Pierre interloqué et inquiet à son tour.

Son père eut un tic agacé et reprit :

— Le créneau était suffisant et j’avais à faire ici. Elle était préparée.

— Et que diras-tu à Jean et Claire si leur fille est retrouvée le cou brisé ?

— Que mon fils aurait peut-être dû venir un weekend pour faire cette randonnée avec elle !

— Je viens tout juste de terminer mon remplacement ! s’offusqua Pierre.

Marius Schaeffer mit dans les mains de Pierre une branche de mélèze.

— Je ne vais pas argumenter avec toi plus longtemps car nous savons tous les deux que tu avais les week-ends libres.

Les mâchoires de Pierre se crispèrent malgré lui.

— En attendant, repris Marius Schaeffer, peux-tu finir de préparer la salle ? Je vais aller la retrouver.

— Si tu montes, tu vas manquer toute la fête.

— Et alors ? Je préfère m’assurer que …

— Je vais y aller.

— Tu n’es pas monté là-haut depuis l’automne, refusa son père.

— J’ai eu mon examen probatoire d’aspirant guide, je vais y aller, insista Pierre. Je connais le chemin qu’elle aura pris. Je vais la retrouver et la ramener ici saine et sauve.

— Bon…dépêche-toi de t’équiper alors !

*

* *

Apolline ne remarqua les nuages noirs qu’une fois qu’elle fut à proximité du lac du point du jour et se demanda si M. Schaeffer avait vu juste dans les prévisions météorologiques. Plus elle les regardait, plus elle doutait qu’elle aurait le temps de regagner Préhaumont avant que l’orage éclate.

Ce lac n’était pas pourvu de refuge comme d’autres pouvaient l’être. Il y avait juste un abri rocheux minuscule. Deux choix s’offraient à elle : rentrer au plus vite à Préhaumont ou attendre ici que la tempête passe. Elle voulait profiter un peu du lac et décida de laisser passer l’orage. Elle retira sa chaussure de randonnée gauche pour jeter un œil à son ampoule qui l’avait titillé sur les deux derniers kilomètres. Elle posa un pansement hydro-colloïde dessus puis se rechaussa. Elle s’adossa à un rocher et allongea ses jambes sur le sol recouvert d’herbes courtes. Tout était calme ici, si calme et apaisé. Quand à Paris le tourbillon d’activités lui donnait le tournis, elle pensait toujours à cet endroit. Au temps qui semblait y être suspendu. A la puissance et la magie de ce lieu. Ici, il ne restait que l’essentiel : le présent, la vie, aussi belle et aussi fragile puisse-t-elle être.

Les premières gouttes de pluie commencèrent à tomber et elle gagna l’abri rocheux. Le vent se renforça et avec lui la pluie, jusqu’à l’apparition des éclairs et leurs grondements. Elle rassembla ses jambes contre elle, essayant de garder un peu de chaleur qui lui ferait vite défaut.

Il lui semblait que l’orage n’allait jamais cessé, mugissant inlassablement autour d’elle, raisonnant dans le cirque de montagnes. Les heures passaient et la pluie sans répit battait le sol. C’était un parfait moment d’introspection alors que les éléments imposaient leur force et qu’elle était à leurs mercis. Elle sentait que sa vie était à un moment de bascule. Elle pensait à Clément qu’elle retrouverait bientôt et à cette nouvelle vie qui allait commencer. Elle aurait un concours à préparer avec un nouveau rythme à prendre. Elle releva la tête en entendant son prénom entre deux grondements de tonnerre. Avait-elle des hallucinations ?

Elle l’entendit encore, suivi de son nom de famille cette fois-ci : ce ne pouvait être son esprit qui se jouait d’elle. Elle se releva et il surgit alors sur sa gauche une forme sombre impeccablement protégée dans des vêtements de randonnée adaptés à la pluie. Elle eut à peine le temps de le reconnaître qu’il lui enfonça un casque sur la tête.

— S’inventer une telle randonnée toute seule t’a paru judicieux ? sermonna Pierre en ajustant la sangle sous son menton.

Les gouttes de pluie ruisselaient sur son visage dont l’expression sévère était adoucie par la chaleur de ses yeux noisette. Quelques mèches sombres et humides chatouillaient le coin de ses yeux.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— C’est bien une remarque de Parisienne ça ! siffla-t-il. Tu allais gâcher la fête organisée par mon père. Il était prêt à venir te chercher quand il a vu que la météo avait changé.

— La Parisienne gérait très bien la situation et n’avait pas besoin de ton orgueil !

— Quelle vanité ! Maintenant tu vas me suivre. Je te ramène à Préhaumont.

— Comme si j’avais besoin de toi pour retrouver mon chemin.

Il l’attrapa par le col de son coupe-vent pour la mettre sur le chemin et lui jeta dans les bras son sac à dos.

— C’est quoi ? D’avoir obtenu le bac dans ton grand lycée de bourges parisiens qui te fait prendre des airs supérieurs ?

Apolline écarquilla les yeux devant la violence des mots de Pierre. C’était la première fois qu’il lui faisait des reproches sur sa vie parisienne. Elle avait toute sa scolarité au sein de la même école, connue pour être un microcosme des enfants de la haute bourgeoisie de l’ouest parisien. Pourquoi était-il aussi virulent avec elle ? Qu’y pouvait-elle si la météo avait été imprévisible ? Elle se mit à avancer sans plus lui prêter attention : les études de droit transformait-elle les individus en des êtres exécrables ?

Quand l’obscurité de la nuit tombante les gagna, Pierre l’arrêta : ils s’équipèrent d’une lampe frontale et d’autres qu’ils placèrent sur les bretelles de leur sac à dos respectif. Ils avaient maintes fois eu ces gestes par le passé, aussi n’avaient-ils pas besoin d’en discuter. Le silence glacé entre eux mettait pourtant Apolline mal à l’aise.

Ils finirent par arriver à Préhaumont au beau milieu de la nuit. M. Schaeffer les attendait sous le porche du chalet de l’office du tourisme sachant qu’ils arriveraient par là. Il vînt vers eux quand il les aperçut.

— Je suis désolé pour la météo, s’excusa Marius Schaeffer.

Apolline haussa les épaules et se contenta d’ôter son casque. Elle le lança très sèchement à Pierre. Elle laissa les Schaeffer, père et fils, et se précipita chez ses parents. Ils l’attendaient dans le salon. Elle les rassura avant d’aller s’enfermer dans la salle de bain.

Elle se plaça sous l’eau brûlante du pommeau de douche, essayant de faire glisser l’amertume qui l’emplissait depuis que Pierre l’avait retrouvé. Ce furent pourtant des larmes qui s’échappèrent de ses yeux. Plus étriqué que jamais, le vêtement lui semblait maintenant avoir rétréci après de nombreux lavages. Impossible de le faire revenir dans sa forme originelle. Impossible à remettre.

Elle passa ainsi près d’une demi-heure sous la douche. Lorsqu’elle en ressortit, à travers l’atmosphère tropicale de la salle de bain, elle s’observa dans le miroir.

— Tu auras toutes les raisons du monde de me traiter de vanité ! proféra-t-elle.



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