Un invité inattendu

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Apolline jeta sur son dos un plaid jaune moutarde et le resserra autour de ses épaules. Elle attrapa sa tasse de café pour mettre ses mains autour. Elle regarda sa montre : quinze heures. Elle avait décidément lambiné toute la matinée et il lui restait encore beaucoup à faire pour boucler son programme de la journée. Elle réprima un bâillement avant de se replonger dans son polycopié d’anatomie. Surlignant un énième détail, elle envoya le crayon dans la poubelle quand le signe de faiblesse qu’il présentait s’accentua. Déjà elle avait attrapé son remplaçant : elle achetait les fluos par dizaines.

Alors qu’elle avait à peine relu un premier paragraphe des coups furent frappés à sa porte. Elle s’extirpa du plaid et ouvrit sans regarder par le judas en se demandant qui de ses voisins avait encore besoin de quelque chose. Aussi, quand elle découvrit Pierre Schaeffer, elle se figea sur place. L’œil vif et rasé de près, il avait bonne mine. Son sourire ouvrait une parenthèse sur l’une de ses joues.

Il l’observa : les cheveux un peu chiffonnés, flottant dans un sweat trop grand. Sa chambre avait l’odeur des soupes déshydratées et de la caféine comme Jean Deyfaschelles l’avait décrit. Elle avait d’immenses cernes sous les yeux et le teint de quelqu’un qui n’a pas pris l’air depuis longtemps.

— Bonjour Apolline.

— Que fais-tu là ? interrogea-t-elle n’en croyant toujours pas ses yeux.

— Un travail de recherche à la bibliothèque nationale. J’ai vu tes parents à Noël à Préhaumont. Ils m’ont donné ton adresse. Et si nous allions faire un tour ?

— Je n’ai pas le temps. J’ai un concours. Je dois travailler. Je suis déjà en retard sur mon programme.

— En fait, je ne te laisse pas le choix, avertit Pierre. Tes excuses ont l’air toutes usées. Alors prends un manteau, mets des chaussures et on y va !

— Non.

Pierre pénétra quand même dans la chambre en la faisant reculer. Il attrapa un manteau et le lança à Apolline.

— Allez ! insista-t-il.

— Pourquoi ferais-je un tour avec toi ? fit-elle sèchement.

— Parce que tes parents s’inquiètent pour toi, rétorqua-t-il. Parce que tes amis n’ont pas de nouvelles. Parce que mes parents sont maintenant aussi préoccupés pour toi. J’ignore ce qu’il est advenu de toi. J’espère qu’en marchant dehors nous mettrons la main sur cette part de toi que tu as perdu.

— Tu n’es qu’un …

— Tatata ! l’interrompit-il. Tu seras en droit de m’insulter après ce tour.

Apolline crispa les mâchoires et se retint de l’envoyer sur les roses. Elle enfila ses bottines sous le regard inquisiteur de Pierre. Elle pouvait presque entendre ses livres hurler de revenir quand elle donna un coup de clé dans la serrure avant de le suivre dans le couloir de la résidence universitaire. Alors à chaque pas, elle se mit à réciter son tableau périodique avec la configuration électronique de chaque atome. « Argent, 18, (K) 2, (L) 2, (M) 8 » fut l’élément sur lequel elle s’arrêta lorsqu’elle se retrouva dehors, frissonnant sous le vent qui bruissait ce jour-là.

Pierre lui fit signe de prendre la première station de métro mais elle refusa de le suivre et prétexta que marcher au grand air était plus agréable que de s’enfoncer dans la puanteur des galeries. Après un long moment silencieux, Pierre demanda sans préambule :

— Pourquoi appliques-tu à tes amis notre loi du silence ?

— Je prépare un concours. Je ne veux aucune distraction.

— En juin, j’ai aussi un concours très sélectif. Pour les titulaires d’un master 1, ce n’est en général pas plus de 5 à 9% de réussite aux écrits. Et pourtant ça ne m’empêche pas de garder une vie à côté.

— Ça oui ! Et tu ferais peut-être mieux de filtrer le contenu sur les réseaux. Je doute qu’un cabinet d’avocat t’emploie un jour en voyant ça.

Surpris, Pierre arrêta Apolline et s’enquit :

— Tu es allé sur mon profil ?

— Non ! se défendit-elle. Enfin …. si mais pas moi ! Et c’était il y a longtemps ! Quand mon amie Mélia est venu à Préhaumont en juillet, elle voulait savoir à quoi tu ressemblais.

— Vous êtes allées sur ma page ? continua Pierre étonné.

— Pas moi je t’ai dit ! Mélia est très curieuse et difficile à arrêter quand elle se met quelque chose en tête.

— Et donc qu’avez-vous appris ?

— Qu’aux vues des photos tu faisais beaucoup la fête, résuma Apolline.

— En tout cas, pas d’inquiétude avec ces photos pour lesquelles je maîtrise les identifications. D’ailleurs, je ne me destine pas au Barreau, mais plutôt à la Magistrature. Qu’as-tu de prévu pour demain la Saint Sylvestre ?

— Quelle question ! Je révise bien entendu ! Tu ne connais pas la loi des trois T ? Travail, Travail, Travail !

— Ce sont des jardins derrière ? interrogea Pierre alors qu’ils longeaient des grilles.

Apolline le regarda perplexe et se demanda s’il était sérieux ou non.

— Les Jardins du Luxembourg. Tu l’ignorais ?

— C’est la première fois que je mets les pieds à Paris.

Elle l’invita à la suivre dans les jardins : il était inacceptable qu’il ne sache pas à quoi ils ressemblaient. Pierre l’écouta raconter l’histoire des jardins et des bâtiments tout autour. Puis, elle l’entraîna vers le Panthéon avant de rejoindre la Sorbonne et de gagner ensuite l’île de la cité pour s’arrêter devant la cathédrale Notre-Dame. Ils s’assirent sur l’un des murets du parvis avant de repartir vers le pont Neuf. Puis ils traversèrent la Seine sur le pont des Arts avec les cadenas laissés par les couples.

Pierre interrompit l’exposé historique d’Apolline :

— Alors, tu en as laissé un toi aussi avec Clément ?

— Je vois que mes parents ont été bavards, souligna Apolline alors qu’ils continuaient en direction du Louvre.

— C’est de bonne guerre ! Ton amie et toi n’avez-vous pas espionné ma page en dépit de cette loi du silence ?

— Si je ne te l’avais pas dit tu ne l’aurais jamais su ! protesta Apolline. Quant à cette loi du silence, c’est toi qui es venu la briser en frappant à ma porte !

— Tu pouvais me la refermer au nez ! lui renvoya-t-il sur le même ton.

Abasourdie par le culot de Pierre, Apolline laissa échapper un juron.

— C’est donc ma faute si la loi…

— Laisse tomber les lois ! coupa Pierre. Le droit est déjà mon quotidien. Crois-tu que l’on peut encore monter à la Tour Eiffel à cette heure-là ?

— Il faut pas loin de quarante-cinq minutes à pied pour y aller, calcula Apolline. Nous risquons d’y arriver après la fermeture pour les dernières entrées.

— Alors prenons le métro.

— Non, je ne prends pas le métro.

— Et moi je veux monter en haut de la tour Eiffel !

Pierre lui attrapa le bras et l’entraîna vers la bouche de métro la plus proche.

— Non !

— Oh que si ! insista-t-il en lui faisant descendre deux marches.

— Non Pierre !

— Je ne sais pas si c’est par principe écologique ou tout autre raison, mais nous allons prendre ce métro, préserva-t-il en lui faisant descendre les dernières marches.

Il lui mit dans la main l’un des tickets de métro qu’il avait acheté en arrivant plus tôt dans la journée à la gare. Il la laissa passer devant lui pour s’assurer qu’elle l’accompagnerait bien. Elle manqua de faire demi-tour mais il la retînt par le poignet et l’entraîna vers la ligne une du métro après avoir regardé rapidement le plan des lignes. En attendant le prochain train, il l’observa se murer dans le silence, sursautant au moindre bruit. Les hypothèses de ses parents étaient vraies : avait-elle subi une agression dans le métro pour être ainsi traumatisée ?

Il lui prit la main et monta avec elle dans la rame. Elle suivit sans broncher enfermée avec ses propres démons. Ils restèrent à proximité d’une sortie car ils n’avaient que deux arrêts avant de changer de ligne et prendre la huit.

Le deuxième métro était un peu plus bondé et le mal être d’Apolline augmenta. Pierre se débrouilla pour la placer dans un coin et l’isoler des gens. La main crispée d’Apolline était devenue moite dans la sienne. Il tenta de la faire sourire en lui glissant une remarque à l’oreille :

— Tu m’en fais une drôle de Parisienne ! Heureusement, j’ai l’habitude du métro de Lyon. Pourquoi cette aversion des transports ?

Apolline regarda l’heure et décida de jouer sa réponse à la montre pour être tranquille.

— Tu ne le sauras que si nous arrivons avant la fermeture des guichets.

— Sois prête à courir alors !

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