Le garde forestier

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Il y a longtemps, très longtemps, trop longtemps quand on se sent vieillir, je me suis menti à moi-même. C’était plus facile de me cacher la vérité. C’était aussi plus supportable pour un gosse qui a froid de fuir l'amour. Il faisait comme si tout allait bien pour ne pas pleurer, pour s'oublier et ne pas s’arrêter pour ne pas sombrer.

C’était une époque où je chevauchais sans trop de préférence ma belle cylindrée, des femmes et des hommes. Autant j'étais scrupuleux avec les mécaniques que je ne l’étais pas trop avec les humains. Il me semblait qu’une chatte ou une bite s’étaient la même chose. Comme moi ça n’avait pas de cœur. Je ne regardais jamais dans le rétroviseur, c’était toujours droit devant et dans le vent. Je filais plein pot vers l’inconnu et les inconnus.

J’aimais faire de grandes gerbes d’eau en roulant à fond dans les flaques de pluie et les pleurs des amants et des maîtresses qui jalonnaient mon parcours. Rien ni personne ne pouvait arrêter ma fuite en avant. Être contaminé par la moindre saloperie qui soit ne me semblait pas possible ni même grave. Rien ne pouvait menacer ou stopper ma soif inextinguible de plaisirs.

Je plaignais ces mendiants d’amour qui me suppliaient de les aimer, de rester à leurs côtés et de ne pas les oublier. J'étais l'un d'eux et je ne le savais pas. Je ne savais pas interpréter ma frénésie sexuelle. Je croyais être libre et sans attente ni attache, alors que je n’étais qu'un cœur vide et abandonné. Je remplissais ce vide de trop, de plein, de plus, encore plus,… Personne n’était apte à suivre ce rythme de plaisirs et cette quantité de désir qui n’en était pas vraiment.

Lorsque les êtres humains plombaient trop ma vie, je m’enfuyais en forêt. Le casque à la main et la musette en bandoulière, je m’enfonçais dans les sous-bois les plus touffus possible. Ce fut lors d’une de ces fuites que je t’ai rencontré.

J’étais allongé près d’une clairière pour voir et écouter le brame des cerfs. J’ai entendu le bruit de craquements de branches sèches qui se rapprochait de moi. Tu es passé à quelques mètres sans m’apercevoir. Je n‘ai vu que ta grande silhouette bottée, vêtue de kaki et surmontée d’un drôle de petit chapeau bavarois emplumé. Après un grésillement caractéristique, tu saisis ton talkie-walkie. Une voix masculine déformée te demandait si tu avais trouvé le propriétaire de la moto garée près de ta maison forestière :

« Négatif. Il n’y a personne dans le coin. Je vais rentrer et j’appellerai les gendarmes un peu plus tard. Le proprio de la moto est peut-être parti vers un autre endroit ou s’est perdu ou bien sa moto est en panne. Bon là, je rentre, à plus. »

Putain de bordel de merde, je me suis mis à bander rien qu’en entendant ta voix. Ton accent du sud-ouest chantant faisait vibrer tout mon corps. Ça m’a décidé à sortir de ma cachette :

«Salut ! Ça doit être moi que vous cherchez ! La moto n’est pas en panne et je ne me suis pas perdu.»

Surpris, tu t’es tourné vers moi et as balbutié :

« Euh, ah très bien. Tant mieux. Mais que faites-vous ici ?

  • J’attends la nuit pour écouter le brame des cerfs. Je suis un habitué.
  • D’accord, je ne vous dérange pas plus longtemps alors.

― Tu ne me déranges pas, bien au contraire. »

Mon instinct de chasseur savait. Ton regard fuyant mais déshabilleur, me disait que nous pourrions nous comprendre.

Cela fait maintenant des décennies que nous avons lié nos destins devant un feu de bois en écalant des noisettes et des noix fraîches et sauvages, et en décortiquant des châtaignes cuites à la braise. Je me souviens encore de tes yeux gourmands devant les tranches de saucisson que je découpais avec mon Opinel pour toi. Tu sentais le sous-bois, l’humus et la sueur. Je sentais le cuir, les vapeurs d’essence et la sueur. Nous sommes passés du coup de foudre, aux coups de queue puis nous avons continué à coups d’amour et à coups de « je t’aime » comme dirait la chanson.

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