« Ce n’est pas bien, petite bécasse, grondait Ninil, elle agitait un doigt réprobateur face à Zo, qui venait de manger toute une portion du gâteau qu’elle réservait à son cher client et, à présent, son ami. Nous avons passé plusieurs heures à le cuisiner en suivant une recette ancestrale ! Sais-tu combien d’araignées ont eu les pattes fatiguées rien que pour chercher tous les ingrédients ?

 — Mais, mais… Il était gros bon ! s'offusqua l’intéressée.

 — Tu ne nies pas, au moins… Bon. Très bien. Tu es encore petite, je vais te pardonner pour cette fois, mais attention à tes chélicères ! »

 Elle se redressa, un soupir au bord des lèvres. Le gâteau représentait beaucoup d’efforts pour elle et les araignées ; plus qu’un simple mets de qualité, il s’agissait de la représentation physique de leurs sentiments envers l’homme. Elles le voyaient dépérir dans les abîmes de sa mélancolie, et ce, malgré la présence de Lily.

 Une détonation brisa soudain les vitres du magasin, arrachant un hoquet de surprise à Ninil et faisant crier de peur Zo qui partit se réfugier dans ses vêtements. « Qu’est-ce que c’était ? » s’exclama la gérante en gagnant l’extérieur où pleurait à chaudes larmes, To, prostrée sur le bitume. Elle remarqua rapidement qu’il n’y avait plus d’araignées à l’extérieur, un désert total et terrifiant. Elle se précipita sur To qu’elle cajola doucement, et attendit patiemment qu’elle lui raconte ce qui s’était passé.

 « Une ombre, gémit To. Une grosse ombre a mangé les autres ! Le… » Elle renifla bruyamment. « Sans Visage a voulu l’arrêter, mais, il s’est fait manger, lui aussi ! » Elle partit dans un nouveau sanglot.

 Ninil lui caressa affectueusement l’abdomen et tâcha tant bien que mal de ne pas trahir la fureur dans laquelle cette nouvelle la plongea. Néanmoins, aussi attentionnée se voulut-elle, elle ne put empêcher sa mâchoire de tomber sur sa clavicule, de laisser pendre un morceau flasque de sa langue entre ses seins, les veines saillantes sur ses tempes, les plis de son front tant froissés qu’ils en masquaient partielles ses yeux éblouissant de haine.

 « Par où est-elle allée ? » gronda-t-elle. To tendit une petite patte tremblante dans la direction où se trouvaient Lily et Ka, encore parties en exploration. Elle fut ensuite déposée au sol, recueillie par les araignées soldats et ramenée en sécurité à l’intérieur du magasin.

 Ninil se pencha en avant, retira Zo de ses vêtements, banda ses muscles, et une bourrasque fendit la route sur son passage ; des bras tentaculaires de ténèbres envoyaient valdinguer les véhicules et autres obstacles contre les façades métalliques des immeubles.

 Elle arriva là où étaient Lily et Ka. Une scène déroutante la fit s’arrêter. Son client – et ami – se trouvait avec elles, au milieu d’un parking, une ombre massive le tenait en l’air et semblait le faire souffrir, le tuer lentement et dans une douleur abominable. Elle s’apprêta à s’élancer à son secours, lorsque la scène changea subitement. L’homme se tenait debout, une crinière de feu ondulante autour de son masque blanc, les mains pleines d’une lumière oppressante, l’ombre réduite à un paquet inoffensif. Mais, la scène changea de nouveau. Il posait un genou à terre, devant une Lily confuse, et lui tenait des mots inaudibles. La scène changea encore. Il la tenait par la main, et regardait Ninil ; des larmes de sang s’écoulaient sur son masque. La scène changea. Ka courait gaiement sur un plateau d’herbe bien verte, sous un soleil d’or chaud.

 Face à ce déferlement d’illusions créées par les ténèbres, Ninil se pinça durement le bras ; mais, comme ce fut insuffisant, elle décida d’attraper son petit doigt et de le briser brutalement. La douleur la ramena à la réalité. La masse d’ombre recouvrait tout le parking, Ka, Lily et le client y comprit.