Chapitre 1 - Rééducation
Orthophoniste : Samedi.
N : Same..di.
Orthophoniste : Dimanche.
N : Di..man…
Orthophoniste : Che. Ressers-bien la mâchoire, tes dents doivent se toucher. Che.
N : C… che.
Orthophoniste : Dimanche.
N : Di..man..che.
Orthophoniste : Super, Niels ! Tu fais de très gros progrès à chaque séance, c’est très encourageant ! On se retrouve après-demain ?
N : Oui.
Orthophoniste : Parfait, passe une bonne fin de journée Niels.
N : Mer..ci vous… aussi.
L’orthophoniste me sourit et enfile son manteau, s’apprêtant à partir. Au même moment, la porte d’entrée s’ouvre et Aleksy se présente, essoufflé.
A : Bonjour ! Merde, je suis arrivé trop tard !
Orthophoniste : Oui, dommage pour toi Aleksy, nous venons de terminer.
A : Je me rattraperai une prochaine fois !
Orthophoniste : Tu sais, tu n’es pas obligé de te mettre la pression pour être là à chaque séance.
A : Oui, je sais ! Mais j’ai envie d’y assister, c’est plus fort que moi !
Orthophoniste : Comme tu le souhaites. Niels a beaucoup de chance d’avoir un ami aussi dévoué.
A : Merci, mais j’ai beaucoup de chance de l’avoir aussi.
Aleksy rougit, comprenant qu’il a dit à voix haute ce qu’il pensait tout bas. L’orthophoniste le regarde, amusée, puis nous salue et s’en va. Aleksy me rejoint sur le canapé et s’assoit à côté de moi.
A : Alors, c’était comment ta journée ?
N : Chi..ante.
A : Et moi donc ! Cours d’histoire et de SVT sans mon voisin de classe préféré pour pouvoir discuter, l’enfer !
On rigole tous les deux. Aleksy sort les cahiers de son sac pour m’expliquer les cours d’aujourd’hui. Il ouvre le premier, celui d’histoire, et commence à me parler de l’implication de la Chine et du Japon dans la Seconde Guerre mondiale. Mais je n’écoute pas ce qu’il dit. Je le regarde intensément, lui qui s'applique à me faire un résumé de son cours, ni trop long ni trop approximatif.
Je vois ses sourcils froncés, marque de sa concentration, et son sourire satisfait quand il arrive à trouver la bonne tournure de phrase. Plus le temps passe, plus je le trouve beau, désirable même. Si je m’écoutais, j’enverrais valser ses cahiers de cours et je lui sauterais dessus comme un sauvage. Mais évidemment, je ne vais pas le faire, même si j’en crève d’envie.
J’ai beaucoup réfléchi ces dernières semaines depuis mon accident ; vous me direz, je n'ai que ça à faire. Et j’ai arrêté de me poser des questions à ce sujet. Le pourquoi, le comment, ça ne m’intéresse plus. À force de se poser des questions sans cesse, on passe à côté de la mort sans n’avoir aucune réponse.
Oui, j’aime Aleksy. Je ne sais pas encore à quel point, de quelle façon, mais je sais que je ressens plus que de l’amitié pour lui. Et mon corps me le fait bien comprendre, je suis en lutte perpétuelle pour ne pas laisser s'exprimer mes désirs. Je peux bien faire ça au moins, après tout ce qu’il fait pour m’aider.
Mais je compte bien le lui dire, un jour. Pas pour l’instant, car je souhaite l’exprimer en pleine possession de mes moyens. Je n’ai pas envie de bloquer au milieu de mes phrases, de ne pas trouver les mots. Et puis, je n’ai surtout pas envie que mon actuel handicap soit un paramètre dans la formulation de sa réponse. Il n’oserait peut-être pas me faire du mal ou ralentir ma progression, et il ne refuserait pas, à contrecœur. Beurk, quelle horreur, je ne peux pas lui imposer ça.
J’ai toujours les yeux rivés sur lui et je n’ai pas bougé depuis. Aleksy commence à sentir mon regard insistant, posé sur lui, et ça ne le met pas vraiment à l’aise.
A : Tu… tu écoutes ce que je te dis au moins ?
Sa dernière phrase me sort de mes pensées et je me mets à rougir.
N : Non… déso..lé… Je… on peut f… faire… au..tre… chose ?
Aleksy prend un air faussement contrarié et ferme son cahier de cours.
A : Qu’ai-je fait pour avoir un élève aussi peu discipliné moi…
Je lui donne un petit coup dans l’épaule pour répondre à sa moquerie à ma manière, et il fait semblant de souffrir le martyr, comme à chaque fois. Mais ça ne nous empêche pas d’en rigoler pour autant. Quelle bande de gosses on fait, là ! Nous laissons les affaires de cours sur la table basse et nous allons dans le garage, plus précisément dans mon studio.
Nous nous affalons sur le canapé et une sorte de gêne se crée. Toutes ces années, quand je rentrais à l’intérieur, j’oubliais tout ce qu’il y avait autour. J’y allais pour me détendre, pour m’amuser, pour me défouler. J’y allais pour moi. Mais maintenant une fois à l’intérieur, je pense à nous, à ce qu’on a pu y faire. Rien n’est plus pareil aujourd’hui. Et lui aussi doit y penser, car il fixe le sol et se gratte la tête, ne sachant ni quoi dire ni quoi faire.
Vite, je dois dire quelque chose, je dois briser ce silence avant que la situation ne devienne trop gênante.
N : Ra..conte… moi.
A : Hein ? Raconter quoi ?
N : Après… mon ma... malai..se.
A : Niels je… y a grand-chose à dire et… tu préférerais pas qu’on joue à la console plutôt ?
N : S’il… te… plaît.
Je lui fais mes yeux de chien battu. Il détourne tout de suite le regard et se met à rougir. Je sais que je ne devrais pas profiter de la situation comme ça mais tant pis, j’ai envie de savoir. Il soupire un grand coup.
A : Bon... comme tu veux.
Il se redresse et prend un air sérieux. Il se frotte les mains et semble chercher ses mots. Tout d’un coup, je regrette de lui avoir demandé. Ça a l’air bien plus difficile que je ne le pensais pour lui. Il se racle la gorge et ouvre la bouche.
A : Quand t’es tombé je… j’ai paniqué. J’essayais de te parler mais tu ne répondais plus, tu ne bougeais plus. Je suis parti chercher un prof et je suis tombé sur monsieur Du Toit. Il est venu m’aider et il a dit que tu ne respirais plus, alors il a commencé un massage cardiaque. Puis quelques secondes après, il m’a demandé de prendre le relais parce qu’il devait appeler les urgences. Alors, j’ai fait le massage cardiaque pendant plusieurs minutes et…
Il marque un temps d’arrêt. Je le vois grimacer et se mettre à rougir.
N : Et ?
A : Nan rien, c’est tout, et ensuite les…
N : Al..ler vas-y… dit !
A : Mais y a rien d’autre je te dis !
Je le regarde droit dans les yeux, sans sourciller. Il tente de soutenir mon regard, mais il se déballonne et tourne les yeux. Puis il soupire à nouveau, encore plus fort cette fois, pour bien montrer son agacement.
A : T’es pas possible toi… T’as pas intérêt à te moquer !
Je le regarde avec un grand sourire, un brin taquin.
A : J’ai dû… j’ai été obligé de… de te faire du bouche-à-bouche… Mais seulement parce que tu ne respirais plus, j’ai fait ça pour te sauver !
Il rougit de plus belle. Et sa façon de se justifier rend la situation encore plus comique. J’ai envie de jouer un peu avec lui, de le torturer même. Je hausse les épaules pour lui montrer que ça ne me dérange pas et je le termine par une phrase que j’énonce en chuchotant.
N : Mon… hé..ros.
Il est tellement rouge que son cerveau doit surchauffer. Il ne sait plus où se mettre. Là, c’est trop, j’explose de rire. Aleksy me pousse avec ses deux mains, faussement vexé.
A : C’est ça, rigole. Mais ça te fait toujours rire si je te dis que monsieur Du Toit aussi t’a fait du bouche-à-bouche ?
Je m’arrête net. Je m’imagine la situation dans ma tête. Le visage du prof d’anglais qui se rapproche du mien, lentement, ses yeux qui se ferment et ses lèvres qui s’écartent… Brrrr… J’en ai un frisson de dégoût qui me traverse le corps. C’est pas qu’il est moche, loin de là, mais… c’est mon prof quoi ! Et ça ne m’a jamais traversé l’esprit que… Bref, arrête d’y penser, je lui suis reconnaissant mais je crois que je ne le verrai plus jamais de la même façon maintenant, c’est malin !
Aleksy assiste à mon conflit interne et cette fois, c’est lui qui explose de rire. Mais son rire est communicatif et je me joins à lui. Au final, c’est moi qui me suis fait avoir à mon propre piège. Après nous être calmés, il reprend son histoire.
A : Ainsi, après plusieurs minutes, je ne sais pas combien, les urgences sont arrivées et je me suis écarté. Ils ont sorti le défibrillateur et ils ont envoyé un premier choc, mais tu n’as pas réagi. Puis un deuxième, mais tu ne respirais toujours pas. Je croyais que je devenais fou, je… j’avais tellement peur.
Sa gorge se noue et il s’arrête quelques secondes de parler. Il baisse la tête et son visage s’emplit de tristesse. Je vois que c’est un souvenir très douloureux pour lui, mais il prend une grande inspiration et relève la tête avec le sourire.
A : Puis, au bout du troisième choc, ton cœur s’est remis à battre. Les urgentistes se sont pressés de te mettre sur un brancard et de t’emmener dans leur véhicule. Tout de suite, je leur ai dit que je les accompagnais. Ils ont d’abord hésité, mais j’ai insisté, et monsieur Du Toit les a convaincu de me laisser les rejoindre. Dans le camion, ils t’ont branché à des machines pour t’aider à respirer et je priais pour qu’il ne t’arrive rien. Puis, arrivé à l’hôpital, je n’ai pas pu te suivre et j’ai dû attendre dans les couloirs. Ta mère m’a rejoint peu de temps après, elle était inconsolable. L’attente a été horrible. Et, quand on a aperçu le docteur qui se dirigeait vers nous, avec son visage qui ne laissait rien paraître, j’ai cru au pire. Je m’attendais à ce qu’il nous dise qu’ils n’avaient rien pu faire. Quand il nous a annoncé que tu étais dans le coma et que ça pouvait durer des jours, des semaines, des mois même, ça a été atroce.
Je n’arrive même pas à imaginer à quel point ils ont dû être angoissés. Si les rôles avaient été inversés, je ne sais pas comment j’aurais réagi.
N : Et… ap..rès ? Tu es ve..nu me… voir ?
A : Tu rigoles… je venais à l’hôpital dès que je le pouvais, j’ai même raté des heures de cours pour venir te voir. Le jour où j’ai senti ta main dans mes cheveux, j’ai cru que je rêvais. Mais quand j’ai vu que tu étais réveillé, je crois que jamais je n'avais été aussi soulagé de toute ma vie.
Je suis ému par ses confessions, et par le sourire sincère qui resplendit sur son visage. La véritable chance que j’ai, c’est de l’avoir comme ami.
N : Mer..ci…
Soudain, après tout ce qu’il m’a raconté, je réalise enfin complètement ma situation. Le sang, le malaise, les massages cardiaques, les urgences, l’hôpital, l’attente, le stress, le coma, l’empoisonnement… C’est trop d’informations pour moi. Ces sentiments que j’enfouissais en moi pour rester fort, pour guérir plus vite, tout s’échappe. Et l’angoisse, la colère m’envahissent jusqu’à ce que les larmes jaillissent.
N : Déso..lé... pour... pour tout ç... ça.
Je suis pris de violents sanglots incontrôlables et Aleksy me laisse se blottir contre sa poitrine.
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