Sit-Down 6 : La pensée
Quand je serai morte, je ne pourrai plus écrire.
Ça fait bizarre de me dire ça.
Je ne pourrai plus faire tout un tas de choses,
Comme manger, boire, aimer les gens que j'aime, toucher de l'herbe, caresser un chien,
Lire même, je ne pourrai plus lire,
Mais surtout je ne pourrai plus écrire,
Et c'est la chose la plus étrange de toutes.
Je reviendrai au stade
Où j'étais à l'époque où
Je ne savais pas encore écrire.
Il y a une époque plus lointaine encore,
Celle où je ne savais pas parler,
Mais où je savais déjà penser,
Ou sinon je n'existais pas,
Car sans pensée, pas d'humanité,
Rien qui fasse de nous une personne.
Je me demande à quoi ressemblaient mes pensées.
J'ai tout oublié de cette époque,
Comme le font tous les enfants très jeunes, je crois,
Et en oubliant tout, j'ai perdu à jamais
Cette personne que j'étais.
J'oublie d'autres choses maintenant,
Un peu chaque jour,
Un moment par-ci, une personne par-là,
Et je me délite petit à petit.
Des morceaux de moi volent au vent,
Comme les particules de peau que je perds chaque jour à chaque friction de mon corps mortel contre l'air
(On préfère ne pas penser à ces choses-là, car c'est un peu dégoûtant, mais c'est bien comme ça que les humains se renouvellent),
Et ils emmènent avec eux des bribes de mon identité,
Au point que, parfois,
On me dit que j'ai pensé très fort telle ou telle chose,
Ou aimé telle ou telle chose,
Il y a quelques années,
Et je cherche le souvenir dans ma tête,
Mais il est trop tard.
Ce morceau de moi est parti.
Il ne reviendra plus.
Il pourrait peut-être revenir si on le créait à nouveau,
Pas comme on fait un puzzle,
Mais plutôt comme on relie les points de l'un de ces dessins qu'on trouve sur les boîtes de céréales
(Est-ce que ça se fait encore ? Est-ce je suis vieille ?).
Pour vous donner un exemple,
Imaginez une personne
Avec une certaine éducation
Qui un jour entend parler,
En regardant un documentaire,
D'un terrible conflit qui déchire un pays lointain.
Cette personne décide, à la suite du documentaire,
Que tels belligérants, aux revendications radicalement opposées à ses valeurs,
Ont tort.
Elle en parle autour d'elle,
Elle s'investit,
Elle devient un peu de ce conflit,
Et le conflit devient un peu d'elle.
Et puis les années passent,
Des choses lui arrivent,
Et elle oublie tout de ce pays
Et de ce drame.
Elle perd une partie d'elle-même.
Et puis, dix, vingt ans plus tard,
Elle retombe sur ce documentaire,
Et elle a toujours le même cerveau,
Le même passé,
La même éducation,
Le même fonctionnement,
Alors elle se dit à nouveau
Que ces mêmes belligérants sont en tort,
Que leurs actions sont affreuses,
Leur pensée abjecte.
Et, sans s'en rendre compte, elle retrouve cette partie d'elle-même.
Vous vous dites peut-être
Que quand on a été engagé un moment
Dans une cause,
On ne peut pas l'oublier complètement.
Mais moi, j'en serais capable,
Et je suis une personne,
Et j'existe,
Et donc je suis un exemple légitime.
J'ai commencé par parler de l'écriture,
Et j'ai fini par parler de pensée
Et d'identité.
Ça me fait bizarre de penser à ne plus écrire,
Parce qu'écrire fait partie de mon identité.
Et je pense à ce que j'écris,
Et j'écris ce que je pense,
Et je crois être quelqu'un
Parfois.
Je suis encore en vie.
J'ai des idées.
Et même si je me délite,
Je peux encore essayer
De me faire comprendre,
Quelque part, par quelqu'un.
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