2c. Retour au restaurant : Lana
L’alcool, ajouté à la puissance des émotions de ces dernières heures, achève de m’épuiser et je m’effondre dans la voiture, peu après notre départ. Des accélérations soudaines, des ballotements secs dans les virages, de brusques coups de freins, ou encore le crissement des pneus perturbent mon sommeil mais mon esprit embrumé refuse de sortir de sa torpeur.
Mes paupières se lèvent avec difficulté quand seul le doux ronronnement du moteur au ralentit ronronne à mes oreilles. Nous sommes devant le portail de la maison de Matt. Je l’observe en silence, intriguée qu’il n’ouvre pas déjà le portail. Le visage dirigé vers le ciel, il garde les yeux fermés. Le mouvement de ses lèvres, à peine perceptible, me laisse à penser qu’il est train de prier. Cet homme est vraiment incroyable ! Il prend soin des autres sans jamais montrer le moindre signe de faiblesse et il se permet de prier à mes côtés quand il me croit endormie ! Quoique, après l’attaque du chien, il avait pris une attitude similaire.
Un mouvement à travers la vitre conducteur détourne mon regard. C’est un rôdeur qui approche, attiré par le ronflement de la mécanique. Il est encore loin, et seul, mais pour combien de temps ? Je sursaute quand une nouvelle agitation m’interpelle devant le pare-brise et hurle lorsque j’aperçois un monstre devant le lourd panneau de fer.
— Silence ! m’ordonne mon chauffeur, irrité.
Mon cœur s’est encore affolé et peine à retrouver un rythme normal quand je reconnais Patrice. Il pousse le barrage de métal pour nous laisser passer, tandis que Jonathan attend notre arrivée à l’entrée du garage ouvert.
Mes amies nous étreignent dès que nous pénétrons dans le couloir, et nous bombardent déjà de questions. Matt est mal à l’aise, coincé entre les bras de Val. Il tend le cou, comme s’il était à la recherche d’air. Il garde la bouche fermée alors qu'il n’a qu’à l’ouvrir et aspirer un grand coup. Ses membres pendent le long de son corps et ses doigts remuent avec frénésie lorsqu’il ne serre pas les poings. Son frère, appuyé au mur, le scrute avec intensité, comme s’il se préparait à lui sauter dessus. Leur sœur, par contre, semble amusée, avec son petit sourire en coin et ses yeux noirs, rieurs.
Jonathan avance d’un pas et prend la parole :
— Carole a raccompagné notre oncle et notre tante chez eux.
— Elle a fait quoi ? rugit Matt alors qu’il se dégage, furieux.
Il fait mine de retrouver son calme et se tourne vers la nièce :
— Tes raisons ? demande-t-il sur un ton mielleux.
— Leurs raisons, reprend-t-elle, imperturbable avant de franchir l’entrée du salon. Ils ont clairement exprimé leur désir de retrouver leur demeure. Je n’y ai vu aucune objection puisqu’ils habitent une véritable forteresse. Trop de... gens...chez nous...ces derniers temps. N’es-tu pas d’accord, mon très cher frère ? À ce propos, Mesdames, quand avez-vous l’intention de partir, vous aussi ?
Elle se dirige vers un fauteuil où elle se tient telle une princesse tandis que sa main aux ongles parfaits caresse le tissu. Je ne comprends plus rien. La veille, Jonathan établissait des plans pour vivre en communauté, et aujourd’hui, cette garce met tout le monde à la porte ? Je cherche une réponse à mes interrogations auprès de Matt, mais il contemple sa sœur d’un œil sardonique.
C’est une nouvelle fois l’aîné de la fratrie, perplexe face à l’attitude de sa famille qui reprend la parole :
— Personne n’ira nulle part. Nous étions tous d’accord sur ce point, et nous allons nous y tenir.
Val, la surprise passée, ne me prend pas dans ses bras, mais elle se positionne face à moi et saisis mes deux mains. Elle plonge ensuite ses yeux doux et pleins d’espoir dans les miens :
— Qu’avez-vous découvert là-bas ? me presse-t-elle. Dis-nous la vérité. Ne nous laisse pas y croire en vain, nous avons le droit de savoir.
Elle n’attend pas de nouvelles de ma famille, mais de ses enfants, de son mari. Et même si je n’ai pas de mauvaise nouvelle à annoncer, je n’en ai pas de bonne non plus et son regard implorant me met au supplice. Mes larmes montent, je détourne la tête et m’arrête sur Clyselle. Celle-ci a fait volte-face et me scrute avec intensité. Elle aussi est aux abois. Le temps d’une profonde inspiration, je détermine ce qu’elles ont besoin de savoir.
— Vos voitures se trouvent là où vous les aviez laissées.
Je prends mon temps pour parler, pèse chaque mot, respire entre chaque vision de cette salle immonde.
— Il n’y avait aucun...
Je m’interromps, incapable de prononcer à voix haute le terme si morbide qu’est cadavre.
— Nous n’avons rencontré personne, mort ou vivant. À l’intérieur, comme à l’extérieur.
Je n’en dis pas plus. Elles étaient lucides quand elles sont parties. Elles ont donc vu l’état de la salle.
Val n’a pas lâché mes mains, qu’elle secoue doucement pour me tirer de mes souvenirs et m’encourager à continuer.
— As-tu récupéré ton téléphone ? As-tu pu les joindre ?
Encore ce regard larmoyant.
— Non. Comme les vôtres, il était déchargé et il n’y avait plus d’électricité.
C’est au tour de Clyselle de venir à la pêche aux informations, la voix rauque :
— Et la tienne, de voiture ?
Elle n’a pas perdu sa perspicacité. Je baisse la tête, gênée.
— Elle n’était plus là.
Je n’ajoute rien. À quoi bon ? C’est suffisamment explicite. Ma famille a pu se sauver, pas les leurs. Je baisse la tête. Je ne peux pas affronter leurs regards. J’imagine que Val perplexe, assimile mes révélations en pleurant, et que Clyselle me fixe d’un air furibond, des larmes plein les joues. Pourtant, je ne peux pas rester là, à écouter leurs respirations saccadées, alors que c’est maintenant qu’elles ont besoin de moi. Si je ne peux pas apaiser leur douleur, je peux au moins leur offrir mon épaule pour pleurer.
Mon bras autour de la taille de Val, je l’incite à se tourner vers Clyselle, à mes côtés. Placée entre elles, j’appuie avec douceur et insistance sur leurs nuques jusqu’à ce que leurs barrières cèdent et qu’elles m’entraînent toutes deux vers le plancher. Agenouillées, elles laissent enfin libre court à leur détresse.
Mes yeux restent secs. Leurs sanglots me brisent le cœur, mais plus que la douleur, plus que le chagrin, c’est une sourde révolte qui enfle en moi, nourrie par l’injustice et l’incompréhension.
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