Chapitre 5

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Vas avait beau avoir un QI plus élevé que Line, il s’était précipité tête la première dans les suppositions d’Abellona. Il avait toujours eu cet esprit rebelle qui suscitait l’admiration de tous. Il était prédestiné à un grand avenir, qu’il ait passé ou non un test de QI. C’était pourquoi son entourage en voulait à Line d’être l’hôte de leur corps. Mais voilà, son destin était différent. Il allait finir libraire pour le reste de sa vie parce que son alter n’avait que 114 de QI.

Quelle frustration ! Il était convaincu qu’il aurait pu surpasser Lukas Hercerg et devenir président. Il aurait pu changer le monde, être différent, être unique. On l’aurait acclamé pour ses idées novatrices. Vas par-ci, Vas par-là. On adorait Vas. On l’idolâtrait.

Mais non. Tous ses rêves avaient été anéantis par Line. Du moins, c’était avant qu’il ne voie une porte de sortie. Si Hercerg censurait effectivement les livres critiquant le gouvernement, alors c’était une opportunité en or. Car il pourrait atteindre son objectif autrement. Enfin, s’il y parvenait, car son trouble de l’identité était une fonction à prendre en compte.

Si Line était l’hôte, il arrivait souvent à Vas de fronter, c’est-à-dire de prendre possession de leur corps. À ces moments-là, elle se retirait dans leur monde intérieur, pensait à autre chose, lisait, dessinait, écrivait. Elle faisait confiance à Vas, après tout, il était le meilleur. Il savait se sociabiliser, se mettre en avant et être aimé de tous. Les gens étaient même déçus quand ils avaient affaire à elle au lieu de lui. « Où est Vas ? », « Quand Vas va-t-il revenir ? » et autres questions qui la mettaient mal à l’aise. Désolée d’exister. Mais si vous y tenez, je peux disparaître et laisser Vas mener sa vie.

Mais depuis leur conversation, lorsque Vas a ouvertement déclaré son intention de s’en prendre à Hercerg, elle ne lui faisait plus confiance. Oh non, Vas, je ne te laisserai plus jamais seul.

Elle le connaissait tellement bien qu’elle savait qu’il avait déjà organisé quelque chose dans son dos pour renverser le gouvernement. Elle se méfiait de lui, mais il était bien plus fort qu’elle. Les révélations d’Abellona l’avaient trigger, elles avaient touché le point sensible de Vas et il en profitait pour devenir plus dominant. Il avait leur corps dans sa main, plus puissant, plus robuste, il maîtrisait Line.

Alors quand il décida d’organiser une manifestation illégale, Line ne pouvait rien faire. Elle était coincée dans leur tête, disparue, anéantie. Il commença par en parler à Abellona, qui s’empressa de partager la nouvelle avec ses proches, qui firent de même, et ainsi de suite.

— Abellona, si tu veux lire une dystopie un jour, fais-moi confiance, il faut qu’on fasse tomber Hercerg.

— Ça me semble un peu gros. Je n’sais pas si c’est ce dont j’ai réellement envie.

— Hercerg nous censure. Tu t'en rends compte ? Tout est fait pour qu’il perdure. Tu le disais toi-même, tous les livres se ressemblent. Pourquoi, d’après toi ? Moi, je vais te le dire. Parce que le Ministère de la Liberté retire tous les passages qui pourraient être une atteinte à la société. On nous rabâche que ce sont les sciences sociales qui ont créé la tellicratie, que grâce à elles, on a pu déterminer les limites à la moralité. Mais regarde aujourd’hui, elles n’existent plus. Soi-disant qu’on a atteint une sorte de perfection politique, qu’on en a plus besoin, que la population est satisfaite. Mais qu’est-ce qu’on en sait ? Peut-être qu’il y a d’autres choses qui ne vont pas.

— Comme quoi ?

— J’en sais rien. Je ne suis pas sociologue. Mais il y a forcément une faille dans la tellicratie. On est obligatoirement discriminés d’une manière ou d’une autre.

Après une longue discussion, Vas avait convaincu Abellona de creuser cette fameuse faille. À deux, ils ne pourraient pas aller bien loin, alors ils avaient décidé d’utiliser leurs contacts. Abellona connaissait un type, vieux, très vieux, âgé d’au moins quatre-vingts-ans, un ancien chercheur, le dernier de son espèce. Il était un peu sénile, mais possédait cette sagesse qu’on ne trouvait plus que chez les anciens.

Aksel Koch, toujours vêtu d’un costume gris, d’une cravate et d’une chemise blanche, chaussé de souliers de ville. Ses rides se distinguaient parmi ses taches de vieillesse, quelques cheveux noirs se battaient au milieu de cette chevelure blanche. Oh, il était si vieux que personne ne le prenait au sérieux. Enfin, à l’exception de Vas qui s’était faufilé chez lui après une journée de travail répétitive et ennuyeuse. Heureusement, Line se chargeait de ces journées-là. Vas, quant à lui, s’adonnait à l’organisation d’une révolution secrète. Mais pour ça, il lui fallait des arguments solides. Quoi de mieux qu’un vieillard aux paroles réfléchies ?

Vas s’était assis sur le canapé en cuir bordeaux, face à une bibliothèque aussi vaste que la librairie qui attirait son regard. Aucun roman, que des livres scientifiques, parmi lesquels des post-its roses ressortaient entre les pages.

— Je comprends mieux la suggestion d’Abellona quant à vous rencontrer, commença Vas.

— Ah, ça. Oui, il fut un temps où je pensais pouvoir changer le monde.

Il se pencha en avant vers Aksel, les ongles enfoncés dans le cuir des accoudoirs. Il n’avait jamais été aussi sérieux de toute sa vie. Les yeux illuminés par le désir de savoir, d’apprendre encore plus, de s’armer intellectuellement. C’était une question de vie ou de mort, de sa propre existence ou de sa perte dans les abysses de l’inutilité. Oui, Vas désirait contribuer à la société, mais pas simplement en tant que libraire où il s’ennuyait profondément. Il voulait destituer Hercerg. Il souhaitait que les normes évoluent et que la vie progresse.

— Vous le pouvez, monsieur Koch. Vous n’avez qu’à m’aider. Ensemble, on peut aller loin.

— Que voulez-vous savoir ?

— Que pensez-vous de… du code de la librairie?

— Oh. Nous, les chercheurs, avions prédit qu’il faisait atteinte à la liberté d’expression. Qu’il était amoral de détruire le savoir pour la morale. Mais c’était trop tard. Nos recherches ont été brûlées avec le reste. On n’a jamais pu les publier. Vous savez, pour publier un livre, il faut avoir la permission du Ministère de la Liberté. On doit envoyer le manuscrit au Service des librairies où il sera examiné par les experts de la Liberté. Le texte justifiant l’approbation du manuscrit et la signature du expert de la Liberté doivent paraître au début ou à la fin du livre, une fois celui-ci imprimé. Bref, c’est tout un processus. On ne publie pas un livre comme ça, en claquant des doigts.

— Comment se fait-il que vous l’ayez dénoncé trop tard ?

— Tout a été vite, à l’époque. Lorsque la tellicratie a été mise en place, le gouvernement a très vite compris qu’elle n’allait pas durer en l’état. Il fallait une propagande basée sur la positivité de la politique pour endoctriner le peuple. Directement, ils ont instauré les experts de la Liberté, et à partir de là, plus de retour en arrière.

— Donc vous êtes bien d’accord qu’il y a une censure ?

— Évidemment. Les experts de la Liberté ont été engagés en même temps que la loi Recherche. Je ne pense pas que vous en ayez entendu parler.

— En effet.

Vas se préparait mentalement à ce qui allait suivre. Il savait que les prochains mots qu'il allait entendre allaient probablement le choquer et le scandaliser, comme les discours précédents d’Aksel. Les tensions palpables dans l'air rendaient l'atmosphère encore plus lourde, et Vas sentait son cœur battre plus rapidement, résultat de l'appréhension qui grandissait en lui.

Il prit une grande inspiration pour se donner du courage, fermant les yeux un bref instant. Ses pensées s’entrechoquaient dans sa tête, tandis qu'il se rappelait pourquoi il s'était engagé dans cette lutte, dans la quête de la vérité et de la justice.

Vas rouvrit les yeux, fixant son regard sur le vieil homme. Il se sentait prêt, déterminé à affronter la vérité qui s’offrait à lui.

— Ils ont instauré cette loi pour censurer les chercheurs. Nous n’avions plus le droit d’écrire ce qui allait à l’encontre des valeurs tellicratiques. Mais qu’est-ce que c’est, les valeurs tellicratiques, hein ? Eh bien, tout et n’importe quoi. Du moment que ça ne leur plaisait pas. Et puis, ils ont réduit les financements des recherches pour nous empêcher d’aller jusqu’au bout. C’était la mort de notre métier. Pourquoi, d’après vous, il n’y a plus de chercheurs en sciences sociales aujourd’hui ? Et puis, parce qu’il n’y avait plus de demande, ils ont supprimé les filières universitaires qui menaient à ce métier. Ça les arrangeait bien.

— Comment ça a pu ne pas faire de scandale ?

Tout le monde s’en fiche des sciences sociales. C’est ce qui a bâti les fondements de la société, mais tout le monde s’en fiche. Que voulez-vous…

Vas fut outré par cette déclaration., il prit quelques secondes à encaisser cette information.

Vas fut complètement bouleversé par cette déclaration. Ses yeux s'écarquillèrent d'incrédulité alors qu'il tentait de comprendre l'ampleur de ce qu'il venait d'apprendre. Comment une telle pratique pouvait-elle exister ? Comment une telle chose avait pu être passé sous silence ? Il n’en revenait pas, si bien qu’il lui fallut quelques secondes pour encaisser cette information.

Les mots résonnaient dans son esprit, la loi Recherche… Quelle abomination. Il sentit une colère sourde monter en lui, mêlée d'une profonde frustration. C'était une atteinte à la liberté d'expression, une violation des droits fondamentaux de chaque individu.

L'idée que des voix potentiellement dissidentes étaient réduites au silence avant même d'avoir pu s'exprimer était insupportable pour Vas. C'était une forme de censure bien plus insidieuse et oppressive que celle dont il avait été conscient jusqu'à présent. La censure allait beaucoup plus loin que les livres passés, ils censuraient les auteurs avant même qu’ils écrivent. Il se sentit trahi, non seulement en tant que lecteur, mais aussi en tant que citoyen.

Il ne pouvait s'empêcher de penser aux nombreux auteurs qui auraient pu révolutionner la société par leurs critiques, mais qui étaient étouffés avant même d'avoir pu mettre leurs mots sur le papier. C'était une tragédie intellectuelle.

Vas ressentit une grande détermination en lui. Il savait maintenant qu'il ne pouvait pas rester passif face à une telle injustice. Il devait se lever, se battre et défendre la liberté d'expression dans toutes ses formes.

— Bordel, mais… Il faut faire quelque chose. Il faut dénoncer le gouvernement.

— Oh. J’ai beau avoir 132 de QI, à quatre-vingt-deux ans, vous n’êtes plus rien pour la société. Je ne peux pas faire grand-chose pour vous aider. Vous avez l’air jeune, vous avez combien de QI ?

Difficile à dire. Probablement plus que Line, mais à quel point ? Il ne pouvait pas l’affirmer avec certitude. Ah, cette fichue Line. Elle avait gâché sa vie. S’il avait passé le test à sa place, il serait probablement au gouvernement, aux côtés de Hercerg. Au lieu de ça, il n’était qu’un simple libraire.

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