Chapitre 7
Le 12 novembre 2223, à huit heures dix-sept, Vas était prêt. Il avait enfermé Line dans leur monde intérieur pour éviter qu’elle ne perturbe les choses. Après s’être brossé les dents, lavé le visage et vêtu de noir, avec une cagoule pour ne pas être reconnu, il prit une profonde inspiration derrière la porte d’entrée de son appartement et se lança. Il agrippa la poignée et se précipita vers l’extérieur.
Plus de retour en arrière. Il rejoignit le cortège avec le cœur serré, ses tripes prêtes à exploser et l’estomac noué. Argh, il allait vomir d’angoisse. Malgré le fait qu’il n’ait pas mangé ce matin, il sentit que son repas de la vielle allait être régurgité sur le bitume.
Trop de stress. Trop. De. Stress.
Pourtant, dès qu’il se mêla à la centaine de personnes déjà présentes sur place, tout se dissipa. Il n’y avait plus que lui et les autres, les autres et lui. Rien d’autre ne comptait, pas même Line.
Et alors, ce fut la première manifestation depuis près d’un siècle. On pouvait entendre les gens crier « Hercerg dictateur, Hercerg abuseur. » encore et encore, au point de s’en briser la voix.
Hercerg dictateur, Hercerg abuseur. Hercerg dictateur, Hercerg abuseur. Hercerg dictateur, Hercerg abuseur.
Ces plaintes résonnaient comme une chanson que tous avaient décidé de chanter.
À neuf heures, ils étaient environ trois cents, puis à midi, plus d’un millier.
Vas fit une pause, les yeux rivés sur son œuvre. Oui, il était à l’origine de ça. La perfection. Mille personnes ne semblaient peut-être pas beaucoup, voire ridicule, mais pour une société fondée sur la propagande positiviste depuis un siècle, c’était énorme. Il était question de cent ans sans aucune rébellion, où la population se sentait satisfaite, heureuse, mais surtout ignorante des atrocités commises par le passé.
Ce qu’il voyait surtout, c’était les démunis. Il n’était plus question de réussite scolaire ni d’un système de notation qui ne faisait qu’abattre le moral des adolescents quant à leur avenir. Non, il s’agissait du savoir. Le savoir, le vrai. Celui qui poussait les jeunes à devenir quelqu’un.
En fait, les notes avaient été abolies un siècle auparavant pour mettre en place la tellicratie. Le but ; pousser les jeunes à se cultiver pour eux-mêmes. Ainsi, le QI augmentait et la catégorie socioprofessionnelle était méritée. Plus les jeunes travaillaient, plus ils avaient un QI élevé. Du moins, c’était théorique. En réalité, les inégalités de richesse se transmettaient de génération en génération.
La question des classes sociales renvoyait à celle de l’exploitation, puis rapidement à celle de la domination. Le gouvernement, représenté par l’État, avait pour fonction principale de produire une culture légitime, c’est-à-dire une culture de classes qui était au pouvoir. C’était l’acte fondamental de la domination. L’État en tant qu’entité disposait d’un corps de fonctionnaires investi de l’autorité pour produire et diffuser cette culture, acceptée comme légitime par les autres membres de la société grâce à la création de normes officielles.
L’État créait des rôles symboliques afin de garantir la domination d’une classe sociale sur les autres. L’élaboration de la pensée sociale par l’État était rendue possible par le fait qu’un groupe social avait pris le contrôle de l’État.
La domination symbolique d’une classe sur la société n’était possible que, car elle était capable de produire le collectif, de rassembler l’ensemble de groupes dominants et dominés. L’hégémonie ne pouvait jamais se réduire à une simple domination. Sa production renvoyait à la production de l’ordre social, visant à maintenir la cohésion entre les groupes. Elle consistait à intégrer les intérêts des groupes subalternes en faisant passer les intérêts du groupe dominant comme l’intérêt général. Le groupe dominant produisait un ordre symbolique qui était considéré comme l’intérêt général, servant ainsi les intérêts de ceux qui dominaient. Mais comment cette hégémonie se produisait-elle ?
L’État avait pour rôle principal de construire toute une série de positions à travers l’école, la culture etc. Il produisait un ordre symbolique qui imprégnait l’ensemble de la société. Cela se réalisait grâce à la société politique, qui regroupait les institutions politiques, ainsi qu'à la société civile, englobant les institutions culturelles. C'était par leur intermédiaire que la pensée dominante se diffusait et s'intégrait dans la pensée des dominés, permettant ainsi à l'ordre social choisi par les dominants de devenir consenti. Si l’État produisait des normes et une hiérarchie sociale, celles-ci devaient être légitimées afin d’assurer la pérennité de la cohésion sociale.
En clair, le gouvernement, à travers l’État, établissait une hiérarchie sociale qui appauvrissait les pauvres et enrichissait les riches. Lors de cette manifestation, Vas avait rassemblé les pauvres qui dénonçaient la fatalité de leur avenir dans des conditions de vie désastreuses.
La pauvreté était le résultat d’un rapport social d’exploitation et de domination. Les pauvres constituaient une contre-société, car ils étaient construits par celle-ci. Le travail ne suffisait plus à les sortir de cette condition, pris au piège d’un destin tragique et inévitable. Leur existence dépendait de la société, voués à n’être qu’objets du capitalisme, qui persistait malgré la tellicratie. Malgré leur intégration sociale par le travail, les travailleurs sombraient dans la misère et le vice. C’était du misérabilisme, une attitude consistant à insister de manière complaisante et répétitive sur les aspects les plus pitoyables de la vie sociale. Les pauvres étaient tenus responsable de leur situation et se sentaient incapables de s’en sortir.
Ainsi, la tellicratie avait une faille malgré sa volonté de supprimer toutes les inégalités. Et Vas l’admirait pendant ce qui semblait être des heures. Ce chant, ces cris, ces couleurs, c’était beau.
En se concentrant, il pouvait lire différents slogans sur des pancartes : « Cobaye, Esclave, Ça suffit ! », « Hercerg, Président méprisant », « C’est pas gentil d’être méchant, c’est plus gentil d’être gentil. » et bien d’autres encore. Celles-ci lui ont arraché un sourire sincère sur un visage jusque-là impassible. De l’art, c’était de l’art.
Soudain, son sourire s’estompa lorsque des hommes encagoulés se sont joints au cortège, une centaine, non, mille. Mille individus tenant des battes de baseball, des bâtons de fer et autres armes. Sans que Vas s’en aperçoive, sa manifestation se transforma en un cataclysme.
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