III
«Ne jamais sourire. Le rire est un plaisir masculin. Ne jamais pleurer. Les émotions sont un signe de faiblesse chez la femme.»
Extrait du Manuel d'une jeune dame accomplie
Maxendre tend le carton d'invitation brillant à un homme portant une large perruque poudrée qui lui masque la moitié du visage. Il se racle la gorge et d'une voix tonitruante, il lance devant lui :
- Le Prince Héritier Maxendre Heraclès d'Arcanza et sa sœur, la Princesse Alexandra Zénadora d'Arcanza, enfants du Ministre des Arts et de la souveraine d'Arcanza.
Mon frère me presse doucement le bras, dans un geste protecteur. Sans même le regarder, je sais qu'il est aussi effrayé que moi. Ce n'est pourtant pas la première fois qu'il se rend à un bal de ce genre. Son entrée dans le monde a eu lieu l'année dernière, quasiment à la même époque. Il a été accueilli à bras ouverts et depuis, il s'est constitué une bande de gentlemans, tous fils de nobles ou de grands noms politiques, avec qui il joue régulièrement aux cartes et sort dans les récéptions. Mais ce n'est pas la même chose quand on est une fille. Une fille est jugée en permanence, soupesée, critiquée. On mesure sa taille, son tour de poitrine, la façon dont elle danse, dont elle tient sa tasse de thé. On observe sa tenue, son maintien. Mais surtout, on évalue ses expressions. Ou plutôt son abscence d'expressions faciales.
Les bals de présentations sont interdits aux chaperons. Aussi, ce soir, je fait mon baptême de soirée en petit comité. Le grand bain est prévu pour après-demain, à l'occasion de l'anniversaire commémoratif des cent ans du royaume d'Arcanza. Tout le gratin sera présent. Ce soir, il n'y a que les jeunes nouveaux.
Les jeunes, c'est toute la future génération d'aristocrates. Dans dix ans, les garçons de cette salle siroteront un verre de vin en discutant finances et les filles ne sourieront toujours pas, entourées d'une flopée d'enfants tous aussi inexpressifs.
Leurs regards se braquent un instant vers nous. Je les comprends : c'est ma première apparition publique. Moi aussi, je serais curieuse de voir à quoi ressemble la fille de l'ancienne plus belle femme du Royaume et du ministre le plus controversé. Malgré ça, leur jugement me parvient comme un chapelet d'insultes en pleine face. J'ai la sensation qu'ils sont capables de lire en moi, qu'ils savent que je ne suis pas comme eux.
- Maxendre !
Un groupe de garçons fendent la foule, écartant les invités au passage. Ce sont les amis de mon frère. Je les reconnais pour les avoir espionnés de très nombreuses fois par la serrure du salon alors qu'ils venaient boire le thé.
Un des jeunes hommes donne une claque dans le dos de mon frère ce qui le fait lâcher mon bras.
- Ça fait une éternité qu'on ne s'est pas vus ! Où étais-tu passé tout ce temps-là ?
- On s'est vus hier, Robin.
Ils sont cinq. Je fouille ma mémoire pour trouver leurs prénoms. Je me souviens juste que ce Robin est le frère cadet du souverain de Lettra. Celui qui est à sa gauche, avec un nom finissant en "on" comme Edmond, Simon ou Orion, vient de rompre ses fiançailles. La rumeur dit qu'elle a été envoyée au Donjon de Brouic pour avoir pleuré de joie à l'annonce de son mariage prochain. Le brun à côté, est le plus discret de la bande mais surtout le plus titré : c'est le neveu du Grand Roi. Il a l'air de s'ennuyer à mourir. Néo est le roux. Je ne connais pas son vrai prénom mais mon frère et ses amis l'appelle toujours ainsi. Derrière lui, un blond sourit en coin, comme si quelqu'un avait raconté une belle blague. Je n'arrive pas à retrouver son nom. Et puis il y a mon frère, Maxendre Heraclès.
- D'ailleurs, je vous présente ma sœur.
Mon frère tend la main vers moi pour qu'ils se rendent compte de ma présence.
- Attends, l'interrompt Néo, laisse-moi deviner comment elle s'appelle.
Il pose son index sur son menton, comme si ça allait l'aider à trouver mon prénom.
- Une jolie poupée comme toi... s'interroge-t-il à voix haute.
Il scrute ma robe de bas en haut.
- Alba ! finit-il par lancer, sûr de lui.
Mon frère secoue la tête et un sourire s'échappe de ses lèvres.
- Tu n'y est pas du tout.
- Ah bon ? J'étais pourtant sûre que si ! Alors, ça doit être Violette !
Un rire amusé secoue mon frère.
- Encore moins.
- Alors Mauve ou Prune !
Les deux amis se lancent dans une bataille pour déterminer mon prénom rapidement rejoints par Robin. Un rictus manque de s'échapper de mes lèvres mais je le ravale illico. Je ne voudrais surtout pas avoir des ennuis dès mon premier jour à la cour !
- Elle s'appelle Alexandra.
C'est le brun qui a parlé. Un silence laisse place à ses paroles qui planent un instant dans l'air.
- N'importe quoi ! répique Néo. Ça se voit qu'elle a une tête à s'appeler Azura !
Mon frère l'arrête rapidement.
- Il a raison.
L'étonnement du roux est visible. Je me surprends à penser à ce qui se serais passé si Néo avait été une fille. Ce n'est pas difficile à imaginer : à l'heure qu'il est, il serait déjà dans une charrue en direction de l'île de Brouic.
- J'aurais pourtant juré qu'elle s'appelait Garance, marmonne-t-il en secouant la tête.
Je me demande comment il a pu deviner. Ce n'est pas un prénom courant. Je suis même la seule du royaume à me prénommer ainsi. C'est mon père qui me l'a avoué il y a quelques années.
Robin s'avance vers moi, tirant une belle révérence.
- Enchantée Mademoiselle Alexandra.
Imperceptiblement, ma main se soulève, comme pour recopier ce geste que les hommes font chaque fois. Mais, dans la seconde, je me rends compte que ce n'est pas un geste pour les femmes. Pourtant, il est déjà trop tard : mes doigts se sont tendus en avant et mon coude s'est plié lègérement. Il y a sûrement quelqu'un qui l'a vu dans la salle. Je m'attends presque qu'un garde se jette sur moi pour m'emmener loin. Une seconde passe, puis deux, et toujours rien. Je jette le plus discrètement possible un regard autour mais personne ne fait attention à moi. Alors, je me dis que la chance est avec moi. Aujourd'hui, personne n'a rien remarqué, mais combien de temps encore ai-je de liberté avant que les barreaux de Brouic ne se referment sur moi ?
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