2-
Les choses commencèrent à changer au mois d’août.
Lors d’un souper, le Père Hubert nous annonça qu’il avait reçu de mauvaises nouvelles :
- Une épidémie de dysenterie s’est déclarée depuis quelques semaines en Bretagne. Elle s’étend très rapidement et on m’a annoncé ce matin que de nombreux cas ont déjà été enregistrés à Rennes…
Il laissa planer un silence que personne ne songea à rompre. Nous avions tous déjà connu des épisodes de dysenterie et nous savions à quel point la maladie était contagieuse et mortelle. Dès cette annonce faite, une angoisse profonde s’empara de moi et, à la pesanteur du silence qui s’était fait, je sus que je n’étais pas le seul dans ce cas. Comme pour confirmer ce sentiment, le Père Hubert reprit :
- Je crains qu’il faille nous préparer à vivre de durs moments. Il faudra s’organiser pour que l’un de nous reste chaque jour à l’église pour célébrer les inhumations et remplir le registre des décès. Les autres parcourront la campagne pour assurer les sacrements et soutenir les familles dans le chagrin. Il nous faudra vraisemblablement aider aussi le médecin pour distribuer les remèdes, même si les religieuses de la Charité seront là pour apporter leur soutien bien évidemment.
- En parlant de remède, allons-nous en recevoir de la part de l’Intendant ? questionna le Père Ménard
- Cela est fort probable car il est question d’envoyer dans chaque paroisse un mémoire du grand Hélvétius qui est, comme vous le savez, le médecin du Roi. Et pour accompagner ledit mémoire, on doit nous faire parvenir également les remèdes préconisés. Il semblerait que l’Intendant en ait commandé en quantité : on parle de plusieurs centaines de livres !
- Mais les aurons-nous à temps ? demandai-je
- Peut-être pas pour le début car j’imagine que les villes vont être servies en premier puisqu’elles concentrent une population plus importante.
- C’est ennuyeux, remarquai-je, car il me semble important de tenter de bloquer la maladie le plus rapidement possible afin de ralentir sa propagation.
- Tout le monde est d’accord sur ce point, mon ami, et c’est bien pour cela que les villes sont prioritaires. Il faut songer au bien public avant de songer au particulier, me répliqua le Père Hubert
Ainsi taclé, je me renfrognai. Je devais pourtant bien admettre qu’il avait raison et que mon intervention spontanée avait été dictée par l’égoïsme le plus pur. Le Père Tortellier intervint alors à propos :
- Peut-être nous reste t’il des réserves sur les envois annuels ?
- Certes, certes, lui répondit le Père Coujeon qui était chargé de veiller aux réserves de traitements
- Alors, peut-être pouvons-nous savoir en quelle quantité ?
Je sentis de l’agacement dans la voix du Père Tortellier. Il faut dire que le Père Coujeon avait la mauvaise habitude de ne livrer que très partiellement les informations. En temps normal, nous prenions avec légèreté et bonne humeur cette caractéristique, mais il est vrai qu’en cette circonstance dramatique dont nous ressentions déjà l’urgence la patience nous faisait défaut, renforcée par l’angoisse. Enfin, il me sembla que le Père Tortellier et moi-même étions les principaux concernés car les autres prêtres, y compris le Recteur, ne paraissaient pas être autant sur des charbons ardents. Charbons qui rougirent encore lorsque le vieux Père répondit tranquillement :
- Mais pour cela, il faudrait que je m’en souvienne, Père Tortellier
Le Père Ménard qui, quoique lui aussi âgé, restait plus alerte, dut sentir le bouillonnement de nos jeunes sangs et intervint pour apaiser :
- Dès demain, nous comptabiliserons les réserves
L’épidémie arriva par le nord de la paroisse aux alentours du 25. Depuis l’annonce du Recteur, des nouvelles nous étaient parvenues régulièrement par l’entremise des voyageurs et nous avions pu suivre son avancée, la boule au ventre. Le 29, nous commençâmes notre ronde des enterrements. Marie Guinard, 3 ans et Jean Pelhaste, 7 ans, du village des Monts, furent les premiers à périr ; suivi dans la même journée par André Gageot, de la Galbougère. Sur les dix premiers jours de septembre, il y eut 42 morts ; et ce n’était que le début. L’hécatombe s’intensifia de semaine en semaine. Le Recteur, les trois autres prêtres et moi-même courions de maison en maison, partout où on nous demandait en urgence. Bien que les enfants aient été les plus fragiles, l’épidémie n’épargnait personne. On voyait des hommes dans la force de l’âge fondre en quelques jours par la violence du mal, semant la peur dans chaque logis. C’était d’abord des frissons qui vous prenaient, accompagnés de fièvre, puis arrivaient le mal de tête, les vomissements, les coliques et la diarrhée. Au bout de trois jours déjà, les orbites étaient creuses et le teint blafard ; et en moins de dix jours, la mort emportait la victime. Et si par hasard quelqu’un en guérissait, la rechute ne tardait pas à arriver et, cette fois-ci, il n’y avait point de salut.
Au fur et à mesure que les jours passaient, on voyait la progression au sein de la paroisse : arrivée par le nord, la maladie étala sa sinistre main d’abord vers l’est, puis l’ouest et enfin le sud. Malgré tout, certains villages restèrent relativement épargnés dans les premiers temps tandis que d’autres, comme celui de la Hattais surtout, voyaient leur population s’écrouler. Ce furent des jours terribles… terribles !
A courir tout le jour de maison en maison et à veiller les morts la nuit, la fatigue m’accabla rapidement, surtout qu’en plus de notre travail de prêtre, nous aidions le médecin dans la distribution des remèdes, ainsi que l’avait prévu le Père Hubert. L’Intendant de Bretagne nous avait fait parvenir en quantité du « bois amer » qui était considéré alors comme un remède efficace contre la dysenterie, même si ce n’était pas le seul que nous utilisions. En effet, nous vidâmes, dans les premiers temps, les réserves des traitements que le Roi faisait parvenir aux paroisses tous les ans, au printemps, pour lutter contre les maladies de l’été. Nous avions ainsi une certaine quantité d’alun calciné, d’ipecacuana et de poudre de corail. Je savais aussi pour avoir vu le médecin le faire, qu’on pouvait donner une tisane à base de fougère mâle, de camomille et de pavot, ou bien encore une décoction à base de chandelle fondue dans du lait bouillant, auquel on ajoutait deux jaunes d’œuf et de la cassonade. N’étant pas homme de sciences, je me gardai bien de juger tous ces traitements mais, cependant, j’avoue que le dernier me laissait un peu sceptique, sans doute parce que je m’imaginais mal ingurgiter de la chandelle fondue. Mais quand on est à l’article de la mort, on ne fait pas la fine bouche et je suppose que, si j’en étais arrivé à ce stade, j’aurais accepté sans discuter les traitements que l’on me donnait.
Quoiqu’il en soit et malgré tous nos efforts, le nombre de morts ne faiblissait pas. Je voyais à peine le Recteur et les autres curés, tout aussi épuisés que moi. J’avais la sensation de vivre dans un brouillard permanent, me déplaçant comme un somnambule. Et à la fatigue physique, s’ajoutait la fatigue morale liée à la douleur permanente dans laquelle nous évoluions : notre arrivée dans les familles était généralement saluée par des pleurs ; et plus tard, par une tristesse ambiante qui frappait tout le monde, à commencer par moi, et qui anéantissait toute vivacité. Je me sentais devenir engourdi, mon esprit s’enveloppait peu à peu dans une sorte de cocon isolant comme pour me protéger d’un si grand malheur.
Un jour pourtant, un fait attira mon attention et me fit sortir momentanément de la bulle de lassitude dans laquelle je me traînais.
Ce soir là, je rentrais de l’église où j’avais passé la journée à célébrer enterrement sur enterrement. Le pas lourd de tristesse et le poignet endolori d’avoir rédigé tant d’actes de décès, je voyais à peine le soleil pâle de novembre se coucher. Dans la cour du presbytère, je croisai le Père Hubert qui venait de sortir.
- Bonsoir mon Père, lui dis-je
- Oui, oui, bonsoir, marmonna t’il rapidement, sans réellement me prêter attention
Nos regards s’effleurèrent tout juste mais déjà il filait d’un pas pressé, sa soutane projetée au-devant de lui à coups de grandes enjambées. Je m’étais arrêté pour le suivre des yeux sur le chemin qui longeait le presbytère et je le vis tourner à droite en direction de l’église. Sans doute l’avait-on prévenu d’une victime de plus ; il n’y avait là rien d’anormal. Mais son regard, un regard vague et fiévreux, venait de créer une alerte en moi. Aussitôt je pensai à cette maladie qui terrassait tant de gens autour de nous et je songeai une nouvelle fois que, nous autres prêtres, n’étions pas non plus immortels et que l’on pouvait tout autant tomber malade, d’autant plus que nous passions notre temps dans des maisons infectées. Ce regard anormalement brillant du Recteur était-il un signe ? Est-ce qu’il était lui aussi malade ? Devais-je m’alerter ? Et les autres, Pierre Coujeon, Pierre Ménard et Louis Tortellier ? Et si moi aussi je succombais ? Mon esprit fatigué s’emballa tant et si bien que je décidai de retourner aussitôt à l’église pour y prier pour le salut de mon âme et y retrouver la sérénité.
Alors que je m’engageai à mon tour dans la rue, j’aperçus la silhouette noire du Père Hubert qui marchait toujours à vive allure, légèrement penché en avant, mû par une volonté indéniable. Arrivé à l’église, il obliqua un peu à gauche et prit la direction de Boistrudan, disparaissant rapidement dans la rude descente de la route et la nuit tombante. Pour ma part, je pénétrai dans le lieu saint.
Depuis six mois que je pratiquais ici, j’avais appris à en connaître les moindres détails : les motifs du chemin de croix illustré sur les vitraux, les confessionnaux en bois foncé situé dans les allées transversales, l’ordre des bancs réservés aux familles importantes. J’inspirai à fond et allai m’agenouiller devant le grand autel, le dos tourné à la grand’porte. La chaire d’où les prêtres faisaient leurs sermons lors des messes était suspendue en hauteur sur ma gauche, légèrement en retrait, et, quand je tournais légèrement la tête, j’en devinais la masse sombre qui me dominait. Je fermai les yeux et plongeai dans la prière : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre volonté soit faite… »
J’eus du mal à me concentrer car mes pensées revenaient sans cesse sur le mal qui nous avait submergés comme un raz de marée. A lutter inlassablement contre lui, j’avais l’impression de nager à contre-courant et je sentais bien que je m’épuisais rapidement. Et l’épuisement m’atteignait d’autant plus facilement que je devais, après son passage dans les familles décimées, lutter contre la douleur des survivants, les réconforter, les aider à continuer à vivre sans le disparu.
Et puis, il y avait cette angoisse sournoise qui m’accaparait avant d’entrer dans chaque nouvelle ferme : était-ce là que le destin m’attendait sous la forme de la maladie ? Il n’était dit nulle part que les hommes de Dieu devaient être épargnés… et si la maladie devait s’emparer de mon corps…
« Ainsi soit-il » ; j’irai rejoindre le Seigneur où je baignerai dans sa lumière qui est Amour.
Puis, je songeai à tous ces êtres inhumés jour après jour. Débordés par l’affluence des victimes, nous organisions des célébrations groupées auxquelles, malgré tout, seule une poignée de villageois assistaient. Les familles éplorées n’avaient souvent pas même le temps de venir aux enterrements qu’un autre membre de la famille était atteint et la mobilisait à son chevet. Et puis, malgré tout, la vie continuait : si l’on voulait que les semailles se fassent en temps et en heure, il fallait bien s’occuper des terres.
Ainsi égaré dans mes pensées, je me recentrais sur la prière mais, rapidement à nouveau, je pensais à tous ces êtres enterrés à la va-vite. Ils étaient tellement nombreux que les fosses n’étaient plus assez profondes et parfois, seuls quelques centimètres de terre venaient recouvrir les corps. Il semblait évident que le cimetière autour de l’église n’allait pas suffire : on parlait d’ores et déjà d’en ouvrir un autre autour de la chapelle de la Croix Bouëssée sur la route de Moulins. A force, je finissais par ne plus savoir qui était mort ; tout se brouillait dans ma tête : des noms, des âges, des visages. Tout s’emmêlait ; toutes les données s’entrecroisaient. Des visages apparaissaient mais les noms d’autres personnes se superposaient, amenant une telle confusion dans mon esprit que je bondis sur mes pieds, exécutai un rapide signe de croix et me précipitai dans la sacristie où je ressortis le registre des décès. Un besoin urgent de prendre du temps avec les défunts m’accaparait.
Je décidai de remonter quelques journées en arrière et me mis à lire la succession d’actes. Je le fis lentement pour bien me pénétrer des informations notées. Toutes les sept à huit lignes, je m’arrêtai pour accorder une pensée et une prière aux pauvres disparus.
C’était le Père Ménard qui les avait enregistrés pour la plupart de sa belle écriture régulière. En raison de leur âge, lui et le Père Coujeon, restaient plus souvent à l’église car c’était moins éreintant que d’aller visiter les familles éprouvées.
En poursuivant ma lecture, je tombai cependant sur un acte dont je ne reconnus pas l’écriture de prime abord. Il datait de la veille et était signé du Recteur. Je restai sceptique. Le Père Hubert avait une écriture très élégante et déliée habituellement ; or, j’avais devant moi une succession de mots écrits nerveusement, avec des lettres assez mal formées et très irrégulières, comme si la main qui les avait tracées tremblait. « Mais pas seulement », songeai-je en me penchant un peu plus sur le registre, car on devinait aussi de la nervosité dans le geste. Je revis en pensée le regard fiévreux du Recteur un peu plus tôt : cette écriture et ce regard allaient de pair, provoquant une inquiétude certaine chez moi. Pourvu qu’il ne soit pas malade ! pensai-je à nouveau.
En lisant l’acte, je me rendis compte en plus qu’il n’avait pas été rédigé dans le bon registre ; le Père Hubert s’était trompé. En effet, il s’agissait non d’un décès mais d’une naissance. Une double naissance même puisqu’il était question d’enfants jumeaux. Je relus plusieurs fois l’acte tant cela me faisait plaisir de savoir que de nouveaux petits êtres venaient au monde durant une période aussi sinistre. Chaque mot m’apportait un réel bonheur et, tout attendri, je me mis à prier pour ces deux petits. Puis, environné de la lumière que leur naissance avait créée en moi, je décidai d’interrompre aussitôt ma lecture morbide et de refermer le registre, puis je rentrai au presbytère.
Lorsque je rencontrai le Recteur le lendemain, il me parut tout à fait serein. Visiblement, il avait passé une bonne nuit et, bien reposé, son regard avait retrouvé son éclat habituel : je m’étais visiblement fait du souci pour rien.
L’épidémie dura plus de trois mois qui parurent ne jamais vouloir finir et durant lesquels nous menâmes une lutte inégale. Nous vivions tous la peur au ventre de crainte d’être la prochaine victime. C’est seulement en décembre que le nombre de morts commença à reculer et à Noël, tout parut fini ; Piré venait de perdre plus de six cents habitants. Nous fêtâmes la Nativité avec d’autant plus de ferveur que nous avions l’impression de sortir d’un cauchemar. Célébrer la naissance d’un enfant, c’était célébrer la vie, le renouveau auquel nous aspirions tous ; célébrer le Sauveur, c’était aussi remercier d’être encore en vie quand tant d’autres étaient partis. La ferveur était suscitée par la gratitude d’en être sorti. Mais il s’agissait d’une ferveur sans joie car l’absence des disparus se faisait pesante dans les foyers : certains parents avaient perdu tous leurs enfants et certains enfants n’avaient plus ni père ni mère.
La nouvelle année arriva dans cette ambiance où chacun réapprenait à vivre dans une famille allégée, où il fallait se réorganiser : les pères s’occupant un peu plus des nourrissons quand la mère était partie rejoindre le Seigneur ; les mères allant un peu plus aux travaux des champs quand c’était le père qui n’était plus là.
On en était là lorsque le 6 janvier le froid arriva.
Il s’installa partout en France. Au début, nous n’imaginions pas qu’il allait durer car si, en Bretagne, nous avions bien quelques gelées tous les ans, cela n’était habituellement l’affaire que de quelques journées éparses. Or, 22 jours d’affilée durant ce mois de janvier 1740, les terres furent gelées et les cours d’eau pris dans les glaces ; et lorsque la douceur revint ce ne fut que pour une brève apparition, cédant à nouveau le terrain au froid ! Les moulins étaient dans l’incapacité de faire tourner leur roue pour moudre les grains ; la farine vint à manquer et de ce fait surenchérit fortement : cela devint un luxe de fabriquer du pain. La famine qu’on pouvait craindre arriva bel et bien, créant elle aussi son cortège funèbre. Le nombre de pauvres fut multiplié et la charité insuffisante à combler l’écart.
Après l’épidémie qui avait tué une personne sur dix, le froid s’abattit comme une nouvelle malédiction. Rarement un hiver fut si glacial et dura si longtemps et cette année 1740 fut baptisée par la suite « l’année du long hiver ».
Devant une telle situation, Monseigneur l’Evêque de Rennes prit la décision exceptionnelle de permettre la consommation de viande une fois par jour durant les quatre premiers jours de la semaine durant tout le carême, à savoir les lundis, mardis, mercredis et jeudis. Si c’était une bonne décision pour permettre aux organismes d’être plus résistants, c’était hélas loin d’être suffisant car bon nombre de pauvres ne pouvaient même pas manger de viande une seule fois par semaine.
Mais la nourriture n’était pas le seul problème auquel étaient confrontées les familles : le bois vint à manquer rapidement dans les fermes les plus pauvres au point que, ne pouvant plus se chauffer, les seaux d’eaux glaçaient à l’intérieur des maisons et ceux qui avaient craint de mourir par la maladie, craignaient désormais de périr par le froid.
Bravant les températures négatives, les pieds gelés dans nos sabots, emmitouflés comme nous le pouvions dans nos lourdes capes, nous visitions les paroissiens pour leur apporter le réconfort du Christ. Souvent, nous les trouvions amassés les uns contre les autres pour tenter de conserver un peu de leur chaleur corporelle et, là où il y avait du bétail, ils se collaient au flanc des animaux dont l’étable donnait généralement directement sur l’unique pièce.
Dans chaque maisonnée, j’organisais une prière pour appeler la miséricorde de Dieu mais je voyais bien que beaucoup de paroissiens semblaient ne plus croire à l’action de la prière : ils s’agenouillaient les mains jointes mais les paroles n’étaient que murmurées par l’habitude. Ils avaient déjà tellement priés à l’automne ! Avec la rémission de l’épidémie, ils avaient cru à la victoire de leurs prières mais le froid leur apportait un démenti cruel. Ils ne semblaient plus vouloir vivre dans un espoir qui leur paraissait vain : « à quoi bon ! » disaient leurs regards éprouvés.
Cet état de fait me navrait et je m’en ouvris au Recteur. Je l’avais suivi dans son bureau après le repas du soir et, avant même qu’il ne s’assied dans l’un des rares sièges à sa disposition dans cette pièce aussi dépouillée que les autres, j’entrepris ma plaidoirie :
- Avez-vous remarqué, lui dis-je, que bon nombre de nos paroissiens semblent avoir perdu la foi en la prière ?
- Hélas oui, me répondit-il
Puis il me jeta un regard oblique mais pénétrant et, se déplaçant vers une fenêtre, il poursuivit lentement, comme cherchant ses mots :
- Etant donné les grands malheurs qui se sont… abattus sur nous depuis quelques temps… sans doute ont-ils… quelques raisons de ne plus y croire…
- Mais c’est justement dans ces cas-là qu’il faut, au contraire, accentuer la prière ! m’écriai-je avec fougue
- Oui bien sûr… mais nous pouvons comprendre que nos paroissiens raisonnent autrement… ils n’ont pas voué leur vie à Dieu… ils peuvent penser en être abandonnés et… que le Diable a pris la destinée de Piré en main… Oui, ils peuvent le penser ! ajouta t’il avec plus de force
Je le regardai avec étonnement tant ses paroles, venant d’un Recteur, me paraissaient horribles car le ton sur lequel il avait parlé semblait comme approuver ce genre de pensées :
- Pardonnez-moi, mon Père, mais je ne comprends pas que vous puissiez prononcer de telles paroles. Vous ne semblez pas réprouver cette attitude alors que vous devriez, non pas défendre leur point de vue, mais plutôt celui de l’homme de Dieu que vous êtes ! Vous devriez condamner haut et fort ce type de pensées et non pas me demander de les comprendre, car les comprendre, c’est les accepter !
Je m’arrêtai le souffle court car j’avais parlé sans reprendre ma respiration tant j’étais outré. Je regardai le Père Hubert mais il ne bougea pas et ne me répondit rien, me tournant le dos tout en continuant à regarder par la fenêtre : je compris que l’entretien était clos. Il ne voulait pas entendre mes arguments. Déçu par cette attitude fermée, je partis rapidement. Dans le couloir, je faillis bousculer le Père Ménard qui passait par-là au même moment, lui marmonnai quelques excuses embrouillées auxquelles il me répondit par une petite tape compatissante sur l’épaule et un doux sourire, comme s’il avait compris ce qui m’agitait. Avait-il entendu notre conversation ? Et si oui était-ce par hasard ? Ces deux questions me traversèrent l’esprit instantanément mais j’étais tellement perturbé que je les oubliais aussitôt.
Je sortis immédiatement après du presbytère pour marcher afin de tenter de calmer ma colère et, comme toujours dans ces cas-là, j’allai à l’église pour prier et retrouver la sérénité. Je me repassais les paroles du Recteur en boucle et je finis par admettre qu’il y avait de la sagesse dans ses propos : bien sûr que je comprenais que tous ces pauvres gens pouvaient douter mais ce n’était pas tant ses paroles qui me gênaient que le ton qu’il avait employé. J’avais eu l’impression qu’il approuvait, comme s’il parlait autant pour lui que pour eux, comme si lui-même avait cessé de prier. Et c’était cette idée qui me révoltait ; elle était tout simplement inconcevable pour moi.
A bien y réfléchir cependant, je dus reconnaître que, moi-même, il m’arrivait de douter. Cependant, comme je l’avais dis au Père Hubert, c’est alors qu’il fallait redoubler de prières. Alors que chez nos paroissiens on pouvait comprendre que le doute entraînât un manque de ferveur, chez nous, Hommes de Dieu, cela devait la renforcer. C’est ce qui se passait pour moi en tout cas et je dois dire que cette période douloureuse fut pour moi une période de grande communion avec le Seigneur. Chaque fois que je le pouvais, je me transportais par la prière auprès de lui et il me paraissait inconcevable qu’un prêtre puisse agir autrement. Avais-je mal interprété les propos du Recteur ? Peut-être avais-je cru à un manque de ferveur là où il n’y avait qu’un appel à la compréhension à l’égard de pauvres âmes égarées, si éprouvées par le malheur depuis six mois…
Complètement perdu, je finis par me convaincre que je m’étais trompé et que je m’étais emporté inutilement. Dans le flou dans lequel j’étais plongé, c’était ce qu’il y avait de plus logique à conclure et cela avait le mérite d’être dans l’ordre des choses et de n’amener aucun questionnement pénible. Par la suite, je fis donc comme si rien ne s’était passé et j’eus le soulagement, dans un premier temps, de constater que le Recteur agissait de même.
Nos relations cependant venaient de se dégrader singulièrement et bien que chacun fît semblant que tout allât bien, il subsistait une gêne réciproque entre nous. De ma part, cela semblait logique car non seulement je m’étais emporté contre mon supérieur, mais je m’étais aussi permis de lui faire la leçon ; mais de sa part, cela était étonnant car qu’avait-il à se reprocher ? Cette simple question qui me taraudait insidieusement venait alimenter le trouble dans lequel j’étais plongé depuis notre discussion, et j’avais beau essayer de me convaincre que j’avais mal interprété le sens de ses paroles, le doute me minait et le soulagement, que j’avais ressenti d’abord en faisant semblant, cédait de plus en plus la place à la méfiance.
En avril, le froid commença à s’atténuer et le printemps s’installa peu à peu. Jamais ce renouveau annuel ne fut accueilli, je crois, avec plus de soulagement : la douce chaleur du soleil, l’herbe qui reverdit, les feuilles qui réapparaissent dans une explosion de vert tendre, les fleurs qui poussent et avec elles l’arrivée des armadas d’abeilles et de bourdons qui s’activent intensément, tout ce caractère joyeux de cette période de l’année apportait un pansement à nos âmes si lourdement attristées.
C’est à ce moment-là qu’on m’apporta la tête… et le reste.
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