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En cette fin mai, tout Piré préparait avec ardeur la fête de la Pentecôte qui aurait lieu le 5 juin. Depuis 1683, il y avait dans le bourg, une communauté de religieuses qui s’appelait Les Filles de la Charité et qui logeaient dans un couvent situé au bout de la place de l’église, juste après les Halles. Grâce à elles, nous pouvions compter avoir une église superbement fleurie à chaque grande occasion. Elles avaient aussi préparé de nombreux bouquets qu’elles déposeraient le matin du 5 juin sur le passage de la procession, et en particulier au calvaire situé entre l’église et la chapelle de la Croix Boüessée jusqu’où nous irions.
Pour ma part, j’avais un surcroit de travail car pour la procession nous allions arborer les bannières et la grande croix et je devais, en tant que sacristain, m’assurer qu’elles étaient en parfait état. Or, ce n’était pas tout à fait le cas pour l’une des bannières que j’avais trouvée l’année dernière en piteux état et, à ma grande honte, j’avais négligé de la faire réparer aussitôt après la Pentecôte ; je l’avais rangée telle quelle, puis ensuite avec les évènements que nous avions connus dès le mois d’août, je l’avais complètement oubliée. J’avais donc fort à faire pour la remettre en état ; mais lorsque le 5 juin arriva, elle était comme neuve.
Il faisait un temps maussade ce jour-là, le ciel étant fort gris et lorsque nous sortîmes de l’église après la messe, je vis que de lourds nuages s’amassaient et je craignis que la pluie ne se mît à tomber durant la procession. Les températures étaient fraîches et chacun, en frissonnant, prit sa place dans le cortège selon un ordre bien établi : juste après le Recteur et les prêtres dont je faisais partie, venait Guillaume de Rosnyvyen et sa famille qui avaient droit de préséance, puis les moines de la Franceule, les Filles de la Charité, les autres seigneurs, les notables et enfin les gens du commun. Chacun avait revêtu ses plus beaux atours et les Seigneurs des diverses châtellenies rivalisaient de couleurs et de tissus chatoyants, sans toutefois parvenir à la hauteur du Marquis de Piré.
Lorsque tout le monde eut prit place, la procession s’ébranla lentement, la voix puissante du Recteur rythmant notre avancée par les chants. Cependant, autant la tête du défilé était pieusement concentrée sous la haute autorité du Père Hubert, autant la queue du cortège était plus dissipée, chacun prenant des nouvelles de son voisin et ne prêtant plus aucune attention à ce qui se passait en amont. Assez rapidement, le cortège n’en fut plus un car de petits groupes, totalement distraient et accaparés par leur discussion, ralentissaient le pas, bloquant ceux de derrière. Le temps de les contourner, il se créait un espace plus ou moins considérable que l’on cherchait à combler ou pas, selon la volonté des uns et des autres.
Alors que nous arrivions à la chapelle, certains n’avaient parcouru que la moitié du chemin et en restèrent là. Le Recteur, les autres prêtres dont moi-même, les moines, les religieuses et les Rosnivyen pénétrèrent dans le petit édifice. Les enfants de chœur y déposèrent les offrandes de fleurs et nous nous recueillîmes quelques instants, priant la Vierge Marie.
Lorsque le Père Hubert, par quelques mots, eut clos le recueillement, chacun repartit dans la direction qu’il souhaitait. Désormais, c’était place à la fête.
De nombreuses réjouissances étaient prévues tout l’après-midi. Après les vêpres notamment, les nouveaux mariés viendraient, comme chaque année à la même date, se présenter au châtelain. Il était de coutume que celui-ci envoyât un ballotin à chaque époux et ceux-ci devaient parvenir à le lui renvoyer à trois reprises à l’aide d’un bâton. Quant aux épouses, chacune devait chanter une chanson et ensuite, toutes ensembles, elles devaient effectuer une ronde en dansant. C’était là une survivance de coutumes locales anciennes qui se pratiquaient aussi dans la proche seigneurie de Monbouan. Dans les paroisses où j’avais officié jusqu’à présent, j’avais pu constater que les pratiques étaient différentes dans chacune d’elles.
Tandis que la foule joyeuse des Fidèles se dispersait, je remis de l’ordre dans la chapelle. J’avais demandé aux enfants de chœur de remmener les bannières, les croix et l’encensoir dans la sacristie pendant ce temps-là. Quand le petit édifice eut retrouvé son air intemporel suite à mes bons soins, et après un dernier regard de satisfaction quant à mon travail, je sortis et fermai la porte en ogive. Elle n’était pas très haute et le Recteur qui était si grand passait tout juste sans avoir besoin de baisser la tête. Le bois, déjà ancien, commençait à se vermouler par endroits. Malheureusement des réparations n’étaient pas à l’ordre du jour. L’édification de la nouvelle église, qui était assez récente comme me l’avait appris le Père Hubert à mon arrivée, avait vidé les caisses de la Fabrique pour un bon moment.
Je repris le chemin de l’église. Il n’y avait plus personne dans la rue pour le moment, chacun étant allé se restaurer. Moi qui suis pourtant un grand solitaire, je ressentis un petit pincement au cœur à me voir si seul en cet instant. La pluie, qui menaçait depuis notre sortie de la messe, se mit à tomber doucement tandis que j’avançai tranquillement, encore bercé par les chants que j’avais pris plaisir à chanter toute la matinée.
Après la chapelle, je devais m’atteler à ranger l’église. Le Recteur nous avait laissés en nous expliquant qu’il allait déjeuner chez le sénéchal comme cela lui arrivait souvent ; et les autres prêtres étaient rentrés directement au presbytère. Je ramassai le matériel de messe en commençant par le calice : entièrement doré à l’or fin, il brillait dans les rayons des bougies que nous avions allumées pour la célébration. Je l’essuyai et allai le ranger dans le tabernacle, doré lui aussi, situé au milieu du retable qui ornait tout le mur est. Puis, je récupérai les livres liturgiques pour les porter dans la sacristie où je trouvai, amassées sur la grande table, les unes sur les autres, les aubes et étoles qui avaient servies à la messe. Je découvris aussi que les enfants de chœur, sans doute pressés de rejoindre leur famille, avaient entassé les bannières sans aucun soin. On devinait qu’ils avaient dû arriver en courant, sans même respecter le lieu saint par une attitude pieuse (avait-ils même seulement fait le signe de croix ?) et déposer à la va-vite ce que je leur avais si précieusement confié. Une soudaine colère monta en moi devant l’irrespect total que traduisait l’entassement des bannières et je me promis de les sermonner fortement la prochaine fois que je les verrais !
La sacristie était une grande pièce qu’on utilisait aussi pour les réunions du Général de paroisse. Ses murs étaient lambrissés de bois foncé et, sur l’un d’entre eux, on avait fixé un placard dans lequel je déposai les Bibles. J’en refermai les portes à clé, puis ouvris, juste à côté, la penderie dans laquelle je rangeai soigneusement les aubes et les étoles, après les avoir lissées du plat de la main pour tenter d’enlever le plus de plis possible. Et enfin, je terminai en ordonnant les bannières.
J’avais presque fini et, jetant un coup d’œil circulaire pour voir ce qu’il restait à ranger, j’aperçus par terre ce qui semblait être un petit morceau de papier. Etonné, je le récupérai : il avait une forme de triangle dont la base n’était pas plus grande que la longueur de mon pouce. Je le retournai et vit qu’il y était inscrit « 15 juin ».
D’où pouvait-il donc venir ? Le papier était rare et ne servait que dans quelques actes de la vie : les documents notariés, les tenues de compte du conseil de paroisse ou encore, en ce qui nous concernait, les registres de baptêmes, mariages et sépultures. Est-ce que l’un d’entre eux avait pu être abîmé et que ce morceau arraché en soit tombé ? J’en doutais car, avant la messe, c’est moi qui avais préparé tout le nécessaire à l’office en ma qualité de sacristain, et s’il avait déjà été là, je l’aurais certainement trouvé à ce moment-là. Une seule explication me parut plausible : il était tombé de l’une des aubes que je venais de ramasser et c’était donc un papier qui avait été remis soit au Recteur, soit à l’un des trois autres prêtres. Il me semblait, en effet, tout à fait exclu qu’il provînt des enfants de chœur alors même qu’aucun d’entre eux ne savait vraiment lire.
Et si ce n’était pas un morceau de phrase arrachée d’un registre, alors ce ne pouvait être à mon avis qu’un rendez-vous qui était ainsi fixé. Je n’arrivais pourtant pas à concevoir que quelqu’un pût ainsi donner rendez-vous à un prêtre : pour aller où et pour faire quoi ? Néanmoins, le destinataire du mot connaissait visiblement les réponses puisque l’expéditeur n’avait pas jugé bon d’écrire la moindre explication. Cela me fit conclure même que le destinataire devait sûrement s’attendre à être convoqué de cette façon.
J’en étais là dans mes réflexions lorsque j’entendis la porte de la sacristie s’ouvrir et, par réflexe, parce que la présence de ce morceau de papier restait intrigante, je le cachai à la va-vite dans ma manche.
C’était le Père Ménard qui arrivait.
- Avez-vous fini de ranger ? me demanda-t-il
- Oui, je viens de finir à l’instant ; vous souhaitiez quelque chose ?
- Non, non, je venais juste vous proposer un peu d’aide si vous en aviez besoin, mais je vois que cela ne sera pas nécessaire
Tout en parlant, son regard errait un peu partout et, plongé en plein mystère comme je l’étais en raison de la découverte de ce petit mot, je devins soupçonneux à son égard. Pourquoi était-il réellement revenu à l’église ? Jamais jusqu’à présent il ne m’avait proposé d’aide, quelle que fût la charge de travail qui m’incombait ; alors pourquoi maintenant ? Est-ce que le papier était à lui et qu’il s’était rendu compte l’avoir perdu ? Mais pourquoi ne pas le demander tout simplement ; le message n’était en rien compromettant !
- Puisque vous avez fini, pourquoi n’irions-nous pas marcher un peu ? proposa-t-il dans un doux sourire. La pluie a cessé et le temps semble vouloir se maintenir désormais.
Et bien, pensai-je, c’est la journée des premières fois, car jamais non plus en un an il ne m’avait proposé une telle chose. Curieux de voir où il voulait en venir, j’acceptai.
Une fois sortis de l’église, nous reprîmes machinalement et sans nous consulter la direction de la chapelle. Il y avait à nouveau beaucoup de monde dans les rues et j’avais hâte de m’éloigner un peu pour retrouver le silence qui m’était si cher. Malheureusement, mon compagnon marchait assez lentement en raison de son âge et j’étais obligé de freiner mon pas malgré mon impatience.
Lorsque nous fûmes un peu plus loin, le Père Ménard me dit :
- Cela fait plus d’un an maintenant que vous êtes parmi nous et nous avons rarement parlé ensemble, alors j’imagine que vous vous demandez pourquoi soudain je vous le propose…
- Eh bien à vrai dire oui
- Pour tout vous avouer, fit-il après quelques instants de réflexion, les premiers mois où vous nous avez rejoints, vous sembliez tellement heureux d’être ici qu’à part profiter de votre bonheur en vous observant, je ne voyais pas bien quoi partager avec vous. Puis, la sombre période que nous avons connue durant tout l’automne et l’hiver nous a tellement éprouvés dans notre chair, et en particulier moi qui n’ait plus votre jeunesse et votre résistance, que chacun s’est un peu renfermé en lui-même… Avec l’arrivée du printemps, j’ai fait un peu comme les fleurs, je me suis rouvert à ce qui m’entoure, poursuivit-il avec ce doux sourire qui le caractérisait, et j’ai eu la surprise de vous sentir préoccupé. Cela semble s’accentuer ces derniers temps… Avez-vous des soucis dont vous aimeriez peut-être parler ?
Des soucis ? Pouvais-je vraiment dire que j’en avais ? Non, pas vraiment. Pourtant, il n’avait pas tort dans le sens où je me sentais confusément perturbé en raison de la perte de confiance que j’éprouvais, à tort ou à raison, envers le Recteur ; sans compter le mystère qui planait sur l’homme assassiné, le manque d’enquête à ce sujet qui ne semblait gêner personne et surtout pas les autorités judiciaires, les remarques de Georges Prodault, et maintenant ce curieux morceau de papier… Parfois, j’avais l’impression de perdre la tête, d’imaginer des problèmes où il n’y en avait pas ; et à d’autres moments, je sentais une conviction profonde en moi que quelque chose n’allait pas.
Et puis, il y avait autre chose qui m’agaçait encore au sujet du Recteur. Je trouvais qu’il s’absentait souvent. Plusieurs fois par semaine, il déjeunait chez certains notables de Piré, en particulier chez le sénéchal, chez le procureur fiscal ou encore chez Martin Lambart, un riche avocat au Parlement de Bretagne. Parfois même, il y soupait et y restait dormir. J’estimais que ce faisant il négligeait son ministère et qui plus est, en se rapprochant des élites locales à ce point, il s’éloignait par la force des choses de la grande majorité des habitants. Je comprenais fort bien qu’il trouvât plaisir à discuter avec des personnes quelque peu cultivées (moi-même j’avais développé une amitié avec Nicolas Prodault), mais il passait en leur compagnie un peu trop de temps à mon goût, sans même s’en cacher : je ne trouvais pas cela très correct par rapport à l’ensemble des Fidèles.
Je jetai un regard en coin au Père Ménard : il attendait patiemment ma réponse. Pouvais-je lui parler de tout ce qui m’agitait ? N’irait-il pas se précipiter auprès du Père Hubert pour lui rapporter mes propos et me créer des ennuis, m’obligeant à m’expliquer, me justifier ? Je décidai de n’évoquer que le dernier point pour limiter mes reproches à l’égard du Recteur.
- Puis-je vous faire confiance ? le provoquai-je
- Mais bien sûr, voyons, se défendit-il un peu offusqué
- C’est que… c’est un peu délicat.
Il s’arrêta de marcher (nous étions arrivés à la porte de la chapelle), puis se retourna vers moi pour me regarder franchement.
- Je vous écoute
Je lui expliquai donc que je craignais que le Père Hubert ne néglige ses attributions à force de passer son temps en société. Il parut un peu surpris et prit quelques secondes de réflexion avant de me répondre :
- Il est vrai que le Père Hubert passe beaucoup de temps chez certaines personnes, marquant une nette préférence pour leur compagnie plutôt que celle de tout un chacun, voire même de la nôtre. C’est une attitude un peu surprenante et j’avoue que je n’ai jamais vu aucun recteur agir ainsi, et pourtant j’en ai côtoyé plusieurs depuis que je suis prêtre. Que peuvent-ils avoir à se dire aussi souvent et aussi longtemps, c’est-là une situation bien intrigante et qui mériterait qu’on en cherche la réponse, je vous l’accorde… Cependant, je n’ai pas remarqué qu’il négligeait pour autant son office. Avez-vous quelques faits à me donner en exemple ?
Quand j’entendis le début de son discours, je pris espoir qu’il m’approuve sur toute la ligne mais ces dernières paroles douchèrent mon enthousiasme et, aussitôt, je me refermai. Je secouai négativement la tête à sa question.
- Dans ce cas, cela ne doit pas trop vous préoccuper, me fit-il.
Puis, il me tapota affectueusement le bras et continua :
- Je vous sens déçu de ma réponse. Pourtant, vous ne devriez pas : souvenez-vous que dans ce que disent les gens, il faut toujours bien écouter toutes les paroles et bien comprendre le sens de chaque mot.
Il s’arrêta, leva le regard vers le ciel gris où des nuages filaient, menaçants, puis se tournant à nouveau vers moi, il ajouta :
- Allons, il se fait tard ; je vais vous laisser et rentrer à mon rythme.
Sur ces paroles sibyllines, il fit demi-tour et s’en retourna vers le bourg, de son pas lent et hésitant de vieillard. Je demeurai sans bouger tant je restai perplexe sur ce qu’il venait de dire. De quoi, de qui parlait-il ? Les gens, c’était qui ? Voulait-il parler de lui ? Et si oui, qu’avait-il dit que je devais bien comprendre ? A part m’expliquer que j’avais tort de m’inquiéter au sujet du Recteur, je ne voyais pas ce qu’il avait pu me confier d’autre !
Sa silhouette fragile, légèrement voûtée, s’éloignait tranquillement mais arrivé au niveau du calvaire, à mi-distance entre l’église et la chapelle, il se retourna vers moi et me lança un long regard, puis il repartit sans plus m’accorder d’intérêt.
Dans l’état de confusion où il me laissait, je préférai rester où j’étais plutôt que de rentrer au presbytère. Je contournai la petite chapelle pour m’isoler davantage, puis m’installai à même la terre, les jambes croisées. Je fermai les yeux et tentai de savourer la chaleur du soleil qui venait d’apparaître brièvement entre deux cumulus, en cette fin d’après-midi, tendant mon visage vers le ciel pour retrouver un peu de sérénité. Habituellement, dans ces cas-là, je me plongeai dans la prière mais je sentais qu’à ce moment précis, elle ne me serait d’aucun secours. Ce dont j’avais besoin surtout, c’était de réfléchir posément.
Je me remémorai les paroles du Père Ménard ; il avait d’abord reconnu que le Père Hubert passait beaucoup de temps en dehors du presbytère et toujours chez les mêmes personnes ; qu’il n’avait jamais vu une telle attitude chez un recteur ; puis, il avait conclu que néanmoins cela n’affectait pas son office… Je ne voyais rien dans ces propos qui pût avoir un sens particulier ! Avait-il dit autre chose dont je ne me souvenais pas ? En tout cas, rien dont je ne pus me rappeler à cet instant. Je devais me résoudre encore une fois à entasser tout ça dans un coin de ma mémoire. A force d’y ajouter toutes ces petites pierres, je finirai sans doute par en construire quelque chose, me rassurai-je.
En attendant, c’était le brouillard le plus complet mais mon pressentiment qu’il se passait quelque chose à Piré se trouvait encore renforcé.
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