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Je me plais à penser qu’à ce moment-là Dieu comprit que sans aide j’allais m’enliser, et que c’est lui qui inspira au Père Ménard le besoin de se promener aux alentours du lavoir d’Anseille, dans le bas du bourg, où je le croisais à mon retour du village des Bouffres. Je ne sais trop quelle tête j’avais après toutes les réflexions profondes que je m’étais tenues, mais il sembla comprendre d’emblée que j’avais grand besoin de m’épancher. Face au doux sourire qu’il arborait en permanence, douceur qui ne se limitait pas à son sourire d’ailleurs car ses yeux et ses manières en débordaient également, je craquai et me mis à déverser tout ce que je retenais en moi depuis plusieurs semaines, mais à une telle vitesse et dans un tel désordre que tout autre personne que lui m’eut assurément pris pour un fou. Il écouta tout sans rien dire puis, quand il fut certain que tout fut dit, il m’emmena faire une promenade, nous éloignant à nouveau du bourg.
- Mon ami, me dit-il, je me doutais que beaucoup de choses vous tracassaient mais enfin pas à ce point. Si vous le voulez bien, reprenons et tentons de mettre au clair votre discours car, pour tout vous avouer, je n’y ai pas compris grand-chose ! Il me semble cependant que l’on peut distinguer trois points : premièrement, à tort ou à raison, vous n’avez plus trop confiance dans notre Recteur ; deuxièmement, il y a cet homme assassiné et les propos de Georges Prodault ; et enfin, à tout ceci, se sont rajoutés aujourd’hui ceux de sa fille Georgette au sujet de Marie l’accoucheuse. La confiance est une donnée délicate à manier et souvent subjective ; je vous propose donc, pour le moment, de laisser de côté vos doutes par rapport au Père Hubert.
- Mais vous-même, fis-je, n’en avez-vous pas ?
- Nous verrons cela plus tard, me répéta t’il sans vraiment répondre à ma question. Je crois que vous aviez raison de vouloir revoir Prodault l’ancien car dans cette affaire il est notre seul lien avec la victime ; qui plus est, il a adopté semble t’il un comportement curieux depuis qu’il a rencontré cet homme. C’est un peu comme…
Il s’arrêta perdu dans ses pensées et je ne songeai pas un instant à l’interrompre ; maintenant que j’avais tout dit, que je m’étais débarrassé du poids que représentait toutes ces questions qui me taraudaient en permanence et menaçaient de me faire perdre la tête, je me sentais vidé ; j’attendais comme un petit enfant qui attend la décision de son père, et en quelque sorte c’était un peu ça étant donné la différence d’âge qui existait entre nous. J’attendais du Père Ménard que, avec l’expérience et la sagesse que l’âge est censé conférer, il sache quoi faire et apporte les bonnes réponses, qu’il me serve de guide.
- C’est un peu, reprit-il, comme s’il cherchait quelque chose lui aussi ; je me demande ce qu’il poursuit… Père Julien, il se fait un peu tard pour ce jour, mais dès demain nous irons ensemble à la recherche de notre ami Georges. Quant à sa fille, je connais la petite Jeanne qui aide Marie l’accoucheuse et je pense que nous pourrons l’interroger sans soucis : elle saura bien nous dire s’il y a anguille sous roche mais, honnêtement, je pense surtout que la pauvre Georgette a besoin de beaucoup de repos et le mieux qui puisse lui arriver c’est de refaire un bébé. Allons, rentrons au presbytère pour un bon souper !
Ce soir-là, j’eus du mal à m’endormir car, malgré moi, mes pensées, toutes entières tournées vers le village des Bouffres, tournaient en boucles autour des mêmes inlassables questions que je me posais au sujet de Georges et de ses propos, et auxquelles se superposaient maintenant celles nées de ma conversation avec sa fille. Les confidences faites au Père Ménard m’avaient apaisé un moment, mais à nouveau tout revenait en force en moi. Je n’avais qu’une hâte, c’était de me mettre en route et de trouver enfin quelques bribes de réponses. Dans mon lit, je ne cessais de m’agiter, tellement énervé qu’il m’était impossible de rester plus de quelques minutes dans la même position.
Il avait fait excessivement chaud ce jour-là et la nuit ne parvenait pas à faire descendre la température ce qui ne m’aidait évidemment pas à trouver le sommeil. Je finis par me relever et aller à la fenêtre de ma chambre tenter de capter quelque souffle d’air. Au loin, je devinais dans le ciel sombre s’agglutiner des masses de nuages encore plus sombres, gros moutons noirs de menaces et en même temps signe d’une pluie qui serait la bienvenue par le rafraichissement qu’elle apporterait.
Un premier éclair zébra le ciel dans le silence. Je restai le nez à la fenêtre à respirer les senteurs de cette fin de printemps, presque l’été déjà ; un nouvel éclair illumina l’horizon ; j’attendis le grondement mais comme pour le premier, seul le silence y fit écho. J’attendis encore : un orage sans tonnerre est un phénomène incomplet et cela me laissait d’une certaine façon sur ma faim. Un long moment passa et alors que le ciel se déchirait de plus en plus souvent et de plus en plus intensément, le son refusait toujours d’apparaître ; je dus alors m’avouer vaincu et décidai de fermer la fenêtre et de retourner me coucher. Le fait d’avoir été ainsi debout à admirer le ciel m’avait quelque peu divertit et cette fois-ci je ne fus pas long à m’assoupir.
Lorsque je me levai au petit matin, je dus malheureusement ravaler le dépit qui montait en moi à la vue de l’épais brouillard qui s’était étalé durant la nuit : l’orage avait bel et bien éclaté et apporté le rafraichissement souhaité mais la différence de température avait fait naître ce rideau tellement opaque qu’on ne voyait pas à dix pas. Il était donc inutile de songer à prendre la route pour le moment, c’eut été trop imprudent de ma part.
Dans le couloir, je croisai le Père Hubert et je lui fis un signe de tête pour le saluer comme à mon habitude, ce qui générait en règle générale un jovial « Bonjour Père Julien ! », car s’il y a quelque chose que l’on ne pouvait pas lui reprocher c’était son manque de gaieté. Ce matin-là, cependant, il se contenta de me rendre mon signe de tête tout en me lançant un regard perçant.
Je ne crois pas vous avoir déjà parlé des yeux du Recteur et pourtant j’aurais sans doute dû commencer par là car ils étaient d’un bleu si clair, si pâle, si rare qu’ils lui apportaient une aura d’étrangeté, au point qu’à la première rencontre on avait du mal à en détacher son propre regard ; et lorsqu’il vous fixait comme il le fit ce matin-là pour moi, il vous mettait à coup sûr mal à l’aise, tant ses yeux si peu communs semblaient hypnotiques. Avec tous les doutes que j’accumulais en moi à son égard et le sentiment de culpabilité qui allait avec, j’eus l’impression qu’il avait deviné tout ce qui m’agitait et je pris son regard comme une accusation mais aussi comme une menace. Je baissai les yeux et l’échange se termina là, m’empressant d’aller me réfugier dans ma chambre. Quant à lui, j’appris ensuite qu’il s’était enfermé dans son bureau d’où il ne ressortit qu’à l’heure du repas.
Une fois à l’abri dans la petite pièce qui me servait de chambre, j’attrapai la bible et l’ouvrit à l’aveugle. Jamais je n’avais été autant contrarié par les évènements climatiques et je fus bien incapable de lire quoi que ce fût durant tout le temps, qui s’écoula bien trop lentement à mon goût. Cependant, le brouillard commençait à se dissiper et j’entendis le Père Louis sortir pour préparer l’attelage : il avait annoncé son intention de se rendre au marché de Janzé en compagnie de notre bonne pour l’aider à l’approvisionnement. Il me sembla néanmoins qu’il était encore trop tôt pour que je parte, moi qui serait à pied et donc bien moins visible qu’un attelage : je devais encore patienter.
Contrairement à ce qu’il m’avait déclaré la veille, le Père Ménard ne viendrait pas avec moi : il était venu me voir au petit matin pour s’excuser, prétextant que son âge ne lui permettait plus de partir en vadrouille ainsi, que dans le feu de l’action la veille il s’était laissé emporté, mais que la nuit venue l’avait ramené à la raison et qu’il était donc préférable qu’il restât au presbytère en compagnie du Père Coujeon, à jardiner tranquillement dans le petit carré dont nous disposions pour améliorer notre ordinaire. Sa décision me déçut car je me sentis à nouveau seul face aux évènements.
Au milieu de la matinée, je commençai avec soulagement à envisager mon départ, la brume s’étant effilochée peu à peu. Le presbytère restait silencieux et je fis le moins de bruit possible n’ayant aucune envie de croiser à nouveau le Recteur. J’étais déjà rendu dans la cour et commençais à presser le pas tellement j’avais hâte de libérer, dans l’action, l’énergie que je contenais depuis la veille au soir, lorsque j’entendis un bruit de galop, signe évident de mauvaise nouvelle car nul ne se permettait de mener son cheval à une telle allure dans le bourg, à moins d’avoir un drame à annoncer et de venir chercher un prêtre. Et en effet, un cheval déboula bientôt dans la rue qui montait de l’église vers le presbytère où je l’attendais avec appréhension car j’avais bien compris que, non seulement je n’irais pas aux Bouffres ce matin-là, mais qu’en plus j’étais bon pour une ballade à cheval qui ne s’annonçait pas de tout repos puisque, le Père Louis ayant pris l’attelage pour se rendre au marché, il me faudrait chevaucher assis derrière le cavalier. Elle s’annonça encore plus mouvementée quand je reconnus le dit cavalier car il s’agissait de Jacques Renoul, un jeune homme au demeurant très agréable mais aussi bien connu pour son caractère fougueux et téméraire. Son arrivée à ma hauteur ne démentit hélas pas sa réputation puisqu’il ne tira sur les rênes de sa monture qu’au dernier moment et si rudement que l’animal se cabra, à tel point que je craignis un instant qu’il n’en tombât ; mais non, il parvint à le maîtriser sans problème, ce qui était toujours pour moi objet de fascination tant j’étais étranger à tout ce qui concernait la maîtrise d’un cheval.
- Vite Père Julien, venez avec moi : il y a eu un accident au Coudray !
Il me cria tout cela sans descendre et en me tendant la main, comme si j’étais censé la lui prendre et me hisser ainsi jusqu’à lui, par la seule force de nos deux bras combinés. Or, si je ne pouvais douter de la puissance de son bras musculeux, il n’en allait évidemment pas de même du mien si peu habitué à l’effort physique ; et quand bien même il arriverait à me hisser tout seul, étais-je censé enjamber en plein vol sa monture comme on voyait certains saltimbanques le faire lors des foires ? Allons, ce n’était pas sérieux !
- Je vais venir avec vous Jacques mais je ne suis pas à l’aise avec les chevaux, alors descendez pour m’aider je vous prie ! fis-je sévèrement car je voulais contrebalancer mon infériorité dans ce domaine par mon autorité morale de prêtre.
- Oh oui, bien sûr, excusez mon Père, me répondit-il en rougissant
Une fois à terre, il maintint fermement sa monture de sa main gauche et, de sa droite, il m’attrapa le pied que je lui tendais pour me pousser en hauteur de sorte que je n’eus que peu d’efforts à faire pour m’installer. Il me rejoignit aussitôt puis, à peine assis, il lança son cheval au triple galop ne semblant pas avoir retenu l’idée que je n’étais pas un cavalier émérite, loin de là ; ou bien peut-être qu’au contraire, par malice, il en fit exprès, exagérant même la prise de risque. Toujours est-il que je crus mourir dix fois jusqu’au Coudray ! Arrivé là-bas, je me laissais glisser au plus vite de l’animal et m’enfuis littéralement afin de ne pas me laisser tenter par quelque geste qu’un prêtre, entièrement tourné vers la bonté, ne peut se permettre sous peine de subir un grave discrédit car, bien que globalement pieux, les villageois n’hésiteraient pas un instant à me donner tort et à prendre le parti du jeune homme, si ce n’est ce jour car ils avaient fort besoin de moi, tout au moins dans les jours à venir lorsque l’émotion due à l’accident se serait atténuée !
Je n’eus cependant pas le loisir de m’appesantir sur ma colère naissante car je fus de suite happé par Pierre Heuzé qui m’expliqua la situation :
- Venez mon Père, il est là-bas avec le chirurgien, juste devant notre porte ; c’est là qu’il a atterri.
- De qui s’agit-il ?
- Martin Tortellier, mon valet
- Mais que s’est-il passé ?
- Bah nous étions dans le grenier au-dessus de chez nous à le nettoyer pour pouvoir y entasser la récolte qu’on va bientôt faire. J’y donnais un coup de balai et avec la poussière, vous comprenez, j’avais ouvert la gerbière pour évacuer un peu. Je lui tournais le dos à Martin parce que je nettoyais le coin du fond et tout d’un coup, je l’ai entendu crier. Aussitôt je me suis retourné mais y avait plus personne. J’ai tout de suite pensé qu’il avait pu tomber par la gerbière alors j’ai couru voir. Bah oui, il était étalé là, en bas, les bras en croix à saigner de la bouche. Mais savoir pourquoi il est tombé, çà ! On s’est précipité vers lui, mais qu’est-ce qu’on pouvait y faire ?
- Et le chirurgien, qu’est-ce qu’il en pense ?
Il soupira en se grattant la tête puis répondit :
- Je crois que c’est pas bon… mais tenez, il arrive alors il va vous répondre lui-même
Nous nous retournâmes vers Jacques Le Maux, le chirurgien. Agé d’une quarantaine d’années, c’était un bel homme qui inspirait d’emblée confiance et, dans la paroisse, il avait bonne réputation. Sa mine sombre répondit à nos interrogations muettes avant même qu’il n’ouvrît la bouche.
- C’est fichu, nous confirma t’il, il a une hémorragie interne
Je passai la journée au Courday à prier et réconforter les fermiers et leur personnel. Le pauvre valet mourut en fin d’après-midi. Comme il était natif de Janzé, on avait envoyé chercher ses parents dès le matin et ils étaient arrivés éplorés un peu plus tôt. Pendant que les commères préparaient le corps, je sortis un peu pour prendre l’air dans la cour. Au bout de quelques pas, je m’arrêtai près de la grange et m’adossai contre le mur de côté ; je fermai les yeux pour m’isoler des lieux et me reposer. La journée était restée grise et emprunte d’humidité et la terre exhalait de lourdes senteurs. Je me sentais triste et j’avais égoïstement hâte de quitter cette ferme marquée par la mort ; malheureusement, ce n’était pas pour tout de suite.
J’entendis soudain un léger bruit sur ma gauche et j’ouvris les yeux ; une fillette que je reconnus pour être la cadette de Pierre Heuzé me dévisageait.
- Tu es triste ? lui demandai-je
Elle haussa les épaules et affirma d’une voix aigrelette :
- C’est encore le diable qui a fait ça, c’est sûr
- Mais non voyons, c’est juste un accident ; malheureusement ce genre de chose existe
- Oui mais c’est le diable qui les provoque
- Je suis sûr que non ; c’est seulement la maladresse ou l’inattention…
Mais pendant que je tentais de lui expliquer, elle agitait sa petite tête en signe de dénégation.
- Arrête de faire non de la tête, m’agaçai-je, et surtout laisse le diable où il est !
- Il est à Piré, parmi nous, et c’est lui qui commande ici…
- Ca suffit !
- C’est le Recteur qui le dit et il sait mieux que toi !
- Ca suffit, répétai-je outré, tandis que la référence au Recteur exacerbait mon agacement, et arrête de mentir !
- Je ne mens pas !
- Bien sûr que si, jamais le Recteur ne dirait une telle chose, tu es une menteuse et tu dois venir à confesse pour avouer tous tes mensonges ! lui criai-je hors de moi
Mais en l’occurrence, c’était surtout moi qui mentais en l’instant présent car je savais, au fond de moi, que le Père Hubert avait tout à fait pu dire ce genre de paroles tant elles faisaient écho au discours qu’il m’avait tenu quelques mois plus tôt. Je ne pouvais cependant l’admettre ; cela mettait en jeu trop de choses, impliquait trop de questions, trop de remises en cause.
- Julienne, n’embête pas le Père Julien et rentre à la maison ! intima soudain sa mère ; puis elle ajouta à mon intention, faites excuse mon Père, vous savez comment sont les enfants
- Est-ce que le Recteur vous a dit que le Diable était à Piré ? demandai-je tout de go, le cœur battant à l’idée d’entendre une réponse que je ne souhaitais pas réellement entendre, et sans prendre le temps de répondre à sa remarque tant j’étais incapable de retenir la question qui me brûlait les lèvres.
Elle rougit mais sembla ne pas vouloir répondre, alors j’insistai :
- Il vous l’a dit à vous, directement ?
Elle eut un hochement affirmatif.
- Dans quelles circonstances, quelles ont été ses paroles exactes ?
- Mais… je ne sais plus… c’était au moment du grand froid, je crois… je ne sais plus ses paroles…
En entendant ses explications, un grand poids s’évacua de moi, libéré par le soulagement ; dans la détresse spirituelle dans laquelle les propos de la fillette m’avait plongé, la référence à l’hiver intervint comme un pansement : « finalement, ça va, pensai-je, il a dû leur en parler au même moment qu’à moi et c’est à cause de la succession d’évènements et du surmenage qu’on a subis… Tout s’explique… ce n’est pas sérieux. »
- Vous savez, assurai-je à Jeanne Heuzé, il faut mettre ces propos sur le compte de l’immense fatigue que nous avons tous subie à cause de l’épidémie et du froid intense qui a suivi ; ce n’est certainement pas le fond de la pensée du Père Hubert et je vous serais gré de bien l’expliquer à votre fille, il n’est pas bon qu’elle répète ce genre de paroles
- Oui, oui, bien sûr, m’assura t’elle
Je la laissai pour aller rejoindre les parents Tortellier et ajouter mes prières aux leurs pour le repos de leur fils. Son corps allait être transposé dans un tombereau et ramené à Janzé où il serait veillé. Lorsque le transfert fut effectué, je regardai les pauvres parents repartir avec leur fils mort, le cœur lourd à l’idée de leur peine.
Quand le convoi eut bifurqué et disparut de mon champ de vision, je décidai de partir moi aussi après m’être assuré que tout allait bien pour la famille Heuzé. Ils proposèrent de me raccompagner mais je refusai pour rentrer seul : la journée m’avait épuisé moralement et marcher tranquillement dans la campagne me ferait le plus grand bien.
Au bout de quelques toises, je débouchai à mon tour sur le chemin de Boistrudan. Je pouvais apercevoir légèrement sur ma gauche, de l’autre côté de la route, le château du Marquis : même d’où j’étais je pouvais admirer la nouvelle chapelle que le propriétaire avait fait construire. Nous avions assez peu à faire avec lui et je n’avais jamais eu l’occasion de visiter le domaine et je crois bien que même le Père Hubert, qui pourtant frayait en permanence avec son sénéchal, ne l’avait pas eue non plus. Cette chapelle permettait au Marquis d’entendre la messe sans avoir besoin de venir jusqu’à l’église en permanence. A cet effet, il entretenait un chapelain que je n’avais jamais rencontré, celui-ci n’ayant pas même daigné venir se présenter à ses condisciples lors de son arrivée, ce qui nous avait tous outrés.
Mais d’avoir évoqué ainsi, même subrepticement, le Père Hubert, ramena fatalement à mon esprit les propos qu’il avait tenus et qui venaient confirmer l’hypothèse que j’avais émise lorsque nous avions eu cette fameuse discussion lors de l’hiver : ce n’était pas seulement les villageois qui pouvaient penser que Dieu les avait abandonnés et que Satan avait pris possession de la paroisse ; lui aussi le pensait bel et bien, à ce moment-là en tout cas. Avec quelles conséquences ? Prétendre une telle chose, c’était prétendre que Dieu avait perdu face au Diable, c’était un constat d’échec accablant. Comment en tant que Recteur pouvait-on diffuser cette idée dans l’esprit des Fidèles ? D’autant plus qu’à Piré nous étions cinq prêtres, une communauté de religieuses et un prieuré à la Franceule ; et malgré tout, nous aurions perdu le combat contre le mal ? Etions-nous si faibles ? Et si oui, comment persuader les Fidèles de continuer à prier et à honorer le Seigneur ? Forcément, les esprits les plus faibles basculeraient vers la tentation si même le Recteur leur mettait dans la tête que le Diable était le plus fort !
Malgré tout, je voulus garder un espoir en pensant que le Père Hubert avait peut-être pu s’appuyer au contraire sur tout ça pour inciter les villageois à encore plus de dévotion car, finalement, je n’avais que des propos rapportés sans les paroles exactes ni même les circonstances dans lesquelles elles avaient été dites. Je voulus croire aussi aux explications que j’avais fournies à Jeanne Heuzé : l’épuisement avait pu provoquer un égarement passager. Je tentais de me raccrocher à ce que je pouvais afin de ne pas avoir à me poser une question cruciale : que devais-je faire ? Ecrire à Monseigneur l’Evêque de Rennes ? Ou plutôt au Prieur de Béré qui avait nommé le Père Hubert à ce poste ? Mais si je dénonçais quoi que ce soit, il me faudrait des preuves sérieuses, et les paroles d’une enfant, voire même de sa mère, n’étaient certainement pas suffisantes, faute de quoi je pourrais risquer une révocation à salir ainsi la probité d’un Recteur. Il était donc de loin préférable de se raccrocher à ce que je pouvais afin de faire taire ces questions dangereuses.
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