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Le lendemain, je me réveillai courbaturé par les efforts physiques faits la veille pour sauver ce que l’on pouvait. Je me traînai sans entrain jusqu’à l’église, mes sabots semblant peser plus lourd qu’un cheval. J’avais un fort sentiment d’irréalité comme si je ne savais plus faire la différence entre un mauvais rêve et la réalité. A mon arrivée, je rencontrai quelques villageois qui constataient aussi tristement que moi qu’hélas nous n’avions pas rêvé, le cauchemar avait bien eu lieu : l’église, privée de sa toiture, semblait décapitée. Le cœur des habitants étaient lourds de tristesse et les mines sombres.

L’incendie avait déposé des cendres partout dans la rue : les façades et les fenêtres étaient noires de suie, comme si le bourg avait revêtu un manteau de deuil.

- Comment va-t-on faire, Père Julien, pour les messes ? Vous en avez déjà parlé avec le Recteur ? m’interpella Robert Houillé, le cordonnier

Je lui fis un signe de dénégation.

Le Recteur ! Je ne l’avais pas revu depuis que je l’avais laissé à sa contemplation extatique, et je n’avais aucune idée de ce qu’il avait fait ensuite. Je ne me rappelais pas l’avoir vu aider, ni pour déménager ni pour éteindre le feu ; je savais juste qu’il avait franchi une limite en ce qui me concernait et que je ne pouvais décemment plus ignorer sa fascination pour Satan. Je ne savais pas encore ce que j’allais faire, mais je ne pouvais plus rester les bras croisés. Devais-je lui parler ? Mais que lui dire ?

Je résolus de prendre conseil auprès du Père Ménard dont j’avais enfin digéré la semi désertion. Et, bien que la dernière fois que j’eus essayé je n’eus guère apprécié son attitude, il pouvait cependant m’apporter un éclairage différent sur la question. Je retournai au presbytère et le trouvai une fois encore assis sur ce banc, dans le potager, à l’ombre d’un pommier. Je pris place à ses côtés et, à voix basse, je lui relatai la scène de la veille.

- Cela est fort ennuyeux, je vous l’accorde, fort ennuyeux… Il vous faudrait de nombreux témoignages pour agrémenter votre mise en cause ; en avez-vous ?

- Eh bien pour le moment, je n’en ai pas cherché ; j’ai juste le témoignage de Jeanne Heuzé et de sa fille.

- En tout cas, si vous en cherchez, faites bien attention de ne pas créer un incendie là où il n’y a pour le moment qu’un feu de paille, si vous me permettez le parallèle malgré les récents évènements. Poser des questions peut être à double tranchants… De plus, cela pourrait se retourner contre vous et le Père Hubert a un poids autrement plus important que vous dans la hiérarchie du clergé ; il dispose de certains soutiens dont, je crois, vous manquez cruellement.

Je soupirai car, malheureusement, il avait raison. Je lui promis de faire preuve de la plus grande circonspection dans mes investigations et le laissai goûter aux charmes du jardin.

Le père Hubert déjeuna avec nous et j’eus beau l’étudier, je dus me rendre à l’évidence que rien dans son attitude ou ses paroles ne laissaient transparaître une quelconque attirance pour le démon. Je jetai quelques coups d’œil désespérés vers le Père Ménard mais celui-ci les ignora et au bout du compte, mon malaise attira l’attention de celui-là même qui le créait.

- Vous ne semblez pas aller très bien Père Julien, me fit soudain remarquer le Recteur.

Je sursautai en entendant mon nom dans la bouche de celui vers qui toutes mes pensées, pleines d’interrogations, étaient tournées. Il me scrutait de son regard extraordinairement clair dans lequel je ne parvins pas à lire autre chose qu’une certaine curiosité.

- Je… Pardonnez-moi, c’est la fatigue due aux évènements d’hier soir sans aucun doute, bredouillai-je

- Il est vrai, intervint le Père Ménard, que vous et le Père Louis avez donné tout ce que vous pouviez ; je vous ai vus tous les deux travailler d’arrache-pied pour soutirer aux flammes tout ce qu’il était possible de sauvegarder ! Hélas, moi-même, je n’ai pu qu’admirer votre abnégation car je me suis vite rendu compte que ma lenteur était contre-productive. Qu’en pensez-vous Père Hubert ?

Je ne pus qu’admirer le tact avec lequel le Père Ménard était venu à mon secours et je le remerciai mentalement.

- Certes, certes, répliqua le Recteur, puis il se tut.

Le repas se termina dans le silence, chacun étant absorbé dans ses propres pensées. Pour ma part, j’avais une conscience aigüe de la proximité du Recteur et je me sentais extrêmement mal à l’aise, n’ayant qu’une hâte : aller me cloîtrer dans ma chambre, à l’abri de sa présence qui me devenait insupportable. Comment pouvait-il se tenir ainsi parmi nous, tranquille comme à son habitude, participer aux discussions, sourire aux uns, s’inquiéter des autres comme il venait de le faire pour moi, alors même que par ses sympathies pour Satan, il trahissait toutes nos croyances, notre Foi et notre confiance, lui qui était censé nous montrer la voie ? Ce n’était certes pas moi qui aurais dû me sentir gêné ; et pourtant, il trônait en bout de table et mangeait le plus naturellement du monde, sans se presser. Je le regardai étaler du beurre sur une tartine, faisant aller et venir lentement le couteau pour que chaque coin de la tranche soit recouvert, et cela fait, mettre le pain dans sa bouche ferme. Il dût sentir mon regard car il le capta soudain et nous restâmes ainsi accrochés l’un à l’autre quelques instants. Sans doute lut-il dans mes yeux un peu du ressentiment qui bouillait en moi car je perçus dans un premier temps une note d’interrogation dans l’eau limpide de son regard, puis aussitôt après du défi tandis qu’un fin sourire étirait ses lèvres : il venait de comprendre, je crois, que je l’avais percé à jour et cette pensée m’apeura car de par sa position de Recteur et de par son physique de forgeron, il avait une grande ascendance sur moi qui était si petit.

- C’est vrai que vous n’avez pas l’air bien du tout, intervint tout d’un coup, de sa voix chevrotante de vieillard, le Père Coujeon qui semblait se réveiller. Le Père Hubert a raison ; que vous arrive t’il ?

- Sans doute devriez-vous aller vous reposer : un peu de sommeil vous ferait le plus grand bien, conseilla le Père Ménard en venant pour la deuxième fois à ma rescousse ; je suis sûr que notre Recteur n’y verra pas d’inconvénient, le repas est presque terminé, n’est-ce pas Père Hubert ?

Celui-ci, qui ne lâchait plus mon regard, mit quelques secondes à répondre, comme s’il hésitait à me libérer, sentant bien qu’il s’imposait dans le mini combat oculaire que nous nous livrions et regrettant sans doute de lâcher sa proie avant d’avoir complètement gagné la bataille. Cependant, il finit par agréer, sans pour autant me quitter des yeux et tandis que je m’excusai, me levai et quittai la table, je sentis le poids de sa prunelle poser durement sur moi sans discontinuer. C’est donc les jambes tremblantes que je sortis de la pièce. A peine arrivé dans le couloir, je refermai la porte et poussai un immense soupir de libération tandis que le son de la voix du Père Coujeon me parvenait assourdi par la cloison.

- Il n’a vraiment pas l’air bien, disait-il, j’espère qu’il ne va pas tomber malade

- Oh je ne pense pas, le rassura le Père Ménard, ce n’est certainement qu’une fatigue passagère ; le Père Julien se donne sans compter pour la paroisse

- Comme nous tous, Père Ménard, comme nous tous ! intervint sèchement le Père Hubert

- Oui cela va de soi.

Puis le silence revint et je quittai la porte contre laquelle je m’étais adossé et montai dans ma chambre. C’était une toute petite pièce dénudée où trônait seulement un lit étroit, qui aurait à peine suffi pour un homme de la carrure du Recteur, une vieille chaise dont la paille se desserrait, laissant voir légèrement à travers, une armoire faite d’un bois qui me semblait être du châtaignier et dans laquelle j’avais rangé mes maigres effets personnels, et avec comme seul décor un crucifix planté au milieu du mur au-dessus de l’oreiller. Je m’asseyai sur le lit et mis les mains sur mon visage. La confrontation avec le Père Hubert m’avait épuisée et la certitude qu’il savait désormais que je m’opposais à lui, sans pour autant savoir ce qu’il avait deviné, me faisait trembler. Je ne savais pas quelle attitude adopter à son égard, juste que ma situation était compliquée.

Comme à chaque fois que j’étais dans l’incertitude, je me forçai à penser à autre chose et ce fut tout naturellement que je songeai à la nuit de cauchemar que nous venions de vivre. Me repassant les images des évènements, je remerciai en pensée au fur et à mesure les paroissiens chaque fois que j’en visualisais un apportant un seau d’eau ou évacuant un objet. Puis de fil en aiguille, pensant à tout ce qui avait été déménagé et transporté chez les habitants, je commençai à me demander qui avait pris quoi. Dans le désespoir du moment, nous avions avant tout pensé à la sauvegarde du mobilier mais tout cela s’était fait dans le désordre le plus complet, et je me rendais compte désormais que nous n’avions aucune idée d’où retrouver les objets. Je décidai d’aller voir le Père Louis qui, comme l’avait si bien souligné le Père Ménard, avait été tout aussi actif que moi : j’espérais qu’il avait eu l’idée de tenir un registre, même si au fond de moi j’en doutais car j’imaginais bien qu’il avait été pris tout autant au dépourvu que moi devant le sinistre ; et en effet, il me le confirma, tout penaud car il venait de comprendre lui aussi à quel point nous avions été imprudents. Je tentai de le rassurer en lui disant que j’allais de ce pas essayer de réparer notre erreur, en établissant un registre des objets et en tentant de mettre un nom en face de chacun d’eux. J’allais sortir de sa chambre où je l’avais trouvé en train de méditer, quand il me dit :

- Père Julien, j’ai cru comprendre qu’il y avait un peu de tension entre vous et le Père Hubert, alors voulez-vous que je me charge de le tenir au courant de la situation ?

Touché par sa sollicitude, j’acceptai avec un hochement de tête et un regard de remerciement.

- Pouvez-vous lui demander quelques feuilles pour écrire car même cela je ne sais pas qui l’a récupéré lors du déménagement de la sacristie ? ajoutai-je

De retour dans ma chambre, et en attendant que le Père Louis m’apportât le nécessaire à l’établissement du registre que j’avais en tête, je commençai à établir mentalement une liste d’objets que je pus retranscrire dès que je fus en possession des feuillets. Cela fait, et parce que je ne pouvais rester en place une minute de plus, je décidai d’aller visiter les habitants du bourg et de les interroger sur leur éventuelle possession de mobilier en provenance de l’église. Je commençai d’abord par les maisons les plus proches de l’édifice, puis au fur et à mesure, je m’éloignai. Au bout d’un long moment, alors que j’avais fait le tour des habitations qui ceignaient le lieu saint, il me manquait un certains nombre d’objets et de meubles. Je décidai donc de m’engager dans la rue d’Anjou qui partait du sanctuaire et allait rejoindre en descendant le chemin de Janzé, et frappais à la première maison où l’on me confirma avoir récupéré les bannières. J’inscrivis consciencieusement dans mon registre le nom, Jean Boué, et le lieu de leur détention, 1ère maison à droite, rue d’Anjou ; je visitai ainsi quatre masures avant d’arriver chez Robert Houillé, le cordonnier, qui habitait au milieu de la rue, en face de la rue creuse. Je lui exposai le but de ma visite et il me fit entrer en m’offrant une bolée de cidre. Une fois assis sur l’un des deux bancs qui encadraient la table, il me dit avoir rapporté dix bancs de l’église et les avoir entassés dans sa remise.

- Vous voulez les voir ?

- Non, non, je vous fais confiance, répondis-je tout en inscrivant sa réponse dans mon registre

- Et alors, pour les messes, comment qu’on va faire ? reprit-il

Je me souvins qu’il m’avait déjà posé la question le matin même mais cela m’était sorti de la tête et je dus lui avouer mon ignorance. Il resta silencieux quelques minutes mais je devinais que quelque chose le tracassait et qu’il n’osait pas m’interroger. Je gardai prudemment le silence car, s’il hésitait, c’est que ce qu’il avait à me dire était délicat et je n’étais pas si pressé que cela de l’entendre. Il finit cependant par se lancer :

- On dit que vous n’aimez pas trop le Père Hubert…

Je sursautai en entendant cette affirmation :

- Que racontez-vous là ? Qui dit ça ?

- Y a pas de souci vous savez, moi non plus je l’aime pas de toutes façons !

- Qui vous a dit ça ? répétai-je agacé

- Georges Prodault…

Je soupirai ; Georges ! J’aurais dû m’en douter ! Pourtant, je le croyais discret, ne parlant qu’à bon escient ; pourquoi était-il allé évoquer une telle idée ? Et puis, je ne lui avais jamais rien dit à ce sujet, comment avait-il deviné ?

- Et pourquoi vous a-t-il dit cela ?

- Parce qu’on parlait de choses lui et moi… des choses au sujet du Recteur… Et il m’a dit : Robert, faut que tu le dises au Père Julien. Alors voilà, comme on est là tous les deux, j’me dis que c’est le moment

Il se pencha un peu en avant vers moi comme pour me faire une confidence :

- Je peux vous dire ?

Bien que ma curiosité fût piquée, je fis semblant de n’être que faiblement intéressé afin de ne pas accréditer l’idée que je ne n’aimais pas le Père Hubert et que j’étais prêt à entendre tout et n’importe quoi à son sujet ; un reste de solidarité entre religieux me retenait.

- Voulez-vous vous confesser mon fils ? fis-je avec componction, me cantonnant dans le rôle de prêtre afin de lui faire comprendre que je n’accorderai pas d’importance à des ragots

Il fut surpris mais dut comprendre mon état d’esprit car il me répondit :

- Oui mon Père, je suis très travaillé par quelque chose que j’ai vu et je dois soulager mon âme

- Alors, je vous écoute mon fils

- Ca s’est passé à la mi-juin. J’étais allé vendre mes sabots au marché de Marcillé et, bon vous savez ce que c’est, on rencontre une connaissance, on boit un coup avec lui et le temps y passe. Alors, la journée, elle est passée très rapidement et avant que je me rende compte, c’était la nuit. Ah, je vous vois venir ! Vous allez dire que j’avais trop bu mais j’vous jure que non ! C’est juste que j’ai beaucoup parlé et avec plein de gens. Et puis, là-bas, à Marcillé je connais plein de monde, vu que j’y ai habité quand j’étais petit. Donc, je m’en suis rentré à la nuit tombée. Heureusement, c’était la pleine lune alors je voyais comme en plein jour ! J’avais passé le bourg de Boistrudan et j’approchai du château du Marquis quand j’ai vu plus loin une grande lumière. Ca m’a surpris. Au début, j’ai cru que j’avais pas bien vu mais plus j’avançais, plus je voyais nettement la lueur ; ça faisait comme qui dirait un feu de la St Jean qui donnait du côté de la Quincampoix… Ca m’a foutu une de ces trouilles ! Bon, j’ai pas été très hardi. Alors j’ai tourné ma charrette dans le chemin du Coudray et j’ai attendu un peu à l’abri des arbres, en espérant que la lumière s’éteint. J’avais le palpitant qui battait à fond parce que moi, une lumière pareille en pleine nuit, je dis que c’est pas normal. J’ai attendu longtemps et j’dis pas que j’ai pas dormi un peu même. Et puis, j’ai entendu du bruit qui venait de ma droite. J’suis pas toujours très courageux mais j’ai quand même voulu voir alors j’me suis caché dans le talus ; c’était deux hommes qui marchaient ; ils venaient du chemin qui mène à la Quincampoix, de là où il y avait le feu…

Robert Houillé arrêta son monologue et me lança un regard pénétrant à travers ses paupières mi-closes, puis il ajouta :

- Y en a un des deux, c’était le Recteur, sûr !

- Le Recteur ?

- Oui, sûr ! Un grand, large d’épaules et en soutane

- Et l’autre ?

- Sais pas ; peut-être bien le Sénéchal…

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