18
Georges m’avait conduit chez lui et couché dans son lit. Pris au dépourvu par l’abandon de mon esprit, il ne savait pas quoi faire de moi. Il ne savait pas non plus s’il devait appeler le docteur : que lui dirait-il pour expliquer la situation ?
Lui-même était terriblement choqué : il avait tout raconté à son fils en pleurant à chaudes larmes mais se confier ne lui avait apporté aucun réconfort. Il s’en voulait de n’avoir rien fait et, au fond de lui, il m’en voulait aussi de l’avoir abandonné à ce moment-là : peut-être que, se disait-il, si le Père Julien avait eu un peu plus de cran, nous aurions pu empêcher la mort des bébés, au moins du second. Et puis, il pensait aussi aux jumeaux de sa fille : avaient-ils subis le même sort ? Quand Marie les avait déclarés morts, l’étaient-ils réellement, ou n’avait-ce été qu’une ruse pour s’emparer de leurs corps ?
Tandis que je refusais toujours de sortir de mon hébétude, il s’enfonça dans le mutisme au point que son fils prit peur pour sa santé. Me sachant proche de Nicolas, leur cousin éloigné, il alla le chercher le surlendemain et lui expliqua ce que son père lui avait raconté. Ils convinrent tous les deux qu’il fallait m’envoyer me reposer au loin et Nicolas contacta mon parrain pour qu’il vînt me chercher. En m’éloignant ainsi, ils espéraient que Georges oublierait aussi et reviendrai, tout comme moi, à la vie.
Pauvre Georges ! Dans l’adversité, il avait montré beaucoup plus de courage et de sang-froid que moi ; grâce à lui, nous étions rentrés ; il avait pris soin de moi comme d’un enfant. Mais ensuite, et bien qu’il eût tout expliqué à son fils à notre arrivée, il s’enfonça dans un mutisme complet, incapable de répéter toute l’histoire, incapable de sortir un mot. Parfois, ses yeux se dilataient d’horreur alors qu’il regardait dans le vide, puis il marmonnait des mots incompréhensibles.
C’est Nicolas qui vint m’apprendre la nouvelle alors que je poursuivais ma convalescence chez mon parrain. On était à la fin de l’automne. Quelques rares feuilles, marrons et racornies, persistaient sur les branches, soulignant davantage encore par leurs présences solitaires le dénuement des arbres. Le temps était gris, les nuages bas.
Je commençais à me remettre du choc émotionnel et j’avais pu raconter à mon parrain tout ce qui s’était passé, mais seulement par bribes, les mots sortant trop douloureusement pour me permettre de continuer mon récit. J’avais beaucoup pleuré comme un petit enfant mais cela avait eu l’avantage de faire sortir cette énorme boule de souffrance qui m’avait envahi à la vue de l’horreur sans nom de la scène. Mais cela m’avait laissé épuisé de corps et d’âme. Je passais mes journées à dormir et je soupçonnais que c’était surtout pour oublier.
Pendant ce séjour, j’eus la visite de mes frères et cela me fit grand plaisir car je ne les avais pas revus depuis quelques années. Nous nous rappelâmes des anecdotes de notre enfance, certaines joyeuses, d’autres plus tristes, et peu à peu la vie reprit en moi. Mon parrain qui était aussi curé m’emmena avec lui visiter ses paroissiens. Au début, j’étais juste un poids mort qui le suivait partout, les yeux dans le vague ; cependant, au fur et à mesure que je m’éveillais à nouveau à ce qui m’entourait, je pris de l’intérêt pour ces pauvres gens et cela participa aussi à ma guérison.
Nicolas arriva donc un jour, je me souviens c’était le 2 décembre. Son arrivée m’emplit de joie et moi qui suis d’ordinaire timide et réservé, je l’accueillit à bras ouverts et le serrai contre moi, ce que je n’aurais jamais osé faire lorsque j’étais en poste à Piré. Mon accueil lui fit plaisir, je crois.
- Père Julien, je tellement heureux de voir que vous vous remettez enfin
- Oui, cela a été long, murmurai-je
La première effusion passé, je me mis à l’observer : il avait changé en l’espace de trois mois ; ou bien était-ce le regard que je posais sur lui qui avait évolué. Toujours est-il que je le trouvais plus sombre et je crus retrouver chez lui cet aspect hermétique de la famille Prodault, lui qui d’ordinaire était si ouvert.
- J’ai malheureusement une mauvaise nouvelle à vous annoncer mon Père
Je pris peur aussitôt : qu’était-il arrivé et à qui ?
- Il s’agit de Georges : il s’est noyé
- Mais… mais…
- Il avait disparu depuis quelques jours… On a retrouvé son corps près du pont d’Amanlis… Vous savez, il ne s’était pas remis et même son fils Guy se dit que c’est peut-être mieux ainsi.
Nicolas resta environ une heure avec moi et lorsqu’il me laissa seul, un sentiment de culpabilité m’envahit aussitôt : j’avais abandonné Georges à sa détresse ; j’avais été égoïste en ne pensant qu’à moi ; si seulement, j’étais allé le voir, nous avions vécu les mêmes choses, nous aurions pu en parler ! Mais non, j’avais lâché prise.
Quand je confiai mon sentiment à mon parrain, il me dit :
- Mon Julien (jamais il ne m’appelait autrement qu’ainsi depuis que j’étais enfant), tu ne peux plus rien changer à la situation pour Georges, mais tu peux faire en sorte que la justice des hommes intervienne pour que de là-haut il retrouve la paix.
- Que me suggérez-vous ? Je ne peux porter plainte puisque la justice à Piré est détenue par l’un des coupables !
- Ecris au conseil général du clergé comme te l’avais suggéré le Père Ménard. Comme je te l’ai dis, il m’a écrit dès le début pour m’informer qu’il avait récupéré toutes tes notes : elles sont en lieu sûr. Eux pourront agir, au moins au sujet du Père Hubert. Pour ce qui est du Sénéchal et des autres, peut-être qu’ils pourront écrire au Marquis et lui demander d’agir mais je n’en suis pas certain.
Ainsi il fut décidé. Il m’aida à rédiger mon courrier et à apporter toutes les précisions nécessaires. Malheureusement, j’avais trop attendu et j’étais désormais le seul à pouvoir témoigner de ce que j’avais vu : tous les témoignages que j’avais obtenus me paraissaient bien légers au regard de la vérité ; ils accusaient le Père Hubert de propos sataniques, de manquement à son devoir envers les Fidèles durant les périodes difficiles, de malversations financières en accaparant une partie du casuel mais pour ce qui était des messes noires et surtout des meurtres, je n’avais que ma parole.
Nicolas m’avait dit être allé sur les lieux le surlendemain, après que Guy lui eut raconté notre histoire. Mais tout ce qui subsistait de l’horreur que nous avions vécue était les restes d’un grand feu au centre d’un cercle en pierre.
Néanmoins, j’avais osé demander la destitution du Recteur et une enquête afin d’établir les faits concernant les messes noires et les sacrifices dans l’espoir que le clergé portât plainte. Le courrier parti, il fallut attendre. Je n’étais pas retourné à Piré : j’en étais incapable. Mon parrain avait écrit à Monseigneur l’Evêque de Rennes pour l’informer que j’étais souffrant et que je me remettais chez lui, ce qui me donnait un peu de temps avant d’envisager l’avenir. Afin de gagner encore un peu plus de temps, je transmis à l’évêché une demande de mutation. De même, ayant appris qu’on recherchait un sacristain dans la paroisse de Bais, j’avais écrit pour me proposer. Hélas, on me préféra quelqu’un d’autre.
Noël arriva et, pour la première fois depuis bien longtemps, je pus le fêter avec les miens. Ce me fut d’un grand réconfort. Et heureusement car une certaine nostalgie me ramenait constamment un an en arrière ; nous étions alors à la fin de l’épidémie et je n’avais encore aucun soupçon de ce qui se tramait. J’avais peine à croire que quelques mois seulement s’était passé entre le début des évènements et cette nuit tellement tragique qui avait complètement bouleversé mon destin.
J’avais eu des nouvelles du Père Ménard : il m’informait que le Recteur était toujours pareil à lui-même. Il leur avait dit que mon absence était intenable et qu’il se voyait obligé de demander mon remplacement. Les travaux de l’église avait commencé et avançaient assez bien ; ils en étaient tous ravis tellement il leur pesait de ne plus avoir leur lieu habituel pour les offices. Comme prévu, les subsistances manquaient et les prix avaient bondi, plongeant dans la misère plus d’une famille. Lorsqu’il me citait des noms, je me remémorai les personnes, les visages, les lieux.
L’attente me pesait : j’avais un grand besoin d’action or, si j’aidais mon parrain dans ses tournées, ce n’était pas ma paroisse et je ne pouvais m’y investir comme je l’aurais souhaité. Aider mon prochain, soulager sa peine, sa misère, le conseiller, prier pour lui, me réjouir de ses joies : voilà ce qu’était ma raison de vivre et je trépignais d’impatience à attendre une nouvelle affectation. En même temps, j’avais peur que le Père Hubert eût mis ses menaces à exécution pour me faire exclure du clergé car, dans sa méchanceté, il avait visé en plein cœur : rien n’eût pu m’atteindre davantage que cette exclusion et je serai bien en peine de savoir quoi faire de ma vie si cela devait arriver.
Janvier 1741 déroula ses jours froids et pluvieux les uns après les autres sans qu’aucune nouvelle ne me parvint et plus le temps passait, plus je doutais que le conseil général du clergé ne me réponde : j’avais perdu mon temps et mes espoirs en leur écrivant. Bientôt, il me faudrait prendre une décision quant à mon avenir d’autant plus que l’évêché ne me répondait pas non plus. Qu’allais-je devenir si personne ne voulait de moi ? Peut-être pourrai-je trouver une place de chapelain dans un château…
Pour mon bien-être, je refoulais constamment les images d’horreur que cette nuit du 18 septembre avait imprimées en moi et je refusais aussi de penser à tous ces pauvres êtres innocents qui avaient péri et qui, peut-être, continuaient à périr, pauvres victimes d’êtres fanatiques emplis de haine.
Enfin, le 4 février, je reçus une réponse du clergé.
On me répondait avoir bien pris connaissance du dossier ; qu’il contenait de sérieuses preuves à charge contre le Recteur concernant sa façon d’exercer son ministère et que l’information serait remontée au Prieur de Béré afin qu’il lui fît une admonestation ; que si ces faits devaient perdurer, celui-ci devrait prendre des mesures plus coercitives à son égard ; mais que, concernant les accusations plus graves que j’avais prononcées, n’ayant aucune preuve à leur fournir, ils ne pouvaient malheureusement rien faire à part conserver le dossier dans l’attente éventuelle que ces accusations soient renouvelées par une autre personne ; qu’ils comprenaient bien, cependant, qu’il m’était impossible de retourner désormais prêcher à Piré et que, pour me remercier également de mon dévouement, il me proposait la cure de Tréffendel, une petite paroisse à l’ouest de Rennes, non loin de la forêt de Brocéliande, laquelle était sans prêtre depuis plusieurs semaines.
A la fin de ma lecture, je gardai le courrier en main, la nausée au bord des lèvres : une admonestation, ils demandaient au Prieur de lui faire une ADMONESTATION ! Et en échange de mon silence, on m’offrait une cure…
Comme je l’ai déjà expliqué, ma pauvreté m’avait empêché jusqu’à présent de postuler à un poste de Recteur car pour cela il fallait disposer d’une rente constituée par des biens personnels, ce que je n’avais pas. J’avais très vite compris que c’était un poste que je ne pourrais jamais avoir et que je devrai me contenter toute ma vie d’un poste subalterne, quelles que fussent mes qualités. En me proposant la cure de Tréffendel, on m’offrait une promotion inespérée… tout en m’éloignant de Piré et je compris bien que cela sous-entendait que je devais enterrer une bonne fois pour toutes mes accusations. Mon parrain me conseilla d’accepter :
- Mon Julien, tu as fait tout ce que tu pouvais à ton niveau ; tu n’as rien à te reprocher. Pour le reste, tu n’es pas maître des décisions. Vas-tu laisser passer ta chance de pouvoir continuer à faire le bien et à servir du mieux que tu peux le Seigneur Dieu ?
Eh bien voilà, j’ai accepté, je suis devenu Recteur de Treffendel. Je ne suis jamais retourné à Piré. C’eût été trop dur de regarder en face les Fidèles alors que je les avais abandonnés aux mains du Père Hubert.
Souvent, pour me rassurer d’avoir fait le bon choix, je me suis dit que je ne pouvais rien faire de plus puisque j’avais alerté les autorités cléricales mais je sais que c’est faux : j’aurais pu retourner, par exemple, au presbytère et tenter de soulever les habitants contre le Recteur ou encore alerter le Marquis sur l’implication de son sénéchal. Mais voilà la vérité : je ne suis pas un guerrier. J’ai préféré la lâcheté au combat. Je les ai abandonnés comme j’ai abandonné Georges, et comme j’ai abandonné ces pauvres bébés cette nuit-là. Et aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, au soir de ma vie, j’ai le sentiment d’être rattrapé par la justice : demain, je monterai sur l’échafaud car je n’ai pas voulu abjurer ma foi et, tout comme cet inconnu dont on m’apporta la tête, je vais sentir la lame me trancher le col.
J’ai juste l’espoir qu’au moment de comparaître devant Dieu, le dévouement total que j’ai accordé à mes paroissiens de Treffendel entrera dans la balance.
Père Julien, 3 mars 1794
Annotations
Versions