Chapitre 1
La salle était bondée et surchauffée à cause de la foule qui s'amassait à l'intérieur. Des traces d'humidité avaient depuis longtemps sali les murs et le plafond, le plancher grinçait et se fissurait un peu plus chaque fois que quelqu'un faisait un pas et on avalait de gros grains de poussière à chaque bouffée d'air. Toute cette chaleur et cette proximité faisaient transpirer les hommes à grosses gouttes et chacun arborait une tache énorme sur le dos de sa chemise.
L'atmosphère était pesante, le décor bien triste et laid mais les hôtes faisaient manifestement de gros efforts pour essayer de parer cela ; des pots de fleurs commençaient à peine à se faner à chaque coin de la pièce, des tableaux tentaient tant bien que mal de dissimuler la saleté ancrée sur les murs et des grands tapis étaient là pour amortir les pieds des visiteurs et soulager les lattes de bois. Il y avait également deux hommes, des esclaves, qui jouaient du violon et de la flûte côte à côte. Ils semblaient dialoguer entre eux, là où tous les autres Noirs n'étaient pas autorisés à échanger un mot.
Tous étaient bien rangés en ligne, dos contre le mur, mains derrière le dos. Certains étaient nus, d'autres avaient des guenilles qui paraissaient ne tenir qu'à un fil et quelques uns, plus rare, portaient des costumes complets. Les femmes métisses à peau claire étaient toujours les plus déshabillées et généralement rassemblées ensemble ; les hommes les plus forts étaient torse nu et rangés du plus petit au plus grand. « Voyez ces grand gaillards, monsieur, je vous prie, disait le vendeur en guidant un acheteur. Regardez comme ils sont grands et forts, des bêtes de travail. Des monstres, même. Prenez lui, là, » il frappa de sa canne le torse d'un esclave. Ce dernier encaissa le coup sans sourciller. « il était le meilleur travailleur au champs de son ancien maître, reprit-il. Il bat des records de productivité, il apportera rapidement des gros bénéfices, c'est sûr.
- Combien en voulez-vous ?
- Je ne vais pas mentir, monsieur, c'est le meilleur esclave que j'ai à vendre. J'aimerais apporter votre attention sur ses bras et son ventre. Vierges de cicatrices. Tourne-toi, mon gars. Avez-vous déjà vu un dos à la peau aussi lisse ? Vous ne verrez de nègres aussi dociles que celui-ci. Il est à vous pour huit cents dollars.
- Sept cents.
- Voyons, ce serait un crime que de céder une telle bête à un prix aussi bas. Il ne vaut pas moins que ce que je vous ai proposé.
- Sept cent cinquante.
- Désolé mais je ne peux vous laisser marchander ainsi. Allez dans une autre négrerie et vous aurez pour le même prix une moitié d'esclave comme celui-là. J'ai d'autres clients qui sont sur lui, un spécimen comme ça attire toujours l'oeil des acheteur. Je vous fais un prix d'amis mais, s'il-vous-plaît, n'hésitez pas jusqu'à ce qu'il soit trop vieux pour accomplir son travail. »
Le client parut embarrassé. Sa moustache tressautait et il regardait machinalement la montre à son poignet. Il fit un pas en arrière en plissant les yeux, comme lorsque l'on juge de la qualité d'un meuble. Le vendeur le fixait tout du long d'un regard inquiet.
« Très bien, je vous le prends pour huit cent, finit-il par dire. - Fantastique ! Vous n'en regretterez pas un cent de dépensé, vous avez ma parole. Venez, nous avons des affaires à régler. » Il tapa l'autre homme amicalement dans le dos, toute animosité disparue de son visage, avant de l'entraîner dans une autre pièce.
Samrawit était restée debout depuis le début de la journée. Ses jambes tremblaient sous son poids et ses paupières sursautait d'elles-même. Une autre esclave, grande et fine, faisait des allers-retours incessants, un grand plateau à la main, pour offrir boissons et nourriture aux potentiels acheteurs. Elle semblait déborder d'une énergie folle parce qu'elle gardait la même cadence effrénée depuis le matin tôt sans flancher. Une hargne presque imperceptible pouvait se voir dans les rides de son front.
Le négrier ressortit peu après, le teint souriant et la poche remplie. Il se dirigea vers l'esclave vendu et l'entraîna brusquement vers lui en lui agrippant le poignet. Samrawit entendit une femme sursauter ; une grande fille qui avait déjà atteint la quarantaine et qui se faisait remarquer par ses pleurs incessants. Même les autres esclaves semblaient en avoir marre. Visiblement, c'était la première fois qu'elle faisait l'expérience des négriers.
Samrawit était née de deux esclaves dans les plantations d'une petite ferme de coton de moins de cinquante esclaves en campagne. Son propriétaire était un vieux monsieur du nom de Joseph Hawks. C'était un homme vaniteux et narcissique, il racontait à qui voulait l'entendre qu'il avait réussi seul son entreprise et qu'il avait mérité sa richesse à la sueur de son front. Par cela, bien sûr, il voulait dire par celle de ses esclaves. Hawks arracha très tôt Samrawit des bras de sa mère en envoyant cette dernière dans une ferme voisine tenue par son frère, comme il était coutume de faire chez les négriers. Elle ne l'avait vue que de très rares fois, et toujours par le fruit du hasard. Elle n'avait aucune idée d'où pouvait venir son père, et la question de lui effleura même pas l'esprit quand elle revit la femme qui la fit naître.
Les maîtres voyaient d'un bon œil les relations entre esclaves. Étant donné que certains mourraient de mauvais traitement, les négriers s'arrangeaient pour que les femmes puissent enfanter le plus possible. Ils promettaient même à chacune d'entre elles sa liberté si elles accouchaient de quinze enfants ; mais Samrawit n'avait encore jamais vu de femme capable de porter une quinzaine de mômes en une vie.
Les esclaves étaient rarement tués par leur maître ou la milice, ils coûtaient bien trop chers pour ça. « Assassiner un nègre c'est comme jeter délibérément un gros diamant dans la flotte. » disait l'ancien maître de Samrawit. Une fois, alors qu'elle n'était encore qu'une enfant, un des esclaves de la plantation avait désobéi au surveillant et s'était réfugié dans un arbre. Le surveillant alla chercher son fusil et vint se planter au pied du tronc. « Viens là, disait-il. Je vais compter jusqu'à trois, et si à trois tu n'es pas descendu je te tire dessus. Un. » Il posa un instant. L'esclave restait immobile et muet, tenant un faible équilibre sur les branches. « Deux. » toujours rien ; l'homme perché ne faisait que secouer la tête. « Trois. » et sur ce, le surveillant tira. L'esclave dévala toutes les branches avant de tomber durement sur le sol et de se faire tirer dessus une nouvelle fois en plein torse.
L'incident avait eu lieu durant la journée, et tous les autres esclaves avaient ralenti leur cadence pour regarder la scène. Un cri de surprise et d'horreur unanime se fit entendre lorsque le bam violent du fusil se fit entendre. Pas plus troublé que ça, le surveillant tourna sur ses talons, abandonna son arme pour un fouet et ordonna aux esclaves de reprendre le travail, laissant derrière lui le cadavre gisant.
Lorsque Hawks eut vent de cette histoire il alla demander rouge de fureur des explications au surveillant « Il faut leur montrer l'exemple, avait-il dit, si on autorise un esclave à désobéir, tous les autres vont suivre. Là sera le début de notre fin, tous se trouveront une âme de rebelle et se mutineront ; et alors ce sera l'asservissement des Blancs. Mieux vaut arracher la mauvaise herbe au lieu de la laisser proliférer à loisir. » Le maître de la ferme accepta cela comme excuse et laissa filer le surveillant, non sans lui avoir octroyé un avertissement.
Faire naître des enfants d'esclaves au sein de la plantation était donc très bénéfique pour les maîtres d'esclaves. À l'instar des cannes à sucre ou des cotons que les négriers produisaient dans leurs champs, ils faisaient pousser leurs propres esclaves, et pour pas un rond. Bien qu'elle n'eut que quatorze ans, Samrawit était une grande fille costaude à la taille carrée et musclée. Elle pouvait facilement cueillir la même quantité de coton qu'un adulte, et, malgré la malnutrition et les heures de travail incessantes, elle était depuis sa naissance en léger surpoids. C'était un grand avantage, car là où une personne à corpulence normale mourrait de faim elle commençait à peine à avoir un petit creux.
Toute sa vie, Samrawit avait travaillé mais jamais elle n'était allée dans une négrière. Elle vit une fois une vente aux enchère sur la place de la ville alors que son maître lui avait envoyé faire des commissions. Un homme grotesque et presque aussi crasseux que les esclaves qu'il vendait se tenait sur une estrade. Derrière lui, cinq Noirs se tenaient côte à côte, enchaînés les uns aux autres. L'homme avait l'air minuscule à côté d'eux.
« Deux cents pour le numéro trois ! » criait-il « La vente commence à deux cents ! » Contrairement à la négrerie, tous étaient nus comme des vers. Ils étaient aussi plus recouverts de cicatrices. Tous fixaient le vide d'un air absent, les sourcils froncés et l'air prêt à sauter à la gorge de n'importe qui qui voudrait les approcher. Ils faisaient presque peur à Samrawit. « Deux cent cinquante, dit un homme en levant le doigt.
- Deux cent cinquante, très bien ! reprit en écho le négrier.
- Trois cents.
- Trois cents pour le monsieur en costume au fond ! Qui dit mieux ? » Le négrier se frottait les mains. Samrawit eut presque envie de rire tant la scène et les personnages étaient grotesques et caricaturaux.
La foule fut silencieuse un instant. Tous se regardèrent les un les autres. Sur la trentaine de personnes présentes peu avaient l'air d'avoir les moyens de se payer un esclave. La plupart semblait rester là pour le spectacle. « Va pour trois cents ! » cria le négrier en tapant du pied. L'homme en costume grimpa sur l'estrade, donna l'argent à l'homme et déchaîna l'esclave. Une poignée de main et tout était réglé. « Trois cents pour la numéro deux ! » reprit-il derechef.
Samrawit préférait encore être vendue à la nègrerie plutôt qu'à une vente aux enchères. Son ancien maître était déjà vieux quand elle fut née, c'est donc naturellement qu'il mourut dans son lit, à un âge honorable. Son fils avait alors hérité de ses plantations et de ses esclaves. Et de ses dettes. Il décida de se lester de quelques esclaves ; les autres n'auront qu'à travailler plus durs pour pallier le manque de main d'oeuvre. Fils Hawks les emmena à un vendeur d'esclaves qui répondait au nom de Gore à Washington. C'était un négrier assez populaire de la ville, Samrawit avait rencontré quelques esclaves de la ferme qui avait été vendus par lui.
Avant que Gore ne les présente, les esclaves étaient obligés de se laver. Tous entraient dans une arrière-cour boueuse, avec au sol des sceaux remplis d'eau. Certains s'étaient montrés rebelles en étant violent envers les négriers ou en refusant de se nettoyer. L'un deux avait même poussé un homme à terre, ce qui lui valu plusieurs coups de fouets. Cependant, la plupart obéissait aux ordres et se mettait directement à nu. Quelques uns se réjouissaient même de pouvoir se décrasser un tant soit peu.
Les esclaves qui n'étaient pas vendus dormaient et mangeaient dans une espèce d'ancienne grange aménagée. L'odeur des chevaux étaient encore bien imprégnée dans l'air, même s'il n'y avait plus aucune trace de cet animal. Des litières improvisées faites de foin ou de couvertures étaient éparpillées dans les quatre coins de la grange, mais certains esclaves étaient tout de même obligés de dormir à même la terre.
Cela faisait maintenant trois semaines que Samrawit étaient là. Certains Noirs étaient vendus le jour même où ils arrivaient à la négrerie mais d'autres, comme elle, n'attiraient pas assez l'attention pour cela. À plusieurs reprises, Samrawit entendait Gore se plaindre auprès de son collègue négrier qui travaillait avec lui. Certains esclaves étaient restés invendus depuis si longtemps qu'il craignait, disait-il en plaisantant, de devoir les abattre comme on abat un chien rester pour un trop long moment dans un foyer.
Samrawit entamait les derniers jours de sa troisième semaine en négrerie. Elle était entre une vieille femme et un garçon qui devait avoir son âge mais, contrairement à elle, son ventre et son dos étaient déjà emplis de cicatrices boursouflées. Il était déjà présent quand elle fut arrivée. Elle voyait les maîtres d'esclaves passer et repasser, quelques uns lui agrippaient fermement la mâchoire et lui tournaient le visage sous tous les angles avant de la relâcher mais aucun ne semblait véritablement intéressé. Pendant toutes ces semaines Samrawit avait vu des enfants arrachés des bras de leur mère, des esclaves encore trop jeunes qui suppliaient, d'autres qui se débattaient comme des diables lorsqu'on les prenait de force ; des femmes, des hommes, des vieux, des jeunes se faire enlever par tous ces négriers, certains nés libres et honteusement manipulés pour les vendre, d'autres qui avaient déjà des années de servitude marquées sur leur corps. Elle les voyait qui partaient muets, les yeux débordants de lassitude et de désespoir.
Un homme s'approcha d'un pas feutré vers elle. Il s'arrêta, la fixa de haut en bas. Samrawit en profita pour l'inspecter également. La trentaine à peine, le physique banal ; bien qu'il semblait avoir une jambe plus courte que l'autre, ce qui le faisait boiter. Il portait la barbe sur tout le bas du visage, sûrement pour se donner un air plus âgé, car il avait les traits fins d'un enfant et des joues rondes de garçon.
« Monsieur, » Samrawit sursauta. M. Gore se faufila comme une anguille derrière l'homme, l'oeil brillant et des mots déjà plein la bouche. « cette jeune fille vous intéresse ? Elle a moins de quinze ans mais elle a la résistance d'un garçon de dix-huit ans.
- Combien ?
- Oh, vous savez, elle vous sera fort bénéfique pour vos récoltes...
- Combien ? reprit l'homme, l'air impatient.
- Eh bien... cinq cents. »
Le maître se tut un instant. Il prit le menton de Samrawit entre le pouce et l'index et lui leva légèrement la tête. Ses yeux semblaient comme la transpercer. Il l'intimida tellement qu'elle fit tout son possible pour ne pas poser son regard sur lui, préférant fixer le plafond. Pendant un instant, la jeune fille eut peur qu'il ordonnerait de la déshabiller, comme certains le faisaient quand ils inspectaient une esclave. Finalement, il la lâcha.
« Comment s'appelle-t-elle ?
- Eh bien, réponds, toi ! ordonna le négrier, ne se rappelant visiblement pas de son nom.
- Samrawit.
- Grotesque, et dissonant. Lily lui siérait bien d'avantage.
- Tout à fait d'accord avec vous. Vous aurez le plaisir de la renommer comme il vous chante quand elle sera à vous.
- Que sait-elle faire ?
- C'est une pure trimeuse, elle n'a jamais travaillé qu'aux champs. Bien sûr, elle peut faire le travail de la maison ou s'occuper d'enfants mais c'est, disons, sa spécialité.
- Elle n'est pas très gracieuse. Est-elle en bonne santé ?
- Parfaitement. Montre-nous donc toute ton énergie, toi. » Samrawit dut courir plusieurs fois sur toute la longueur de la salle, faire le bond le plus haut possible, sauter à cloche pied, exécuter des galipettes et, enfin, faire quelques exercices de souplesse. Elle aperçut quelques rires étouffés se distinguer parmi les clients et certains esclaves mais elle n'en tenait aucun compte. Tout ce qui comptait était de faire bonne impression devant le client. Elle atterrit sur ses pieds, droite comme un i, en nage après tous ces efforts.
L'homme était resté immobile, les lèvre serrées et l'air grave. Il parut se détendre légèrement lorsque Samrawit eut fini toutes ses cabrioles.
Il agrippa le bout de la manche du négrier, lui faisant signe de venir avec lui. Ils s'éloignèrent de quelques pas. « Sait-elle lire ou écrire ? demanda l'homme d'une voix basse
- Grand Dieu non. C'est une esclave née dans les plantations, aucune éducation ne lui a jamais été donnée. Ce sont les esclaves des plus dociles. Moins ils en savent, mieux ils se portent.
- Bien, j'ai déjà eu quelques problèmes avec ceux qui en savent trop. » sur ce, il tourna des talons et se planta de nouveau devant Samrawit avant de reprendre d'une voix haute et assurée : « Combien aviez-vous dit ?
- Cinq cents, monsieur.
- Bien. » L'homme enfonça sa main dans le fond de sa poche, y sortant un portefeuille au cuir visiblement usé par le temps. Silencieusement, Gore l'invita à rejoindre le pièce adjointe. Après un court instant, les deux hommes ressortirent ensemble. Toujours avec sa face aussi inexpressive, le nouveau maître de Samrawit marcha jusqu'à elle avant de lui empoigner fermement le bras et de l'attirer vers lui. La jeune fille manqua de tomber, tant l'immobilité et la fatigue lui avait engourdi les deux jambes ; mais elle fut forcée de reprendre son équilibre par la ferme main qui la tirait violemment. Elle quitta la nègrerie heureuse d'abandonner cet endroit sordide.
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