Chapitre 6
Enrow
— Et… Pourquoi n’es-tu pas avec eux ?
J’espère ne pas paraître trop indiscret, mais je n’arrive pas à m’imaginer comment une femme apparemment sans histoire comme elle a pu atterrir dans ce merdier.
— Je me suis fait arrêter au moment de monter dans le sas pour Uthopica.
Sans blague !
— Tu as été aux portes d’Uthopica ? m’exclamé-je, de plus en plus intéressé. Ce n’est donc pas un mythe ?
— Un mythe ? Oh non ! J’ai vu les trois colonnes par transparence dans le fond de la cabine, comme cela se raconte dans les milieux secrets.
Alors, tout est bien réel. J’avoue avoir douté du temps où je vivais encore dans l’Ancien Monde, mais depuis que je suis là, j’ai besoin d’y croire. Parce que sans espoir, je ne pourrais plus survivre ici.
— Et… Que s’est-il passé ?
— On y était presque. Mon mari et mes enfants étaient déjà installés. J’étais sur le point de grimper à mon tour quand les gardes sont arrivés. Je devais agir pour éviter de tous nous faire arrêter. Déterminée, je me suis jetée sur eux. Aussitôt, les portes du sas se sont refermées et ils ont lancé la téléportation.
Mon Dieu ! Mais quelle horreur ! Elle les a vus prendre la route de la liberté, sans elle…
— Tu t’es sacrifiée ? ne puis-je retenir.
Elle se replie dans sa souffrance. Hausse les épaules. À croire que le poids du monde pèse sur elle. Dire qu’elle leur a tout donné et qu’elle se sent encore fautive d’avoir passé une nuit avec moi ! Cette femme est une sainte ! Je crains ce sentiment qui naît en mon sein à son contact. Moi qui ne me suis jamais posé, plus par choix que par manque d’opportunité. Seulement, elle me touche, me trouble, me subjugue.
— C’est mon instinct qui a œuvré, se confie-t-elle, comme harassée par une force invisible, je n’ai pas réfléchi aux conséquences sur le moment.
— Tu regrettes ?
— Surement pas ! se défend-elle, expressive. S’ils s’étaient fait pincer, mon mari serait peut-être avec moi dans cette galère, mais nos enfants, eux, auraient été enrôlés dans l’armée du Nouveau Monde. Et ça, ce serait le pire des scénarios pour moi ! Je préfère et de loin de moisir ici, surtout si c’est pour leur rédemption. Alors non, affirme-t-elle avec un aplomb déstabilisant, je ne regrette rien.
Je suis émue. Se donner en chien de pâture pour les siens, n’est-ce pas cela l’amour suprême ? Je prends conscience que personne ne s’est jamais sacrifié pour moi. Il faut dire que les aventures superficielles de femmes vénales ayant jalonné mon existence ne m’auraient jamais apporté une preuve si forte d’un quelconque attachement.
C’est face à elle que je m’aperçois être passé à côté de l’essentiel. Une douleur étrange me transperce le cœur. Empreint de nostalgie et de regrets, je me souviens… L’amour de ma famille, enfant, me remonte à l’esprit.
— Tu n’as jamais essayé de les retrouver ?
Un geste désinvolte, marquant toute l’impuissance qu’elle ressent.
— Je n’ai aucune idée d’où nous sommes et encore moins d’où peut se trouver la frontière entre nos deux mondes. J’évite au maximum le contact avec nos semblables. Du coup, c’est pas évident pour rencontrer des passeurs. J’accepte, c’est tout. Enfin, j’essaye, tout du moins.
Réaction très sage de sa part. Déjà, une femme seule, ici, est difficile, mais traîner dans les lieux où les passeurs se planquent serait un suicide !
— D’après l’un d’eux, nous serions à environ sept jours de marche du sas le plus proche.
— Pas plus ?
— À priori, non.
Elle reste un instant songeuse. Ses sourcils se froncent quand son regard se plante soudainement dans le mien.
— Attends, attends… Et si c’était lui qui t’avait entraîné dans un guet-apens ?
J’avoue m’être moi-même posé la question quand les trois lascars me sont tombés dessus…
— Je ne pense pas, non. D’après leur blason, il s’agirait de mercenaires du Nouveau Monde. Selon le passeur, ils gravitent autour de lui pour dissuader la population de s’échapper d’ici. Il m’avait prévenu de leur éventuelle présence.
— Ça ne m’étonne même pas. On vit une de ces époques ! T’a-t-il également averti qu’il ne faut pas avoir été condamné pour crime si l’on compte intégrer Uthopica ?
Quelle délicatesse… Tout en douceur, sans indiscrétion.
— Si c’est une façon détournée de me demander comment je m’y suis pris pour me retrouver ici, alors aucun souci, je ne suis pas un criminel. Enfin, pas aux yeux des dirigeants de la zone de liberté en tout cas.
— Que s’est-il passé ? T… T’es pas obligé de répondre, hein…
— Je n’ai aucun problème avec tout ça. Et puis, je pense pouvoir jouer la transparence avec toi. En fait, j’étais un réfractaire du système. Pendant le grand chaos, je me posais beaucoup trop de questions. Alors, je me suis soulevé et je l’ai un peu trop ouverte. J’ai tout d’abord dû quitter mon boulot d’instit, puis de professeur D’aïkido.
— Voilà pourquoi tu te bats avec tant d’aisance, une épée à la main.
— Ça aide, effectivement. Par la suite, j’ai dû me terrer comme un vulgaire malfrat. De ma planque, je continuais ma lutte. C’est ainsi que je me suis fait pincer.
Son regard, d’un bleu translucide sonde le mien. J’imagine parfaitement ses interrogations à mon égard, c’est tout à fait légitime.
— Donc, tu étais un meneur ?
Elle paraît émerveillée. Un élan de fierté pour ce que j’ai pu être, fut un temps, me met du baume au cœur. Nous nous comprenons, nous avons plus ou moins été du même camp par le passé.
— On peut dire ça, oui. En revanche, je n’étais pas persuadé de l’existence d’Uthopica. Je soutenais plus la perspective de reprendre le contrôle que d’opter pour la fuite.
— Tu m’impressionnes… laisse-t-elle échapper.
Moi ? Je l’impressionne ? Que dire d’elle dans ce cas !
— Pourtant je t’assure qu’il n’y a rien d’impressionnant ! J’ai été aveuglé par mon arrogance. Lorsque les gardes ont débarqué, personne ne m’est venu en aide et l’on m’a jeté dans ce trou à rats après les traitements de faveur dont nous avons tous droits à l’arrivée…
Elle baisse les yeux, sachant de quoi je parle. Mis à nu, fouillage, stérilisation pour s’assurer qu’aucune union ne puisse donner lieu à une quelconque descendance. Traités plus bas que des animaux, nous sommes ensuite conduits dans des camps de transit avant d’être, de façon tout à fait arbitraire, envoyés aux quatre coins de la zone.
— Ça fait combien de temps que tu es ici ?
Sa voix me sort de mes pensées. La main qu’elle vient de poser sur mon poignet me fait frissonner.
— Environ six mois, et toi ?
Sa tête retombe en arrière sur la têtière du canapé. Elle prend une longue inspiration, plaque ses doigts sur son visage qu’elle masse rapidement, tandis qu’elle relâche son souffle. Son cou m’interpelle. Je suis sur le point de me laisser séduire quand elle se redresse, toute trace de légèreté évaporée.
— Je ne sais plus trop pour être franche. Le manque de repère m’a fait perdre le fil du temps. Quatre ou cinq ans, je dirais. L’unique chose dont je suis certaine, c’est que nous étions en été. Après avoir pas mal bougé, j’ai découvert cette maison, il y a environ trois années.
— Trois ans ? Romy… Comment as-tu pu survivre avec tous ces barbares et sans la moindre protection ?
— Tu oublies Grismo, ironise-t-elle en caressant la tête de la bête venant de nous rejoindre.
Sa répartie me fait sourire. Je suis atterré… Elle réussit à faire de l’humour alors qu’elle a tout perdu ! Son humeur semble contagieuse. Elle me fait du bien. Six mois que j’ai la haine, que tué est devenu mon exutoire. Et il suffit que ce petit bout de femme, débarqué de nulle part, soit à mes côtés, pour me donner soudainement envie de redevenir le moi d’autrefois…
— Exact. Seulement, j’imagine que tu ne l’as pas rencontré tout de suite. Et puis, il ne te suit pas lors de tes sorties.
— Alors, je dois avoir de la chance dans mon malheur…
En quelque sorte, oui. Elle se renferme. Les yeux dans le vague, elle sert Grismo tout contre elle. Nous restons un instant silencieux, certainement prostrés dans nos mésaventures passées. Quel châtiment inhumain nous vivons !
— Je compte tout faire pour m’évader d’ici, déclaré-je enfin, rompant l’absence de bruit.
Je ne sais pas trop pourquoi je lui balance ça à cet instant. C’est sorti comme ça. Un besoin de confier mes ambitions, peut-être. Son visage se tourne vers moi, inexpressif, vidé.
— Tu as conscience que de la zone de non-droit c’est très difficile et encore plus dangereux que si nous étions toujours dans le Nouveau Monde ?
— Paraît. Seulement, il est hors de question que je croupisse ici ! Plutôt mourir…
Elle ne répond pas, son regard fixé sur ses doigts torturés. Ce que je lui ai avoué semble la perturber. Souhaiterait-elle être du voyage ? Quelque chose dans sa posture m’intimide, pourtant, j’ai besoin de lui demander. Bien que cela puisse paraître idiot, je ressens le désir de poursuivre un bout de route avec elle. Pourquoi ? Aucune idée… À moins que cela ne vienne de sa présence qui me fait sentir important, vivant. Notre nuit m’est apparue comme un renouveau. Elle m’a fait reprendre confiance en l’avenir.
— Pars avec moi… lâché-je soudain sur un ton manquant cruellement d’assurance.
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