1-2 : Reconnaissance
Le seigneur Hénantier s’efforçait de garder son calme face à la fureur du chef de famille Whorgram.
— Seigneur Guearth, je suis certain que nous pouvons parvenir à un arrangement. Si vous voulez bien me suivre afin que nous discutions de cette situation… complexe. Loin de moi l’envie de subir la colère du maître-espion du Gardien.
Les soldats étaient sur le qui-vive, visages crispés prêts à défendre leur maître. Les choses pouvaient très vite dégénérer et le Seigneur Hénantier, parfaitement conscient de cela, cherchait par tous les moyens à apaiser le vieux noble et à calmer les esprits. Le patriarche Whorgram, clairement intouchable pour se permettre de pénétrer dans un camp armé d’une autre famille, avec une garde réduite, tout en proférer des menaces et des ordres au commandant de la troupe, continuait à tempêter.
Toujours fumant de rage, le Seigneur Guearth se laissa finalement convaincre et entraîner par son pair hors de la tente. Quand le rabat de toile s’ouvrit, la fratrie put voir qu’un petit attroupement s’était formé à proximité, devant deux soldats arborant les armoiries Whorgram. Leur grand-père, avec sa voix de stentor, avait manifestement alarmé tout le monde aux alentours. Le calme revint autour des jeunes gens.
— Eh bien… Pour une surprise…, commença Balgor
— Ah ça… Effectivement, c’était inattendu…, continua Barthélémius
— En tout cas… Il faut lui reconnaître qu’il a un sacré coffre, le grand-père, ajoute Khordel, quelque peu admiratif.
— Et ça confirme que nous étions bien visés, intervint Ombeline, Notre père nous recherche donc ? Ça ne me plaît pas. Pas du tout. Et pourquoi notre grand-père s’implique-t-il maintenant, après nous avoir ignorés toute notre enfance ? Je ne comprends pas… Et il est maître-espion du royaume ?!?
— Oh, Petite Sœur, tu sais bien que les actions des membres de la famille sont rarement explicables… notre géniteur en est un parfait exemple, soupira Barthélémius.
La discussion mourut, chacun plongé dans ses pensées et ses questionnements. Ils attendaient de voir comme les choses allaient tourner et ce que leur voulait ce grand-père revenu de leur passé.
Une vingtaine de minutes plus tard, le Seigneur Hénantier, toujours flanqué de deux soldats, ainsi que le patriarche Whorgram et ses deux gardes du corps, entrèrent de nouveau. Le Seigneur Guearth montrait un changement d’humeur et d’attitude radical. Tout sourire, il plaisantait courtoisement avec le commandant de la petite armée. Il foudroya cependant l’homme qui qualifia la fratrie de « prisoniers » en annonçant qu’il les libérait immédiatement. Les liens d’Ombeline et de ses frères furent donc tranchés et ils purent se relever, frottant leurs poignets malmenés par leurs jours de captivité. Ils restèrent plantés là, hésitant. La situation, totalement inédite pour eux, incongrue même, les laissait tout déboussolés. Leur grand-père ne les avait ni plus ni moins que reconnus comme des membres de la branche principale des Whorgram et ils ne savaient absolument pas comment réagir à cela après ces années à vivre sans existence officielle.
Leur aïeul s’avança, souriant. « Venez mes enfants, marchez un peu avec moi. Nous avons à discuter. » Méfiants, ils le suivirent tout de même, bien conscients qu’ils ne devaient leur libération qu’à ce vieillard dont ils ignoraient pratiquement tout. Ils sortirent donc tous ensemble, groupés autour du vieil homme, les deux gardes du corps légèrement en retrait. Tous se taisaient, attendant de voir ce que ce patriarche énergique leur voulait. La défiance retenait leur curiosité. Guearth lui-même paraissait quelque peu hésitant, ne sachant pas trop comment aborder ces petits enfants qu’il venait de reconnaître devant témoins. Il commença à les interroger sur leurs vies durant ses quatre dernières années. Il semblait réellement se soucier d’eux après des années à les laisser à la merci de leur père. La situation, surréaliste, poussa Ombeline à bout. Elle ne put se contenir plus longtemps. Elle fixa du regard cet étrange grand-père et, avec brutalité, la voix serrée, demanda :
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi, ma petite ?
— Pourquoi venir nous libérer ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi nous présenter comme des Whorgram ? Nous savons tous ici que nous ne pouvons pas nous réclamer de ce nom…
— Ah… Cela fait beaucoup de pourquoi… Et bien… J’ai décidé d’intervenir, et de réparer les torts que mon imbécile de fils, votre père, a causés. Notamment envers vous. Vous êtes désormais mes petits enfants de façon officielle. Vous êtes des Whorgram.
Le vieil homme s’exprimait avec calme, posément. Cette attitude ne fit que flamber la rage d’Ombeline. Elle répliqua avec hargne.
— Pourquoi venir maintenant ? Pourquoi ne pas avoir agi il y a quatre ans ?
— Tout simplement parce que je n’ai su que votre père vous avait mis à la porte qu’un an après. Vous vous étiez alors éparpillés dans la nature. Je ne pouvais pas vous retrouver.
— Mais maintenant, c’est possible ? Ça me semble étrange…
— Oui, maintenant… Car j’ai appris que mon fils vous faisait rechercher. J’ignore pourquoi, mais je doute que ce soit pour vous offrir un accueil chaleureux. Il était donc urgent que je vous récupère avant lui. Et j’ai failli arriver trop tard ! Savez-vous à quelle distance de Fort Daenlorn nous sommes, mes petits ? Deux jours… Deux jours de marche. Deux minuscules jours et vous étiez perdus…
— Mais pourquoi n’avoir jamais rien dit à notre géniteur ? Vous connaissiez la façon dont il nous traitait. Vous n’avez rien… RIEN fait. JAMAIS, s’emporta l’adolescente désormais furieuse. Toute la colère et la rancœur qu’elle portait à sa famille trouvaient là un début d’exutoire.
Le vieil homme soupira :
— Tu es jeune encore… Tu dois comprendre que je n’ai pas toujours eu les possibilités, les ressources qui sont les miennes aujourd’hui. Votre père a ses défauts, c’est vrai…
À ces mots, il fut interrompu par un concert de reniflement dédaigneux, montrant assez bien ce que l’ensemble des jeunes gens pensait de leur géniteur.
— Oui, je sais, il vous a fort mal traité. Mais il est un stratège hors pair et cela complique la tâche de l’affronter frontalement. Même si je suis le chef de famille, je n’avais alors pas la possibilité de m’opposer ainsi à lui. Mais les choses changent. Votre père a enchaîné ânerie sur ânerie, mettant en péril la réputation des Whorgram. Il est temps de mettre un terme à tout cela.
— Comment cela ? demanda Barthélémius
— Vous le saurez en temps voulu et pas avant, répondit le vieil homme d’un ton autoritaire
— Et qu’est ce que vous attendez de nous ? interrogea Balgor
— Je souhaitais déjà vous mettre hors de portée de votre père, à l’abri. C’est un imbécile arrogant, cela va le mener à sa perte et il entraînera la famille complète avec lui si je n’agis pas. Mais oui, je vais avoir besoin de vous dans cette entreprise.
— Pourquoi aiderions-nous la famille qui n’a jamais rien fait pour nous, qui ne nous a jamais protégés ? objecta Ombeline, glaciale, le regard dur,
— Parce que désormais, vous êtes des Whorgram. Et j’attends de vous que vous vous comportiez comme tels. Je serai intransigeant si vous portez atteinte à l’honneur de la famille.
Ombeline arbora une moue contrariée.
— Pourquoi me soucierais-je de la réputation des Whorgram, après l’enfance que nous avons subie ? Pourquoi leur devrions-nous quelque chose ?
— Parce que tu ES une Whorgram désormais ? Et, en tant que telle, tu te dois de faire attention à la réputation de la famille. Quant à mon fils… je nourris certains projets le concernant. Je compte bien que SA réputation cesse d’entacher celle des Whorgram.
Les jeunes, qui jusque là, arboraient une mine sceptique, jetèrent des regards interloqués à leur grand-père.
— Je vais vous raconter une anecdote sur votre père… Saviez-vous qu’un jour, ce crétin a eu la riche idée de provoquer le Gardien en duel ? Le Gardien lui-même ! Dans le but avoué de prendre sa place, car la politique de ce dernier ne lui convenait pas. Certes, nos lois le permettent, mais tout de même… Évidemment, il n’avait aucune chance. Le Gardien lui a administré la raclée qu’il méritait. Tout excellent stratège qu’il soit, votre père n’a jamais brillé dans le maniement des armes et le combat… Je ne sais pas comment il a pu se persuader qu’il pouvait gagner face au Gardien… Enfin bref, il a perdu. Et pourtant, il est resté Protecteur du Locquendech. Qu’est-ce que cela vous dit ?
— Hum…, répondit Barthélémius, il devait être un sacrément bon Protecteur pour qu’on passe sur un affront pareil…
— Exactement mon petit, il avait, et a toujours, une sacrée réputation. Et pas dans le mauvais sens du terme. Comprenez-vous un peu mieux maintenant pourquoi je n’ai pas pu intervenir plus tôt ? Et pourtant, la situation me mettait en rage. Vous êtes des enfants légitimes, sacrebleu ! Issus d’un mariage tout ce qu’il y a de plus officiel ! J’enrage qu’il ne vous ait pas reconnus ! C’est ainsi que l’on vous traite en dessous de votre rang !
Au fil de la conversation, ils devinaient que leur grand-père, quoique réellement ulcéré, n’était en colère que par la position dans laquelle il les avait retrouvés. Ulcéré contre leur père qui n’avait pas reconnu et pire même, avait caché au monde des enfants d’un mariage légitime. Enragé par le traitement indigne qu’ils avaient subi en conséquence. Mais à aucun moment en colère envers eux. Malgré tout, ils ne pouvaient pas, en quelques heures, accorder leur confiance à un homme qui, jusque là, s’était toujours désintéressé d’eux. Le soir tombait. Les ombres s’allongeaient autour d’eux tandis que le ciel se parait de rouge, rose et orange. Le vieux noble changea brutalement de direction.
— C’est assez de promenades. Venez avec moi, nous allons dans la tente du Seigneur Hénantier. Là, je vous expliquerai un peu plus ce qui se passe et ce que j’attends de vous. Car j’ai une mission pour vous, mes petits. Votre première tâche en tant qu’enfants Whorgram. Et oui, être reconnu implique des responsabilités…
Le groupe suivit alors Guearth vers un pavillon légèrement plus grand et plus confortable. Malgré tout, on voyait que le seigneur de la troupe était un soldat, privilégiant l’aspect pratique à l’esthétique. Ils remarquèrent que l’ensemble du mobilier était de facture aeserienne et non locquendéenne, ce qui les étonna et les troubla. Ils entrèrent tous. Le seigneur Hénantier les attendait, ainsi qu’un inconnu. En le découvrant, la fratrie ne put retenir un hoquet de stupeur généralisé. L’homme qu’ils avaient devant eux, bien qu’habillé plutôt pauvrement, sa tignasse brune ébouriffée, était le sosie rajeuni de leur père. La trentaine, il les toisait d’un air narquois. Khordel laissa échapper un sifflement interloqué à sa vue.
— Ah oui, permettez-moi vous présenter votre autre demi-frère. Je pense que vous aurez de vous-même reconnu certains traits communs, annonça Guearth avec amusement, voici Datès, le bâtard de votre père.
À ces mots, Khordel lança un reniflement dédaigneux, tandis que le reste de la fratrie regardait cet homme avec curiosité. La ressemblance avec leur géniteur était frappante, choquante même. Nul n’aurait pu nier qu’il était le fils d’Hagrim Whorgram.
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