Reflets

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Avez vous remarquez que nos reflets ne sont jamais pareils ?

Si pas, je vous enjoints à faire cette expérience : regardez-vous dans un miroir, gardez l’image en mémoire, puis passez à une autre glace et comparez. Allez-y ! Vous verrez, les deux « résultats » seront dissemblables... Comme des personnes différentes... Troublant, non? Et ce n'est pas une question de changement, dans la fameuse idée démocritienne du « je ne suis plus celui que j'étais il y a deux secondes, je suis autre... ». Sincèrement, à qui voudriez-vous faire croire cela ? Non… c'est différent... C'est justement une subtile question de différence… Je m’en suis rendu compte il y a bien des années… Trop nombreuses pour que je me rappelle de la date exacte… Mes excuses... Mais, au fond, cela n’a pas d’importance, le reste est là, buriné dans ma mémoire.  

 

Ce jour-là, comme d’habitude après la brutalité du réveille-matin, j’étais allé contempler ma « trogne » de lémurien ridé. La nuit avait – et a toujours - pour habitude de vandaliser mon visage. Et tandis que je défroissais mes plis, mettais un peu d'ordre dans mes lignes brouillonnes, malaxais mes joues velues, je remarquai une discordance. Une épouvantable différence. Quelle était-elle demanderez-vous ? Eh bien, je ne sais pas. Je ne savais le dire et je n’en suis toujours pas capable. Mais c’était une évidence : ce reflet n’était pas le mien. Il différait indiciblement de celui d’hier. Il me ressemblait, oui, trait pour trait même, et pourtant c’était l’image de quelqu’un d’autre... La  sensation était très dérangeante… Mon image me semblait envahie, usurpée… Afin de la – de le - tester, je tirai sur ma peau, pinçai mes lèvres et fronçai mes sourcils. Tout fut répété à l’identique. Le mirage était parfait. Les minutes filant et mes obligations quotidiennes ne pouvant souffrir plus de retard, je dus m’arracher à cette fascinante contemplation et laisser là un certain malaise. Je partis donc travailler. 

 

Pensez-vous que je laissai ce mystère dans la salle de bain ?

Pure rhétorique, me direz-vous, poser la question c’est y répondre.

 

Occupant l’une des parois du grand hall de la compagnie qui m’employait, il y avait une monumentale glace qui, tandis que je traversais l’immense espace, me montra une copie déambulant de concert. Je m’arrêtai quelques secondes pour l’observer. Ce qu’elle fit aussi, naturellement. Elle était tout aussi extraordinaire que la première et tout aussi fondamentalement et inexplicablement différente. Ma figure, du moins sa réplique, n'exprimait ni malveillance ni bienveillance... Juste de la perplexité, du trouble et… quelque chose de plus… où alors quelque chose de moins… Je ne parvenais pas à mettre de mot dessus et cela m’horripilait profondément.

 

Ce défaut de perception me préoccupa une bonne partie de la journée, tant et si bien que l’après-midi venue, je n’y tins plus et me rendis aux sanitaires pour une nouvelle confrontation. L’autre me l’offrit gracieusement. Je me plongeai alors dans mes/ses yeux noisettes, déterminé à percer le secret de ce phénomène. « Quand tu regardes un abîme, l’abîme regarde aussi en toi », écrivit Nietzsche. Et c’est exactement ce que je ressentis. Un vertige, une nausée, une angoisse. C’était comme s’il me sondait, comme si, dans le miroir de son regard, je scrutais mes propres profondeurs. Et nos vides semblaient se répondre. Je le voyais me voir et il me voyait le voir. L’attraction qu’il suscitait devint peu à peu répulsion et, étourdi, je ne pus bientôt plus soutenir cette vision.

 

Evidemment, je n'en parlai à personne.

Je ne voulais pas que l'on me prenne pour un fou.

 

Alors, ayant décidé que j’avais vécu assez d’émotions pour la journée, je postposai le problème au lendemain. J’évitai dés lors scrupuleusement toute surface réfléchissante et tentai de me convaincre  que tout cela n’avait été qu’un désordre dû soit à un sommeil difficile soit à une fatigue psychologique où, au pire, à quelque chose que j’avais ingéré. Un mauvais délire en somme… Pour m'aider, le soir, j’affaiblis mon esprit par de l’alcool fort. Où peut-être n’avait-ce été que pour trouver repos.

 

Est-ce que j’y ai cru ?

Non, bien sûr que non.

C’était du déni, un lâche mécanisme de préservation.

 

Et l’aube me le confirma : mon simulacre m’avait attendu dans le terrible miroir de la pièce d’eau. Chaque pas qui nous rapprocha déchira un voile d’un Morphée éthylique. Et quand plus aucun ne fut, nu, je ne me reconnus plus. Alors je l’enfermai et allai me laver à la cuisine.

 

Identique au jour précédent, le cauchemar persistait. Par conséquent, comme une répétition, je me dérobai. Mais il n'est pas si facile de se fuir : dans la ville se trouvent des fenêtres, des rétroviseurs, des sculptures de métal poli, des fontaines, des flaques... et dans les intérieurs abondent les surfaces de verre - portes, vitres, plans, parois... Autant d 'éléments où se mirer. Autant de pièges à esquiver. Fatalement, je ne pus tous les éluder et, à quelques détours, ma vigilance fut prise en défaut : j’aperçus quelques unes de mes ombres. Ces rencontres m’épouvantèrent, c’était comme si j’étais  traqué et en un sens je l’étais…

 

Craignant pour ma raison, je résolus de consulter au plus tôt une proche amie : Fred, une institutrice que je connus du temps ou nous nous rebellions contre l’enseignement secondaire et avec qui j’eus une courte romance. Maîtrisant l’agitation dans ma voix, je l’appelai et, chance/grâce à un peu de pression, elle accepta un rendez-vous pour le soir même. Maîtrisant l’agitation dans ma voix je l’appelai et la pressant un peu, j’obtins un rendez-vous le soir même.

 

C’est tout sourire que l’immuable Fred m’ouvrit et me prit dans ses bras.  Après m’avoir embrassé chaleureusement, elle m’examina et, devenue soudainement soucieuse, me lança : « Mais… mais tu as une mine effroyable ! Que se passe-t-il ? Non, attends. Je manque à tous mes devoirs. » Elle me conduisit à son sofa, nous servit un rhum et, ayant attendu que j’aie avalé quelques gorgées, m’invita à raconter. Ce que je fis, très mal à l’aise, ne sachant comment exposer les événements sans paraître dément. Et, assurément, je n’y réussis pas : au fur de mon récit un sillon sceptique barra son front et plus je progressais plus il se creusait. Lorsque j’eus terminé, elle me demanda gênée si je n’étais pas quelque peu surmené. Je lui assurai que tel n’était pas le cas, qu’il y a peu je me portais à merveille, mais, malgré mon plaidoyer, je ne pus balayer son incrédulité. Elle s’enquit si j’avais photographié mon reflet. Non, je ne l’avais pas fait, je n’y avais même pas pensé ; et je le regrettai car sans aucune preuve je ne pouvais l’amener à me comprendre. Je pensai alors aux glaces de sa chambre et de sa salle de bain et, bien que plein d’appréhension, je lui proposai de m’y regarder. Elle accepta et m’entraîna devant une grande garde robe en chêne massif. Lorsque Fred ouvrit la porte mon double nous accueillit.

 

  • «  Tu le vois ?  
  • ...
  • Fred, s’il te plaît, dis-moi que tu le vois... 
  • Je m’excuse… mais non…  
  • Mais il est là dans la glace ! A ma place ! Tu ne vois pas la différence ? Tu ne vois pas qu’il n’est pas moi ?  
  • Ecoute, non, je ne le vois pas et, pour être franche, tu m’inquiètes. 
  • Mais ce n’est pas possible ! Regarde le bien ! C’est un voleur !   
  • Arrête ! Il n’y a que toi dans ce miroir. Que toi ! (Fred fit un pas et, entrant à mon coté dans le cadre brillant, m’étreignit.) Calme-toi, il n’y a rien, absolument rien d’anormal. Tu es le même, tu es toi, inchangé, un garçon charmant que je connais depuis bien des années et qui a été éprouvé par… je ne sais pas quoi… C’est un mauvais trip… C’est ton inconscient qui te joue un sale tour, voilà tout. »     

 

Je fermai les yeux et la laissai me réconforter ; la douce chaleur de son corps sema en moi le désir de me blottir tout contre elle sous les draps et de l’embrasser. Mais lorsque je désenfouis ma tête de sa nuque, je le vis lui… lui et… non, lui avec elle… et son regard était lascif…


Toute envie coupée, je me détachai et m’en allai. Fred me suivit, interloquée. Je récupérai ma veste, baisai sa joue et, sans répondre ni à ses interjections ni à ses questions, je quittai les lieux. Cette vision m’avait tellement ébranlé que rester m’était insupportable. Fred n’était pas en mesure de m’aider : elle ne pouvait ni l’admettre lui ni le faire disparaître. Alors, tandis que je m’enfonçais dans la nuit mon mobile vibra. Sur le petit écran lumineux apparurent quatre mots : « Je ne comprends pas ».


 


Suite à ces épisodes, je pris deux mesures : en premier lieu, je brisai tous mes miroirs et j’opacifiai toutes les surfaces de mon domicile ; en second lieu, je ne parlai plus des manifestations qu’à des professionnels de l’esprit : psychanalystes, psychologues, psychiatres, psychothérapeutes… Je consommai une horde de ces gens-là et, malgré tous leurs efforts, rien n’y fit. À chaque fois que j’osai me commettre devant la glace il se tenait à ma place. L’autre moi. Insensiblement une question s’immisça : qui de nous était l’original et qui était la copie ? Pour autant que je le sache, je pourrais tout aussi bien n’être qu’un reflet. Mais de qui ? En corollaire, suivit cette interrogation : existe-t-il seulement un moi « véritable » ? Je ne savais – et je ne sais - le dire. Le temps passant j’ai arrêté d’enrichir la corporation des fouille-têtes et j’ai simplement accepté ma dichotomie - sans pour autant renouer avec les instruments de mire.


 


Toutefois, il y a dix mois, au tournant de l’allée d’une enseigne de vêtements, je me surpris dans une grande psyché. Le saisissement fut tel, et il y avait tant de temps que je ne m’étais vu – parvenant toujours à éviter ce genre de piège -, que je crus qu’il s’agissait d’un autre client. Une fois la méprise dissipée, quelque chose me déconcerta : je ne  reconnus pas mon double. Ce ne me semblait pas être la même copie, pas être celui qui m’avait hanté. Encore une fois, je ne savais – ne sais – dire précisément en quoi. Cette apparition me paraissait moins sinistre, moins omineuse. Néanmoins, peut-être que je me trompais et que c’était le même ; peut-être qu’avec les années je m’étais assagi, et lui de même ; ou peut-être que nous avions, tout simplement, pris de l’âge. Par souci de discrétion, je m’isolai dans une des cabines d’essayage. Toutes pourvues d’objets de réflexion. Et, dans l’étroitesse de l’espace, une troisième itération de moi-même me fit face. Toute aussi différente. Secoué, je passai au réduit adjacent où je trouvai une quatrième. Puis encore à coté : une cinquième. Et une sixième dans le dernier. Lors, voulant me sauver, je repassai devant la psyché : une nouvelle – différente de la précédente - l’occupait. Je titubai jusqu’au milieu de la boutique et par de-là les tringles et le mobilier, sur les murs, les piliers et même au plafond, je perçus une dizaine de versions de moi-même. Tout autour de moi, neutres, elles m’observaient. Hébété, je sortis et m’assis sur la marche de l’entrée. Juste en face, sur un écran géant, un gigantesque alter ego leva les yeux.


 


Depuis lors, je n’ai plus jamais revu une manifestation qui soit identique à une autre.


Même sur un même support !


Cet événement – accident – m’a révélé pluriel.


Et en a-t-il jamais été autrement ?


Souvent je me le demande.


Il est possible qu’auparavant je ne le voyais pas.


Que d’une certaine façon, je l’occultais.


Quoiqu’il en soit, cette multiplicité je l’ai acceptée.


Je n’ai pas le choix.


Cela ne signifie pas que je me suis réconcilié avec les miroirs.


J’en ai toujours la phobie :  je ne sais jamais qui je vais y rencontrer.


Finalement, je crois que Démocrite avait, éventuellement, raison.




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