Triste sort

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Triste sort

J’étais là. Là à attendre que cette porte s’ouvre en sachant pertinemment que ma fin se trouvait derrière. Là à attendre sans pouvoir ni fuir, ni bouger. Tout le monde autour de moi semblait calme, presque heureux, impatient. J’aurai crié, hurler si seulement j’avais pu.

Seuls quelques stickers mal collés peinant à transmettre un message plus commercial que « zen », semblaient partagés ma peine. Par leurs angles décollés, on aurait dit qu’eux-mêmes cherchaient à s’enfuir. Fixée sur eux, je repensais aux raisons qui m’avaient conduite, ici, à ma disparition. Sans jamais comprendre pourquoi ; depuis ma naissance, j’étais condamnée à périr.

Comme nous tous, me direz-vous ? Oui, mais rarement du fait de la volonté de sa propre mère, vous répondrais-je. Mère ? Je ne sais pas si je peux vraiment la nommer ainsi… Génitrice ? À peine. Celle par laquelle j’étais née... Une chair. Pas plus. Ma chair-mère.

Quand, j’y repense, les premiers signaux de ma venue déclenchait déjà dégout et rejet. Je n’étais considérée alors, que comme un furoncle déformant. Sarah, ma chair, jeune adolescente au visage si gracieux et à la chevelure épaisse se voyait affublée d’une honteuse grosseur. Était-ce par ironie ou pour dédramatiser la situation qu’on me nommât ainsi : Mimi ?

Bien vite, je compris que je ne l’étais pas « mimi ». Dès mon arrivée, des yeux noirs piquants tels des dards, m’observèrent comme une intruse. Ceux de la mère de la mère : une grande femme au teint clair et à la taille fine soulignée par une ceinture énergiquement serrée. Elle était semblable à une guêpe, toujours à roder autour de nous, capable d’asséner son venin à la moindre occasion. Je n’étais pour elle qu’une « dégénérescence » selon ses propres termes. Je compris rapidement qu’il faudrait être discrète, docile, soumise pour espérer être acceptée.

Après mon irruption dans la vie de ma « mère », elle ne sortait que très peu, honteuse d’elle-même. La chaleur étouffante du mois d’août la contraignit un jour à pointer son nez dehors. Je me souviens de ces premières sensations comme si c’était hier. Le vent caressant, le soleil enveloppant, l’odeur enivrante des fleurs dans le parc, tout m’exalta !

Dans cette extase des sens, c’est là que je croisai pour la première fois l’une de mes semblables. Accolée à un jeune homme, ils partageaient le bonheur de s’offrir au soleil. Elle était belle, gracieuse, peignée, soignée, aimée.

À la vue de ce tableau, je me souviens avoir ressentie de l’envie et c’est à partir de là que naquît en moi le besoin de m’affirmer. Je voulais sans crainte éprouver le monde. Je devais exiger mon existence. Ce qui ne fût pas sans conséquence.

Je me mis à grandir, grossir, m’épaissir. Par cette mutation, j’exigeai que l’on me reconnaisse enfin. Pour ma mère, ce fut un véritable calvaire. Ma transformation soudaine la plongea dans un profond désarroi au point de ne plus vouloir sortir du tout. Elle ne pouvait plus me camoufler. À la voir dépérir, j’estimais étrangement avoir gagné. C’était sans compter sur « la guêpe ».

- On a qu’à la teindre ! dit-elle avec condescendance.

- La teindre ? répliqua ma mère.

- Oui, en blonde. C’est bien le blond, c’est plus « passe-partout », plus inaperçu. On se pose moins de question sur les origines. C’est neutre. C’est bien !

À défaut de pouvoir m’exterminer, elle me neutralisait. Dans cette nouvelle entreprise, je suspectais une volonté déguisée de mettre encore plus de distance entre elle et moi. Celle qui arborait avec fierté une chevelure noire dressée en un chignon ordonné, afficherait ainsi à tous, une impossibilité de lien génétique. Sarah, acquiesça d’un mouvement de tête. Je n’avais d’autre choix que d’accepter cette ordonnance. Il me fallait me soumettre, me travestir pour vivre.

La sanction posée, la neutralisation arriva aussitôt. Les fesses posées sur la baignoire, Sarah me fixait dans le miroir. Son regard était empreint de tristesse et de honte d’en arriver là. Je crus percevoir un frisson d’hésitation la parcourir. Trop tard, la guêpe entrait déjà dans la salle de bain, mains gantées et masque sur le nez. Une odeur méphitique envahit la pièce. Mi-chirurgienne, mi-sorcière, elle enserrait avec détermination sa potion de neutralisation. Elle me l’appliqua avec un rare soin.

Après quelques secondes, des picotements m’envahirent. Dans ce silence presque cérémonial, j’acceptais mon sort. Peut-être qu’enfin, je réussirai à rendre ma chair fière. Le supplice terminé, elle admira le résultat. L’éclat dans ses yeux était semblable au soleil et la blondeur nouvelle irradiait son visage. Je sentis une chaleur grandir en moi, était-ce cela l’amour ?

Non.

En un éclair la peau vira du blanc au rouge. Son regard s’assombrit et comme une grêle d’été, elle fondit en larme. Telle la brûlure du soleil, ma neutralisation laissât place à la nimbe rouge de la réaction allergique. Jusqu’à son effacement, mon existence était une déception.

Quelques semaines passèrent et il fût temps pour ma mère de retourner au lycée. Nous vivions chacune en parallèle de l’autre, bien que dépendante d’elle, je réussissais à m’échapper de cette condition en pensée.

L’accalmie ne dura pas, mes racines commençaient déjà à révéler la supercherie.

Un vendredi en fin d’après-midi, ma mère, rentrant du lycée en pleur, nous précipita dans la salle de bain et brandit un rasoir dans ma direction. Alertée par le vacarme des portes claquées, la guêpe surgit de la cuisine et voyant le geste de sa fille, elle hurla « Non !! » « Ne fais pas ça ! Tu es folle ! »

- J’en peux plus maman ! On me surnomme bigoté au lycée !

Manuel, un camarade de classe d’origine espagnole avait invectivé ma mère de ce surnom pendant le cours de sport. Lequel avait été repris avec jouissance par l’ensemble de ses camarades.

Je ne comprenais pas bien ce que cela signifiait mais je savais que cela me concernait.

- J’veux que ça cesse ! Que ça s’arrête maintenant !!!, renchérit-elle.

- Je comprends, mais ça sera pire après. Crois-moi, tu le regretteras.

Pour la première fois, la guêpe prenait ma défense. Commençait-elle à m’accepter ?

Je n’osais y croire. J’avais raison. Elle avait bien autre chose en tête.

Elle nous pressa contre sa poitrine, on pouvait entendre son cœur battre un tempo de guerre. Tout son être semblait se mettre en bataille.

- Écoute ma chérie, on m’a parlé d’un centre à l’extérieur de la ville. Paraît qu’ils sont très compétents et comment dire, qu’ils pourraient nous aider. En toute discrétion.

- Comment maman ?

- Ils peuvent t’en débarrasser. Définitivement.

- Vraiment ? C’est définitif ?

- Il semblerait. Ça a un coût bien sûr, et ce n’est pas sans risque mais ça me semble être une bonne alternative.

- Est-ce que c’est… sans douleur ?

- Ça, je ne sais pas mais il faut savoir ce que tu veux !

- C’est entendu, maman ! Prends rendez-vous. Le plus vite possible ! Adieu « Mimi ! »

Je n’en revenais pas ! Elles parlaient de moi, comme si je n’existais déjà plus. Aucun regard, aucune considération. Tous ces efforts que j’avais consenti à faire pour me faire accepter d’elles, ne servaient à rien ! À rien ! J’étais définitivement cette tâche sur la feuille et elle avait pris la décision, sans sentiment, de faire un trait sur moi. Est-il plus facile de supprimer ce qui nous dérange plutôt que de faire l’effort de le comprendre, de l’accepter ?

Il fallait se résigner, en somme. Se rendre à l’évidence. Ma fin annoncée ; leur joie était retrouvée. Le rendez-vous fut pris et le temps s’écoula mollement jusqu’à la date. Si je n’avais pas été triste, j’aurais pu être heureuse de les voir complices. Danser sur la perspective de mes cendres constituait leur nouveau lien.

Voilà ce qui m’avait conduite ici. L’arrachement programmé à ma chair.

L’attente était interminable, le silence pesant. J’observais ces limbes lorsque dans un tintement de clochette un homme souriant aux épaules larges et à la chevelure argentée entra dans la salle. Il était accompagné de l’une de mes semblables. Accoudé au comptoir, il jouait avec elle, la tournicotait entre ses doigts dans l’attente du retour de la standardiste. Comme l’épisode du parc, cela ne semblait déranger personne. Pas de regard inquisiteur sur elle, pas de surnom déplacé, pas de remarque. Rien.

Je me mis à regarder ces femmes, assises dans la salle à mes côtés. Leur peau était lisse et leur joues roses. Les portraits de femme sur les magazines présentaient des peaux glabres. L’homme lui, pouvait afficher sa pilosité, aussi hirsute soit elle sans crainte du jugement. C’était donc cela. Le puzzle s’assemblait devant moi. Je n’étais pas née au bon endroit ou au bon moment. Une « erreur » de la nature qui en d’autres temps aurait conduit ma mère dans un zoo humain. La porte s’ouvrit à cet instant. C’était notre tour. Nous nous levâmes et dans un frémissement d’acceptation, je songeai : « Quel triste sort que d’être une moustache sur le visage d’une femme ! »

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