8 — Rhéa Valentii (3)
— Bon sang ! Que s’est-il passé, Alessia ? Ou est Cordélia ? l’interrogea l’homme.
Le son de son propre nom provoqua un électrochoc au sein de la psyché de la jeune femme. Elle reprit le contrôle de son corps. Lex l’observait d’un air à la fois perplexe et inquiet. À côté de lui, Rodan surveillait les environs tandis que plus en plus de membres de la garde civile rejoignaient le lieu de l’incendie. C’était le Nordien qu’il l’avait porté sur ses épaules pour la sortir de la villa, comprit-elle. Les images de la demeure en flammes lui revinrent en mémoire de plein fouet.
— Elle est… encore dans la villa, réussit à articuler Alessia avec difficulté. Elle m’a aidé à rejoindre le rez-de-chaussée. Puis elle s’est lancée aux trousses de Rhéa Valentii, en direction de la cave.
Lex se releva, prêt à retourner immédiatement dans la cour de la villa pour braver le feu ardent. Rodan lui barra le chemin.
— Il est trop tard, Lex. Tu ne peux pas y retourner, fit-il. Je suis sûr que ta sœur a réussit s’enfuir par les tunnels.
Cela eut l’air de convaincre le capitaine des Lames de Castell, car celui-ci serra ses poings avant de tourner les talons. Il revint au chevet d’Alessia pour lui tendre sa gourde. L’eau désaltéra sa gorge aride.
— Tu es capable de marcher ? la questionna Lex.
Oui, je devrai être capable de me relever. Je me sens déjà mieux, répondit Alessia. Et Orél ? Il a réussi à sortir de la villa ?
— Oh ne t’inquiètes pas pour cela. Ce pleutre a été parmi les premiers à sortir de cet enfer, énonça Lex d’une voix claire. On a réussi à l’intercepter avant l’arrivée de la garde civile. On le retient dans notre repaire de fortune à quelques pâtés de maison.
— Pour ce qui est du coffret d’Arenius… poursuivit la jeune femme qui s’était enfin relevée. On n’a pas réussi à récupérer ce qu’il y avait à l’intérieur. Mais Orél devrait nous en apprendre davantage.
— Je m’en doutais un peu, à vrai dire, rétorqua son capitaine. Il était en sa possession lorsque nous l’avons capturé et manifestement vide. Rejoignons nos frères d’armes.
La jeune femme accompagna Lex et Rodan au travers des ruelles de Dalata, encore éclairés par les lueurs des flammes en train de ravager la villa Valentii. Cependant, ces dernières commençaient à décroître en intensité, vaincue par la vaillance des auxiliaires de la garde civile. Il était une chance que la villa, de par sa taille, s’était trouvée à une bonne distance des manoirs voisins, réduisant drastiquement le risque de propagation du feu. Lors du chemin Alessia fit un bref rapport de ce qui s’était produit lors de son infiltration, de son arrivée par les tunnels jusqu’à sa confrontation avec Rhéa Valentii. Elle ne cacha pas que cette dernière était une apostate tout comme elle.
Arrivé devant une bâtisse encadrée par deux autres demeures de taille plus importante, Lex avança en premier jusqu’au perron et tapota à trois reprises contre la porte. Elle s’ouvrit et Chivéric s’écarta aussitôt du seuil pour les laisser passer. À l’intérieur ne s’y trouvait que quelques meubles éparses et poussiéreux accompagné de caisses et de tonneaux. Deux autres membres des Lames de Castell, Eralf ainsi que Frolos, étaient assis à une table et se levèrent aussitôt à la vue de leur capitaine. Eralf échangea quelques mots avec Lex avant de lui indiquer un escalier dans le fond de la pièce. Lex s’empara de la lampe à huile posée sur la table et se dirigea vers celui-ci. Il fit signe à Alessia de l’accompagner.
Ainsi, ils se retrouvèrent dans une cave étroite et humide, qui contrairement à celle de la villa Valentii ne disposait pas d’un accès aux égouts. Lex illumina le fond de la pièce. Orél Valentii était allongé sur le sol, ses bras et ses jambes attachés par des cordes épaisses, un bandeau sur les yeux et un bâillon dans sa bouche. Le capitaine des Lames de Castell s’approcha de lui pour retirer ce dernier.
— Par l’Empereur ! Je vous en supplie si c’est l’argent que vous cherchez, je ferais de vous des hommes riches ! s’écria le patricien aussitôt que sa bouche ne fut plus obstruée.
Lex frappa sa panse d’un revers de sa botte. Orél laissa échapper un cri de douleur avant de se rouler en boule.
— Crois-tu vraiment que c’est l’or qui nous intéresse ? poursuivit le mercenarii. Ta villa n’est plus qu’une ruine fumante. Personne ne viendra te chercher ici et si jamais ton corps n’est jamais retrouvé, tout le monde en conclura que tu es mort lors de l’incendie. Alors, écoute moi bien, misérable. Tu as commis une terrible erreur le jour où tu as décidé de t’attaquer aux intérêts des Castellans. Le coffret que tu transportais, où as-tu caché son contenu.
— Vous êtes donc aux ordres d’Arenius de Castell, finit par articuler Orél après avoir repris son souffle. Je n’ai rien à voir avec tout cela, je n’ai fait qu’obéir à Rhéa ! Du jour au lendemain, elle s’est remise de sa maladie, alors que l’intégralité des doctores de la province m’ont certifié que son mal était incurable ! Elle a dû faire un pacte avec l’Engeance pour acquérir de tels pouvoirs ! Nous étions sous le contrôle de sa volonté, moi et l’intégralité de nos serviteurs. Cordélia, la femme qui faisait partie du convoi, elle est des vôtres, n’est-ce pas ? Elle pourra affirmer mes dires !
Comme l’avait escompté Alessia, c’était bel et bien Rhéa Valentii qui se cachait derrière tout ça. Cependant, le fait qu’il certifiait que le Don de celle-ci étaient apparus après son étrange rémission attira l’attention de la jeune femme. Était-ce seulement possible d’obtenir de tels pouvoirs sans sensibilité au Voile innée ?
— Je n’ai que faire de tes excuses, chien. Ce qui importe, c’est où se trouve le Joyau. Réponds si tu tiens à la vie, rétorqua Lex puis il poursuivit plus bas à l’attention d’Alessia. Tu peux vérifier s’il dit la vérité comme lors de l’interrogatoire de Baldur ?
— Je peux essayer, mais je ne pourrais pas le forcer à dire la vérité, répondit la jeune femme tout aussi bas. Ma confrontation avec Rhéa a épuisé mon Don.
Alessia s’approcha d’Orél est posa sa main droite sur le haut de son crâne. Sa longue chevelure d’or n’était plus qu’un amas de nœuds recouvert d’une couche de cendres. Elle sentit de suite une puissante terreur s’emparer de lui.
— Non ne me tuez pas, je vais tout vous raconter ! Le vol, l’attaque du convoi, tout ceci était l’idée de Rhéa ! Un informateur nous a rapporté de son existence ! J’ai engagé les Vipères des tunnels pour monter une embuscade ! Au départ, je n’ai pas compris pourquoi, car Rhéa a insisté pour qu’ils l’on dérobent seulement le coffret. Mais lorsque je l’ai vu de mes propres yeux… Un joyau étincelant d’un rouge profond ! Il est venu me parler lors de l’un de mes rêves, il m’a permis de me libérer en partie de l’emprise de Rhéa. Cela faisait des semaines qu’elle m’obligeait à mettre en place ses intrigues et ses complots. Je ne pouvais pas permettre qu’un tel chef d’œuvre tombe entre ses mains ! J’ai attendu que Rhéa baisse sa garde pour m’introduire dans mon ancien bureau où se trouve mon coffre-fort. J’ai récupéré le Joyau et je l’ai confié à l’un de mes serviteurs. Je lui ai ordonné de quitter Dalata et de rejoindre une caravane de marchands. Elle se dirige vers la cité de Velka, au nord. Mon oncle y réside, il veillera sur l’artefact. Maintenant faites-moi la promesse de me laisser en vie !
Lex tourna le chef dans la direction de la jeune femme. Elle fit un hochement de tête pour lui confirmer que le patricien disait bel et bien la vérité.
— Tout dépendra de la suite, poursuivit le capitaine des Lames de Castell. Comment pouvons-nous être certain que tu n’essayeras pas de chercher à te venger d’Arenius de Castell ?
— Attends, je reconnais ta voix maintenant ! s’exclama Orél avec surprise. Tu es Hiéronym Lex, le capitaine des mercenare d’Arenius ! Comment as-tu pu oser ?
Avant même qu’Orél puisse terminer sa phrase ou qu’Alessia n’eut le temps de réagir, son frère d’armes dégaina un court poignard de sa ceinture. Il l’enfonça d’un geste sec dans le cœur du patricien. Et c’est ainsi qu’Orél Valentii passa de la vie au trépas dans une cave miteuse.
— Pourquoi l’avoir tué maintenant ? Il avait dit la vérité, s’exclama Alessia.
— Tu sais très bien qu’il était trop risqué de le laisser repartir vivant, se contenta de répondre Lex apres avoir essuyé sa dague sur le cadavre. Puis c’était l'occasion rêvée de se débarrasser de ce cafard.
— Quelque chose ne tourne pas rond dans cette histoire, poursuivit la jeune femme. Le joyau, Orél a dit qu’il l’avait libéré de l’emprise de Rhéa. Seul un artefact æthérique peut être capable d’un tel prodige ! Quel est cet objet qu’Arenius tient absolument à récupérer, quitte à faire assassiner l’un des politiciens les plus influents de Dalata ?
— Ne crois pas que notre maître me révèle l’intégralité de ses secrets, rétorqua Lex. Je sais juste qu’il s’agit d’une amulette en or dans laquelle est enchâssé un joyau d’une valeur inestimable. Tu devras te contenter de cela. Viens, regagnons le rez-de-chaussée. La nuit est loin d’être terminée. Nous devons nous débarrasser du cadavre puis nous regagnerons ensuite le Domaine.
Alessia n’argumenta pas davantage et se contenta de suivre son capitaine. Comme pour Daguefilante auparavant, elle avait le sentiment que Lex lui cachait quelque chose. À la fois au sujet du joyau, mais aussi par rapport à la raison pour laquelle il venait d’assassiner de sang-froid Orél Valentii. Elle garda ses pensées pour plus tard, consciente que ce ne serait pas aujourd’hui qu’elle résoudrait ce mystère et que bien des éléments échappaient encore à sa compréhension.
3
Daguefilante jeta une dernière poignée de branchages dans le feu. Là, assis en tailleur sous les crépitements des flammes dans une clairière perdue, elle se laissa gagner par la tiédeur du brasier. Une douce accalmie, quelques heures avant le lever du jour. Elle leva les yeux en direction du ciel constellé d’étoiles. Le même qu’elle avait contemplé quelques jours auparavant alors qu’elle conduisait un convoi au nom de Varius de Castell.
Il n’avait été guère facile pour elle de conduire ses anciens frères d’armes vers une mort certaine. Un sacrifice nécessaire. Combien de temps s’était-elle acharnée à satisfaire les moindres volontés du patriarche de la gens De Castell ? Bien trop longtemps. Il était temps pour elle de tracer sa propre voie.
La mercenarii serra des dents, la douleur au niveau de son flanc gauche toujours aussi importante malgré les herbes médicinales qu’elle avait ingérées par infusion un peu plus tôt. Pendant de longues heures, elle avait traqué sans relâche Rhéa Valentii. Jamais elle n’aurais cru qu’une femme ayant besoin d’une canne pour marcher lui aurait donné autant de fil à retords, qu’il s’agisse d’un æthérian ou non. Alors que l’incendie ravageait la villa, elle s’était lancée à sa poursuite. Sa fuite ne pouvait signifier qu’une chose, son Pouvoir s’était éteint.
À plusieurs reprises, elle avait cru perdre sa trace, mais ses talents de pisteur étaient bien plus élevés que le commun des mortels. Sa traque l’avait mené jusqu’à une sortie des égouts qui débouchait dans les faubourgs de Dalata. Là, elle avait réussi à acculer la patricienne sur un pont. Celle-ci, loin de s’avouer vaincu, s’était jeté sur elle armée d’un poignard. Ce dernier baroud d’honneur prit par surprise la mercenarii qui ajouta une énième cicatrice à sa collection. Quand à Rhéa, elle chuta du pont pour tomber les flots ténébreux de la Doline. Personne ne pouvait survivre d’une telle chute. Daguefilante s’était ensuite précipité vers le rivage pour essayer de retrouver son corps, sans succès. Il y faisait bien trop noire et la Doline était réputé pour ses courants rapides. Si personne ne la retrouvait demain alors le cadavre de Rhéa Valentii disparaîtrait pour de bon.
Elle aurait pu ensuite rejoindre le Domaine Castellan pour informer Lex du résultat de sa traque, mais elle rejeta aussitôt cette possibilité. Il était bien trop dangereux de revenir maintenant auprès des Castellans. Arenius, même s’il était un incapable, ne manquerait pas de l’interroger au sujet du convoi et des agissements des Valentii. Elle devait prendre la fuite, elle avait peur de se compromettre, elle-même et son frère par la même occasion.
Elle s’était ensuite introduit dans l’une des écuries des faubourgs pour voler un cheval. Elle avait galopé pendant près de deux heures, coupant à travers champs et bois en direction du sud et évité soigneusement toutes routes commerciales. Et peu à peu, lors de sa chevauchée, elle fut gagnée par un étrange malaise. Elle se sentit suivie même si elle ne trouva ni preuve ni trace de la chose. Cette impression n’était pas du ressort de la logique, mais de quelque chose de plus intangible. Une sorte de sixième sens dont elle avait toujours loué l’existence.
Cependant même ici, perdu dans un océan sylvestre à plusieurs kilomètres de toute civilisation, elle ne pouvait se permettre de relâcher totalement sa garde. Elle se sentait épiée, observée, en danger à tout moment.
Daguefilante lutta contre l’envie de dormir, elle ne pouvait se le permettre. La méditation était son seul refuge avant l’aube, afin de préserver un tant soit peu l’énergie de son organisme. Puis elle poursuivrait sa poussée vers le sud, se rendrait dans le Bas-Korvalys pour trouver refuge dans un hameau perdu. Là-bas, elle attendrait que toute cette histoire se tasse avant de reprendre contact avec son frère.
Dans sa rêverie, la mercenarii aguerrie ne remarqua pas sa présence tapie dans les buissons. Pas plus que l’heure qui précéda et celle qui suivra, car l’Ombre était bien ici, à l’observer, la scruter, à se repaître de la moindre de ses pensées. Elle était bien trop aguerrie pour qu’une simple mortelle à peine sensible puisse déceler sa présence. Ainsi l’Ombre guettait le moment opportun pour se jeter sur elle. Le moment où tout basculerait pour ne faire plus qu’un. Car cette femme était l’élue qu’elle avait choisie, le pion parfait pour la suite de son grand dessein.
Alors qu’Astalyone n’allait plus tarder à se lever, l’espace d’un seul unique instant Daguefilante baissa sa garde. L’Ombre surgit de sa cachette. La proie se réveilla et ouvrit les yeux, comprit que la mort s’apprêtait à bondir sur elle. Daguefilante dégaina la lame qu’elle avait empruntée à Alessia. Elle aperçut une masse sombre, releva sa garde pour se protéger. Un éclair d’argent passa devant ses yeux. La morsure de l’acier. Elle sentit ses jambes défaillir, son courage et sa force s’oblitérer, elle s’écroula, comme au ralenti.
Puis elle sentit l’Ombre venir à elle, se percher sur son corps brisé. Ses longs doigts froids s’enfoncèrent dans sa poitrine, pénétrèrent sa chair. Fouillèrent en elle comme un vulgaire coffre où les objets prenaient la place de ses souvenirs et son bien le plus précieux, sa propre personne. Puis les doigts se refermèrent sur son cœur et le froid s’évanouit au profit d’une douce chaleur. Ténèbres
Daguefilante disparut pour de bon.
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