Les insectes

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Maud vaporisa de l'insecticide un peu partout. Cela n'eut strictement aucun effet, sinon de la faire éternuer bruyamment et réveiller Horace, qui miaula pour la forme. Mais eux, c'est à peine si ça leur piquait un peu le nez, se dit-elle. Enfin...

Peut-être pouvait-on vivre en bonne camaraderie avec ces êtres à six pattes. Il suffisait de ne pas trop y penser. Mais bon, cela commençait tout de même à devenir gênant. Depuis ce matin, ils couraient sur les murs, rampaient au plafond. Ça grattouillait, ça vrombissait, ça chatouillait, bref, ça investissait tranquillement l'appartement en remuant des antennes. Les tuer ? A quoi bon. Il en reviendrait dix, peut-être cent si on ne traitait pas la cause directement. Sans parler des taches que ça ferait sur les murs. Non. Mieux valait signaler la chose au propriétaire, faire venir une entreprise, éradiquer proprement tout ça. En attendant, Maud demanderait à Agnès s'il restait un peu de place sur le canapé.

Elle avait besoin de se changer les idées. Le temps était clément. Mieux valait en profiter, car l'horizon annonçait la grisaille à venir.

Maud sortit de son appartement. Sur les trottoirs gambadaient les insectes, regroupés en petites masses grouillantes. On ne voyait qu'eux. La chose était d'autant plus étrange que la veille encore il n'y avait eu aucune trace de ces saletés. Pourquoi sortaient-elles, pourquoi maintenant ? Elles restaient jusque là planquées dans les sous-sols sans demander leur reste, et tout le monde était content. Maud se promena quelques minutes avant d'être prise d'un sentiment d'angoisse. Le regard des passants trahissait une peur naissante qui s'insinuait doucement en chacun, comme un doute, une invitation sournoise à la panique. Personne, pour le moment, n'y avait cédé. L'équilibre du monde était pourtant en train de changer.

Maud retourna chez elle pour en avoir le cœur net. Quand elle ouvrit la porte, son sang déserta ses bras, ses jambes oscillèrent. Les insectes nombreux s'ébattaient maintenant absolument partout, il devenait difficile de marcher sans en écraser un ou deux au passage. Elle arriva au salon. Son estomac crépita dans une torsion douloureuse. Horace était étalé au milieu de la pièce, vaincu, la bouche ouverte d'où sortaient des centaines de fourmis triomphantes. Elle ramassa entre panique et dégoût quelques affaires, en chassa les bêtes, puis se mit à courir vers la maison d'Agnès.

Quand elle y parvint, haletante, son amie, armée d'une pelle, tentait de dégager les envahissants. Elles échangèrent deux mots, un regard de panique. Maud entreprit de calfeutrer tout ce qui avait un lien, direct ou non, avec l'extérieur. Malgré leurs efforts, l'invasion semblait ne jamais pouvoir être contenue.

La rumeur du dehors, les crissements, frottements et claquements de pattes, toutes les voix multiples mais pourtant unifiées des insectes portés par leur transe animale : cela confinait maintenant à la folie.

Par dessus, la sirène de la ville retentit quelques instants, puis cessa.

Les deux femmes se regardèrent à nouveau.

Soudain, les bruits extérieurs entrèrent dans la maison. Elles se ruèrent dans la cuisine. La ventilation vomissait des hordes noires dont les forces cumulées avaient rompu le barrage de fortune installé par Maud. Les insectes se jetaient dans l'évier, en sortaient agglutinés dans une masse qu'on pouvait croire douée de sa propre conscience, tombaient en grappes sur le carrelage pour se répandre un peu partout. Les deux femmes, en proie à la panique, chaussèrent chacune une paire de bottes et coururent vers la porte d'entrée. Agnès attrapa au passage ses clés de voiture.

Le bruit des pattes glissant sur le macadam était insupportable, terrifiant. Agnès et Maud se frayèrent un chemin vers une petite citadine stationnée sur le parking quasiment vide. Quelques personnes encore se dirigeaient comme elles vers leurs véhicules avec un seul objectif : quitter les lieux le plus rapidement possible. La ville, sur le point d'être abandonnée, grouillait littéralement. Les murs, victimes d'un souffle étrange, ondulaient ; tout, absolument tout semblait crépiter de cette vie autrefois cachée qui à présent envahissait la surface.

Par chance, seulement quelques dizaines de rampants s'étaient faufilés dans l'automobile. Agnès et Maud abattirent violemment sur eux quatre semelles vindicatives, chaque coup résonnant sourdement depuis l'habitacle comme un pétard étouffé. Puis le moteur vibra. Une odeur de brûlé sortit des bouches closes de la ventilation et embauma l'intérieur depuis lequel les deux femmes, un peu soulagées en constatant que la voiture fonctionnait encore, regardaient avec effroi les rues envahies qui défilaient maintenant à une vitesse d'ambulance.

Elles rejoignirent la bretelle d'autoroute et quittèrent la ville. Les roues laissaient derrière elles deux ruisseaux sombres et gluants. Maud eut un haut-le-cœur. Miraculeusement, le véhicule continuait, progressait toujours plus profondément dans un paysage noir et dévoré. Elles ne savaient même pas ou aller : il y en avait partout. Sortir était impossible, ne serait-ce qu'en pensée. Comment ne pas imaginer une foule de choses claquant des mandibules escalader vos jambes, s'insinuer sous vos vêtements puis mordre, doucement d'abord, mais de plus en plus fort, votre corps, y entrer enfin et vous toujours vivant...

La voiture suivait un flux de moins en moins dense où chacun gardait probablement l'espoir de trouver encore un refuge. Mais cet espoir mourait toujours un peu plus, kilomètre après kilomètre.

Maud se mit à pleurer. L'autre ne disait rien.

La jauge d'essence entamait son dernier quart.

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