Le déménagement
1
L'écran holographique du Maire s'activa au centre de son large bureau boisé.
« Bonjour, monsieur le Maire.
- Théodore.
- Dis-moi, j'aurais besoin de ton aide.
- Oui ?
- Tu sais que mes services ont déposé aux tiens une demande de déplacement pour la tour numéro deux ?
- J'ai vu ça. C'était il y a quoi... un mois et demi ? Pourquoi ?
- Tu te rappelles peut-être que ce déplacement aurait dû avoir lieu dans deux semaines ?
- ...
- J'ai besoin d'avancer la date.
- Quand ?
- Dans trois jours.
- C'est impossible, Ted. Tu le sais bien. Je ne peux pas leur demander de bloquer la circulation sur seize niveaux dans ces délais. Et la fermeture des rues au sol, et la mise en place de toutes les voies de contournement... Sur combien de districts, déjà ?
- Cinq.
- Cinq... Et pourquoi pas toute la foutue ville, pendant que tu y es ?
- Syd ?
- Ted.
- Huit millions de dollars. C'est le montant des taxes que je devrai payer si je ne dégage pas mon usine de cette formidable accumulation d'immondices que tu appelles ta ville, Sid. Et comme le Conseil a avancé la date de la déclaration annuelle, je suis contraint de déménager cette unité dans une certaine précipitation.
- Il faut payer ses impôts, Ted. Être un bon citoyen. C'est important. Surtout pour un type comme toi.
- Syd ?
- Ted.
- Tu te souviens des filles ? Celles que tu recevais en douce chaque semaine pendant ta campagne. J'aime bien la rouquine, surtout. Ma préférée. Et toi ? Parce que c'est pas très clair sur les enregistrements.
- ...
- Trois jours. Tour deux. Sur cinq districts. »
L'écran notifia au Maire que la communication avait été interrompue, puis disparu dans une dislocation brumeuse très réussie. L'élu aimait bien mettre en avant ce côté immatériel de la technologie moderne à travers ce genre de métaphores que lui seul trouvait subtil. L'effet, préchargé sur son interface personnelle, s'appelait « rosée du matin ».
A cette pensée, le Maire se dit que ce serait lui qui disparaîtrait dans une retentissante flatulence médiatique s'il n'obtempérait pas. Et ça n'aurait rien de l'évocation bucolique.
2
Trois jours plus tard, à trois heures du matin, la tour numéro deux de la compagnie Wicks se détacha du sol dans un souffle si grave que quelques vieilles vitres des bâtiments alentour éclatèrent. Puis elle entama son élévation, lentement, patiemment. Les moteurs anti-gravitiques rugissaient, formant aux quatre coins de l'usine verticale une singularité gravitationnelle suffisante pour la soulever et la déplacer dans l'air comme un titanesque ballon.
Les phases de contrôle s'enchaînaient avec la plus grande maîtrise, sans une seule anomalie. Pas un petit grain de poussière pour perturber la flegmatique ascension de l'usine qui arrivait maintenant au treizième niveau, bien au dessus des rues, désertes à cette heure.
À trois heures et cinquante deux minutes, le moteur numéro quatre décompressa. Les techniciens, rompus à l'exercice - en simulateur tout du moins -, paramétrèrent le générateur principal afin que le regain de gravité partiel soit compensé par une plus grande arrivée d'énergie. Ils activèrent même, par souci de sécurité, une partie des réacteurs auxiliaires afin d'épauler plus encore le moteur défectueux, le temps que l'équilibre soit retrouvé.
Entre-temps, l'usine était redescendue de deux cents mètres environ.
C'était suffisant pour barrer tout à fait la trajectoire d'une navette privée qui n'avait pas enregistré la manœuvre de l'usine Wicks. Et pour cause : dans la précipitation, le service Circulation de la mairie n'avait pas eu le temps d'envoyer la mise à jour aux constructeurs de véhicules afin qu'ils modifient leurs systèmes de guidage autonomes. C'est que c'était long, comme procédure, et en soixante-douze heures, ç'aurait été compliqué. Le responsable avait ainsi expliqué les choses au Maire, qui lui avait alors indiqué prendre l'entière responsabilité de l'opération. Et ça lui avait tout à fait convenu. Il avait tout de même pris le soin de programmer le déplacement entre trois et quatre heures du matin, afin de limiter les risques.
Le véhicule, dont l'intelligence artificielle fut incapable d'éviter l'obstacle imprévu, vint percuter de plein fouet le moteur numéro deux. La petite navette disparu dans un éclair rouge quasiment subliminal.
Suite à l'impact, l'un des compresseurs surchauffa, entraînant un début d'incendie puis la dégradation des réacteurs voisins. Ceux-ci, déjà en charge maximale, firent monter la chaleur si rapidement qu'ils éclatèrent les uns après les autres. Les débris comme autant de shrapnels vinrent se ficher pour certains dans les conduits de refroidissement du générateur principal. Les fuites d'azote achevèrent d'anéantir l'ensemble du système d'élévation, déjà rongé par un incendie devenu incontrôlable.
Quand le générateur explosa, les voisins, déjà réveillés par la succession de détonations, furent vaporisés dans un souffle tellement chaud qu'il leur aurait paru glacé s'ils avaient eu le temps de ressentir quelque chose. L'usine, dont les morceaux retombèrent lourdement un peu partout en ville, n'existait plus. Les lourds débris de composite en fusion continuèrent d'écraser, de casser, de brûler. Des dormeurs par milliers vivaient leur dernière nuit.
3
L'écran holographique du Maire signala un appel entrant.
« Bonsoir, Syd.
- Ted.
- Comment vas-tu ?
- ...
- Je voulais juste te prévenir que j'ai vu mes avocats. La compagnie va te poursuivre pour tout un tas de trucs... Je préférais te le dire en face, plutôt que tu l'apprennes avec le mail officiel.
- Je l'ai eu ce matin.
- Ah... Désolé. Non, parce que je vais tellement faire cracher tes assurances que tout ce qu'on retrouvera d'elles après les procès, c'est de la poudre dans un petit sachet. Syd, j'ai perdu quasiment un milliard de dollars, sans compter l'arrêt de la production, avec ta connerie. Comment as-tu pu permettre une telle chose ?
- Vas te faire foutre, Théodore.
- ...
- Ted. J'en ai vraiment, mais vraiment plus rien à carrer de ton usine. A un point que tu ne peux pas imaginer.
- Ah. Je vois que nos relations se dégradent.
- ...
- Une dernière chose.
- Oui ?
- Regarde bien les informations, ce matin. Parce que la petite vidéo dont je te parlais, tu sais, avec les filles, là. Elle a fuité, apparemment. C'est pas de chance. Mais je confirme : la rousse est définitivement... ma préférée.
- Au revoir, Ted. »
Le Maire contempla la ville à travers la baie vitrée panoramique de son bureau. Des colonnes de fumée noire et opaque s'échappaient entre les tours. Des immeubles entiers étaient tombés. D'autres, beaucoup plus nombreux, nécessiteraient de lourds travaux avant de pouvoir être à nouveau habitables.
Douze mille six cent cinquante-quatre morts.
Sur l'écran défilaient maintenant les images floutées des ébats municipaux. La rousse... Ah, oui. En effet, il la trouvait bien plus jolie que les autres.
Le Maire sorti d'un des tiroirs ouvragés de son bureau un gros revolver chromé. Il porta le canon à sa bouche, et pressa la détente.
Sa tête se volatilisa dans une brume carmin.
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