Chapitre 1,6
— Marion. Ma petite Marion. Je suis si fier de vous. Tout le personnel de Corpus ne peut être que fier de vous. Vous avez porté si haut les couleurs de notre société, et démontré par la même occasion que j’avais mille fois raison d’insister pour vous inscrire à ce cycle de formation.
La crispation de ses épaules aurait du prévenir Serge Avril qu’elle ne souhaitait pas être sa petite Marion. Qu’elle n’avait jamais été et ne serait jamais sa quoi que ce soit. Heureusement pour lui, une nuit à pleurer annihilait toute réaction autre qu’une vague crispation caudale, souvenir de ses lointains ancêtres aquatiques.
— Quel magnifique coup de pouce vous a donné ce coquin de sort. Un reporter de la télévision coréenne, qui couvrait cette soirée, était justement en train de zoomer sur vous lorsque vous avez eu ce magnifique élan extatique. Vous rendez vous bien compte, il parait que personne jusqu’alors ne s’était montrée aussi réceptive et aussi douée dans l’assimilation immédiate de cet art martial. Au premier exercice ! Au tout premier, vous avez atteint un sommet.
Elle se souvenait en effet avoir poussé un grand cri de bête blessée, puis elle s’était évanouie, préférant fuir dans le néant une trop dure réalité. Que le sort rengaine son pouce, ainsi que tous ses autres doigts.
— On connaissait dans la pratique du karaté, le Kiai, le cri qui tue. Vous avez révélé le Snirf ! Le hurlement du désespoir originel, le quasi cri primal. Celui que des générations de psychothérapeutes pensaient perdu à jamais. Certains croyaient que seuls les grands singes de Bornéo en possédaient encore le secret. Et vous ma grande Marion, élite parmi les élites de Corpus ! Ah ! Je savais que vous feriez de grandes choses, mais pas aussi vite. Oui, vous allez trop vite, Marion, vous me faites peur.
Elle s’était réveillée dans la lumière blafarde avec l’équipe de la croix rouge au grand complet penchée à l’observer. Puis s’était enfuie, sans qu’on lui rende son reste, qu’elle ne demandait vraiment pas.
— Votre exploit a submergé tous les réseaux sociaux. Savez vous qu’en une nuit, vous êtes devenue celle que le monde entier rêve de follower ? Davantage que Gorge-Sans-Fond, la star du free-hardcore-porn. Bien plus de personnes vous likent que Shakira, Obama et Barbie réunis. Concernant Barbie, je ne me rappelle plus s’il s’agit de Klaus ou de Bulle, mais quelle importance, vous les supplantez tous !
Elle avait marché sans but, versant toutes les larmes de son corps. Celui-ci contenant 65 % d’eau et 4 % de sel, elle avait beaucoup maigri. Errant au gré du hasard. A l’orée du jour, ses pas l’avaient ramenée juste devant l’entrée du siège de Corpus. Elle ne voulait plus rentrer chez elle. Où aurait-elle pu aller ? Une femme de ménage l’avait laissée entrer en levant ses deux pouces bien hauts, lui faisant un magnifique clin d’oeil. L’ascenseur l’avait avalée et recrachée à l’étage de son bureau. Elle s’était effondrée dans sa chaise. C’est là que le sieur Avril l’avait capturée, si loin de la jungle de Bornéo.
— Je voulais justement vous faire la surprise de vous installer à votre vraie place. L’occasion est excellente. Allons-y. C’est juste à côté de mon propre bureau. Je ne sais pas comment vous faisiez pour supporter un si petit espace. Celui-ci vous conviendra beaucoup mieux.
Il arracha l’étiquette qui indiquait encore Françoise Moche-Pisse, Responsable des Ressources Humaines. Un sursaut de crainte, fruit d’années de rebuffades et de petites humiliations, la fit hésiter à poser un pied sur la moquette du bureau de sa supérieure.
— Allez, allez, ne faites pas votre timide. Françoise sera ravie de vous laisser son espace. Elle m’en parlait encore hier. Place à l’audace ! Installez-vous, prenez vos marques. Reposez-vous un peu, nous allons avoir une magnifique journée.
La porte se referma, la laissant seule dans le grand bureau d’angle. Encore groggy, elle avança un pied, puis l’autre, passa derrière le bureau, ce qui ne lui serait jamais venu à l’idée, jusqu’alors. Elle s’effondra dans un fauteuil aussi profond que son désespoir. La diarrhée verbale de son président l’avait étourdie, mais là tout lui revenait. Elle se laissa aller en arrière, s’endormit pour fuir, quitter tout ce qui la blessait.
Des éclats de voix la réveillèrent. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle dormait. Une seule chose était certaine, pas assez longtemps, puisqu’elle vivait encore. La porte vola en éclats de voix. Ils faillirent lui arracher la tête. Trois personnes surgirent devant le bureau, dernier rempart. Trois singes hurleurs qui s’agitaient sans conscience de leurs excès. L’esprit encore embrumé par sa douloureuse fatigue, elle percevait des mots crachés à la volée. Scandaleux, caméra, vie privée, salariés, soupçons infondés, flicage insupportable, enculés. Tentant de reprendre son souffle, arraché aux bras morphéiques, Marion vit Jérôme, un bandeau sur ses yeux duquel coulaient des larmes de sang. Elle savait que jamais plus elle ne serait capable de se souvenir de son regard, symbole éperdu de leur complicité enfuie. Elle se recroquevilla et hurla, si fort qu’elle ne s’en savait pas capable.
D’abord interloqués, ce cri eut l’avantage de faire taire les importuns. Qui revinrent hélas bien trop rapidement à la charge.
— Mais c’est notre petite Marion !
Elle n’était la petite de personne… Mais aucun son ne sortait plus de sa bouche.
— Marion, on t’a vu sur le journal du Net. Tu es véritablement formidable. Tu oses exprimer, ce que nous autres damnés de la terre, devons garder pour nous.
Putains de damnés aux postes protégés des aléas du salariat, leur silence faisait encore vriller ses tympans.
— Excuse-nous, Marion. On pensait trouver Moche-Pisse. Elle a lancé un projet d’installation de caméras, soi-disant de sécurité. Mais nous savons que c’est pour fliquer le personnel. La direction ne se rend vraiment pas compte que nous payons par la dégradation de notre état de santé des années de dur labeur. Peu d’entre-nous atteindrons l’âge de la retraite. Tout ça pour engraisser des enculés d’actionnaires.
Elle fermait les yeux en se tenant la nuque.
— On voit que tu as la maîtrise. Il parait qu’ils t’ont décernée la ceinture noire, 1er dan. En une seule séance, ça en impose !
Que ces conneries cessent. Qu’on la laisse tranquille. Qu’elle puisse se laisser couler dans son bain de malheur, sans que rien ne la ramène jamais à la surface.
Ils ne purent s’empêcher de l’applaudir.
— Bravo, tu as un don qu’il va te falloir cultiver. Apprends-nous. On fait un selfie avec toi et on te laisse travailler. Pour montrer qu’on apprécie vraiment les changements qui s’opèrent chez Corpus, ta présence à ce poste le démontre amplement, nous, membres du comité CFDT de l’entreprise, acceptons de signer le document de déclaration à la CNIL concernant la batterie de caméras prévue. C’est vrai que la clientèle se montre trop agressive vis-à-vis de nos commerciaux depuis quelques temps. Il faut les protéger. C’est une grande victoire, la direction se plie à nos exigences et se bouge enfin. Ils attendaient quoi ? Qu’il y ait des morts ? Heureusement avec toi, il est évident que nos intérêts… Enfin ceux des salariés, seront en de bonne mains.
Ils lui tournèrent autour. Visiblement pour eux, le grand bureau ne marquait nulle frontière. Très à l’aise, ils tendaient à bouts de bras leurs téléphones pour voler de puériles images qui bientôt clameraient au monde leur appartenance à l’obscène multitude narcissique. Leurs forfaits perpétrés, ils filèrent, satisfaits.
Alors qu’elle se croyait enfin tranquille, Avril poussa doucement la porte, son nez dépassait par l’entrebâillement. “Ils sont partis ?” chuchotât-il, pointant juste une langue hésitante. Sans attendre de réponse, son inspection visuelle l’ayant rassuré, il ouvrit le battant en grand.
— Évidemment qu’ils sont partis, quel professionnalisme ! Marion, vous êtes un trésor vivant pour Corpus. Venez avec moi, que nous profitions de votre expertise.
Sans lui laisser du tout le choix, il la saisit par l’épaule et l’entraîna à sa suite dans les couloirs. A chaque rencontre, recommençait le flot de félicitations. Elle se laissait porter, son air taciturne déclenchait l’enthousiasme sincère de la plupart, voire une pointe de jalousie des quelques unes qui auraient aimées être à sa place. Elle n’en avait pas conscience, trop éloignée des berges des apparences, elle se laissait bercer, des larmes coulaient suivant la courbe de ses joues.
— Observez bien ! Voilà ce que vous devrez reproduire. Plutôt, je veux dire, essayer de reproduire. Vous n’avez évidemment pas la maîtrise de Marion.
Ils étaient entrés dans une salle de réunion, où des commerciaux suivaient une séance de formation. “Vous êtes des diamants bruts que je vais tailler pour que vous deveniez joyaux de ma couronne” susurraient les lèvres gorgées de promesses de la responsable. Elle avait eu un mouvement d’agacement, lorsque son auditoire s’était levé dans un bel ensemble, perdant leur attention. Mais elle avait immédiatement du faire bonne figure puisque Monsieur Avril méritait toute la sienne d’attention.
— Retenez bien, Mesdames et Messieurs. Voici la façon la plus moderne d’atteindre vos objectifs. Je vais tous vous faire bénéficier d’une formation à cet art martial majeur. Marion vous a montré l’exemple à suivre, elle vous trace un chemin semé d’un parterre d’euros à la bonne odeur de pognon. Il faudra que vous sachiez prendre vos clients dans vos rets de tristesse. On ne se méfie jamais d’une personne qui pleure réellement, on lui fait confiance, pire on veut lui faire plaisir. Voilà comment faire signer des contrats plein de petits caractères, avec des options bien chères et inutiles qui assurons nos profits pour des décennies.
Ils poursuivirent leur chemin sous les acclamations. Tout à son élan, il poussa la porte suivante. Il la referma aussi vite. Il s’agissait de la comptabilité. “Pas là, ça ne sert à rien, ils n’ont pas internet, juste des bouliers. Et puis, je n’ai pas souvenir de jamais les avoir entendus parler. Il parait qu’ils ne se reproduisent qu’entre eux. C’est affreux, la consanguinité.”
Un peu plus loin, une envolée d’assistantes le fit se rengorger. Un directeur se croit toujours irrésistible face à des donzelles piailleuses. Son cou se gonfle, sa démarche se fait saccadée. Il se voit paon, coq dans sa baise cours, mais est au mieux un trop vieux ramier si l’une d’elle se laisse rattraper. En cet instant, elles n’avaient d’attention que pour Marion. Même s’il en profitait par la bande, ce n’était pas suffisamment valorisant.
— Allons, Mesdemoiselles, laissez-nous, Marion a besoin de se reposer.
Ils firent une étape au marketing. Dissertant sur les affiches qui mettraient le plus en valeur le fard coulant en sombres meurtrissures sur le visage blafard de Marion, un noir et blanc so chic, so esthetic. En plus c’était bien moins cher que la quadrichromie. Peut-être pourrait on créer une ligne de maquillage pour surfer sur la vague ? A la limite du style gothique. Dark gothic ! Quelle riche idée, Monsieur Avril, vous êtes si créatif, tellement dans le coup. Mais c’est vous ma chère Sylvia qui m’inspirez. Oh ! Monsieur Avril !
Il ignora par contre l’informatique, qui lui avait toujours semblé une spécialité beaucoup trop exotique. Hélas indispensable de nos jours, mais les petits geeks palots le mettaient mal à l’aise. Le bureau de la communication lui semblait plus digne d’intérêt.
— Ah ! Ma chère Bernadette Monombriléleplubo. Je sais que vous saurez utiliser le formidable potentiel de notre petite Marion.
Elle n’avait même plus l’envie de s’opposer d’être la petite de quiconque. BMC, la longueur de son nom avait rendu cet acronyme nécessaire et puis le monde de la pub est si cool, souriait comme celle qui savait mériter une caresse. Si elle avait pu ronronner, on l’aurait entendu à mille lieues à la ronde. Mais elle ne ronronnait jamais debout.
— Ah !
Il est toujours très bon de reprendre les expressions de celui qui paye.
— Ah ! Monsieur Avril, quel beau cadeau vous nous faites là.
Il est aussi conseillé de flatter celui qui paye.
— Vous m’avez inspirée une formidable idée.
Une grande pro cette BMC.
— J’ai passé un coup de fil à Monsieur Zosieau pour qu’il me mette en contact avec son associé coréen. Nous n’avons pas eu besoin de discuter bien longtemps, pour comprendre que nous avions des intérêts convergents à exploiter cette médiatisation inespérée.
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