Max
Tous les regards se fixèrent sur moi. Mali hésitait clairement entre les deux réponses possibles, la bouche tremblante, la fourchette encore levée à mi-parcours entre son assiette et ses lèvres. Kashi ouvrait deux yeux gris démesurés. Je posais ma main sur celle de ma femme et ramenait sa fourchette sur la table. Et, pour éviter tout débordement, je profitais de son trouble pour m’en emparer et subtiliser son couteau. Nous n’avions pas besoin de plus de blessures, bien que voir Ashar souffrir ne me dérangea pas le moins du monde.
"Je…je ne sais pas, Max, bredouilla-t-elle.
- Personne ne le cherchera. Il n’a aucune existence.
- On n’en sait rien…
- J’en suis sûre, Mali. Regarde-le. Aucune chance qu’il ne soit déjà passé à la mairie pour se faire reconnaître. Il t’a abandonné, sa « mort » était très certainement planifiée. Ecoute, il est dangereux et c’est un vrai con. Tu veux vraiment qu’il reprenne une place dans ta vie ? Dans notre vie ?
- ...Non mais vous déconnez ? nous interrompit Kashi. Vous n’allez quand même pas tuer quelqu’un ?! C’est complètement dingue ! Maman !
- Kash’, monte dans ta chambre, coupai-je.
- Quoi ?! Mais Maman ! Non !"
Un bruit éclata brusquement derrière Kashi qui hurla, suivie par sa mère qui envoya son assiette voler par-dessus son épaule. Je me bénissais de lui avoir confisqué ses couverts. Ashar et moi n’avions même pas tressailli. De la part d’un Karmack, cela ne m’aurait pas surprise. Plus je le côtoyais et plus j’avais la conviction que tout le monde serait mieux s’il était mort.
Je reculai silencieusement ma chaise et contournai la table pour m’approcher des canidés. Un autre pot de terre cuite bondit vers le sol et je le rattrapai de justesse. Je regardais ce qu’il restait de son voisin, par terre. Un mélange de d’argile et de terreau. Des traces de terre trainantes se glissaient sous le meuble. J’avais complètement oublié de les dépoter, ils s’étaient débrouillés tout seuls.
" Kashi, s’il te plait, demandai-je en ramassant les débris sur le sol, regarde sous ce meuble, il a dû s’y faufiler.
- Qui ça, « il » ? demanda l’adolescente qui me regardait par-dessus le dossier de sa chaise, visiblement pas remise de sa frayeur.
- Le canidé.
- ...oookay…donc je cherche une plante qui courre ?
- Non, un chien.
- Un chien ?
- Oui, un chien, soupirai-je. J’étais trop fatiguée et préoccupée pour prendre le temps de lui expliquer exactement de quoi il retournait.
- Un chien en pot, précisa ma fille, incrédule.
- Si tu veux. Bon, tu le cherches, s’il te plait ?"
Je posai les morceaux sur la table pendant que Kashi daignait m’obéir.
"Oooooh mais il est trop mignoooooon ! s’exclama-t-elle, penchée en avant devant la table soutenant les canidés."
Je dodelinais de la tête en levant les yeux au ciel. Si elle pouvait me faire confiance plus souvent…
"Donne-le à ta mère et viens m’aider. Mali, j’ai préparé des cartons à la cave…
- Ok, ok…"
Mali prit le chiot dans un soupir et quitta la pièce.
"Tu vois, tu tiens le pot d’une main et de l’autre tu grattes un peu la terre autour de la tige principale. Ensuite, tu l’empoignes d’une main ferme et tu tires d’un coup sec, comme ça."
Je m’exécutais et l’ado sursauta en voyant le chiot jaillir de terre, coiffé de la plante. Il couina, remuant ses pattes poilues et pleines de terre. Elle le prit dans ses bras.
"Incroyable…et, t'as vu il n’est pas de la même race que l’autre.
- Evidemment.
- Tenez, vos cartons…"
Le dépotage nous pris un bon quart d’heure et le repas était froid quand les vingt chiots se trouvèrent sagement installés dans les cinq cartons garnis de vieux vêtements. Kashi en avait gardé un sur ses genoux, le nettoyant d’un torchon humide en prenant soin à ne pas lui arracher de feuilles. L’animal, pas plus gros que deux poings, somnolait, ses tiges s’agitant légèrement de contentement. Mali était furieuse, je le voyais bien à la tension au niveau de ses cervicales et à son air crispé. Mais elle ne prononça pas un mot, les yeux sur son repas qui refroidissait dans l’indifférence générale. Ashar, lui, avait terminé son assiette et se taisait depuis la fourchette, attitude que je pouvais concevoir et qui, pour une fois, ressemblait à peu près à de l’intelligence. Ou pas, car il reprit la parole :
"Si je puis me permettre, vous auriez tort de me tuer.
- Ha tiens ? Et pourquoi ça ? demandai-je en posant mes poings sur mes hanches, un peu interloquée par ce mélange de culot et de stupidité.
- Parce que je peux vous aider à guérir ma fille."
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