Chapitre 6 : Au parlement (1/2)

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L’approche de la séance attirait inévitablement une kyrielle de spectateurs. Autour de la place centrale volait une marée de ghusnes dont les cavaliers venaient des quatre coins de Nirelas. Les montures traçaient des cercles au-dessus des toits, et leurs sifflements perçaient jusqu’à des lieux à la ronde. C’était aussi l’occasion, pour quelques parlementaires, de leur faire réaliser des figures. Alors les citoyens les acclamaient et encensaient de plus belle, les yeux ébaubis. Seulement après cette démonstration terminée, les politiciens disparaissaient derrière les embrasures où les ghusnes atterrissaient.

Héliandri faisait partie de ces spectateurs, mais les gardes ne lui accordèrent guère le loisir d’un divertissement complet.

— Avance ! grogna l’un d’eux. Les retards sont moins tolérés que les absences, au parlement. Y compris pour les invités.

À maintes reprises, entre deux expéditions, l’aventurière avait admiré les contours de ce bâtiment. Elle allait désormais découvrir ce qui se tramait derrière ses murs. À mesure qu’elle montait les marches, et que sa silhouette s’enfonçait sous les ombres des colonnes, elle sentait les battements de son cœur s’accélérer. Refoulant ses tressaillements, elle se tourna avec lenteur, et fixa la statue de Sudnarat Ajendri avant de franchir le seuil.

Jamais ne s’était-elle sentie aussi insignifiante.

Une nuée de piliers striait le vestibule jusqu’à une vingtaine de mètres de hauteur, cernée de marches tapissées et délimitées de rampes concaves. Sur les dalles elliptiques s’alternaient les teintes cristallines et noirâtres, pareils aux murs où s’accrochaient portrais et anciens textes encadrés.

Une porte incurvée, d’envergure supérieure encore à l’entrée, se dressait par-delà les marches. D’apparence statique, ses battants et vantaux scintillèrent bientôt d’un flux violet. Il était issu des rainures des dalle et alimentait continuellement sa destination jusqu’à l’ouverture.

Rythmée par cet écoulement électrisant, quoique ses veines se glacèrent, Héliandri s’engagea dans la salle principale.

Il s’agissait d’une gigantesque pièce à la disposition ovale, enfermée sous un plafond voûté d’où descendaient des lanternes illuminées d’orbes magiques. Seules de petites vitres aux châssis de pierre perçaient les murs aux rebords dentelés. Timidement, des rayons lumineux s’infiltraient jusqu’aux rangées de sièges pourvus de larges accoudoirs. Les derniers parlementaires s’y installèrent, telle une nuée écrasée par l’immensité. Qu’ils fussent ludrams ou humains, jeunes ou âgés, vêtus d’un pourpoint sophistiqué ou d’un simple chemisier, tous adressèrent un regard inquisiteur à l’aventurière.

Héliandri déglutit. Elle se mut avec lenteur là où on l’attendait. Un silence oppressant l’accompagnait, parfois entrecoupé de murmures, pendant qu’elle se dirigeait à la table circulaire collée aux pavés de marbre. À même hauteur patientait une humaine à la peau cuivrée, au visage oblong et aux franges de jais parsemé de gris. Sa robe étriquée et dépourvue du moindre motif s’achevait sur des manches ourlées qu’elle ajustait en toisant Héliandri.

— Prenez place, ordonna-t-elle. Je m’appelle Sherzah Heï Voldi, et j’officierai en tant que juge durant ce procès. Bien entendu, je suis aussi membre du parlement nirelais, mais ma voix sera aussi neutre que possible.

Héliandri s’exécuta, non sans mesurer ces centaines d’yeux rivés sur elle. Quelques gardes la flanquaient encore, mais ce n’étaient plus les armes qu’elle redoutait, désormais.

— Juge peut-être, déclara-t-elle, mais qui me représentera ? Qui me défendra ?

— Certaines personnes ici vous soutiendront, avança Sherzah.

— Et beaucoup plus cherchent à me nuire ! Dites-moi, madame la juge, quelle est votre opinion à mon sujet ? Souhaitez-vous me voir mourir de vieillesse au fond d’une cellule, ou préférez-vous que j’explore Menistas aussi longtemps que mes jambes pourront me porter ?

— Que vaut mon opinion face à des centaines d’autres ? Je serais le compromis, la voix de l’objectivité, et présiderai cette assemblée.

La juge s’éclaircit la gorge. Seul un mutisme de rigueur la soutenait. Se dressant de toute sa stature, elle sollicita l’ensemble des parlementaires.

— Notre session de ce jour sera particulière, annonça-t-elle. Il y a des affaires pressantes, mais aucune n’est aussi importante que celle-ci. Nous devons décider du sort de Héliandri Jovas. La présente accusée s’est rendue coupable de profanation en pénétrant dans les ruines de Dargath malgré l’interdiction sans équivoque de s’y rendre. Je laisse d’abord la parole à l’accusée, qui mérite au moins de partager son point de vue.

Héliandri s’était déjà accrochée aux rebords de la table. Une goutte de sueur glissait sur sa tempe, ses ongles crissaient sur la surface. Plus elle retardait ce moment et plus les murmures se répandaient parmi les parlementaires. Face à cette accablante pression qui resserrait son cœur, elle se hissa sur ses jambes, se conféra une fausse impression de hauteur.

— Comment me défendre ? dit-elle. Car oui, je l’admets, je me suis bien rendue dans ces ruines. Parce que j’ai le goût de l’aventure. J’explore ce continent depuis plus de trente ans, et maintenant que je commence à vieillir, je m’aperçois qu’il abrite encore de nombreux secrets.

— Est-ce un jeu pour vous ? vitupéra un parlementaire. Avez-vous la moindre idée de l’histoire enfouie dans ces lieux ?

— J’ai un grand respect pour toutes ces sociétés, y compris celles disparues depuis bien longtemps. Mon ambition était d’aller au-delà des fouilles archéologiques. De percer des mystères oubliés.

— Et qui vous a donné ces droits ? assena une autre parlementaire. Peut-être auriez-vous dû rester à votre place !

— Et ainsi regretter cette occasion manquée pour le restant de mes jours ? C’est le sens que j’aie donné à ma vie. Vous désapprouvez ?

Une clameur s’éleva soudain, et les voix s’accumulèrent, s’entremêlèrent. Si ses tremblements avaient diminué, Héliandri ne resta pas insensible à la pléthore d’invectives et d’accusations à son égard, aussi peu qu’elle laissât paraître.

Bientôt les mots devinrent inintelligibles, forçant Sherzah à frapper du poing.

— Comportons-nous avec civilité ! somma-t-elle. Nous avons été élus pour cela. Respectons nos engagements pour lesquels les citoyens ont voté pour nous.

La juge désigna toute l’assemblée, parmi laquelle une seule personne restait debout. Un grand et maigre ludram coula un regard contempteur vers l’accusée. Il était avachi sous les multiples couches de son manteau en laine brodé de fils dorés. Il avait un visage fin, encadré par des mèches torsadées et argentés, contrastant avec sa peau grise.

— Je suis le mieux placé pour cela, affirma-t-il. Héliandri Jovas, tu mérites de mettre un nom sur au moins certains de nos visages. Je suis Prax Heï Nézomal. Voici quarante ans que je participe au parlement nirelais.

— Et si vous en veniez aux faits ? proposa Héliandri. Votre histoire, pour être franche, je m’en fiche un peu. Je lis dans vos yeux un mépris à mon égard.

— Je vais être honnête : oui, Héliandri, c’est ce que je ressens envers toi. Car tu prends à la légère une affaire gravissime. Car tu ne réalises pas la portée de tes actes.

— Vous adorez parler pompeusement, mais vos paroles sont vides de sens.

— Tu veux du concret ? Trente années de prison, voilà ce que je propose ! Et si tu es chanceuse, tu raconteras tes « exploits » à quelques jeunes naïfs une fois sortie.

— Je ne pense pas mériter un châtiment sévère. Mais je comprends, maintenant.

— Permets-moi de douter des capacités de réflexion d’une aventurière.

Ce fut comme une impulsion pour Héliandri qui s’approcha de son interlocuteur, en dépit des avertissements de la juge. Relevant la tête, plissant les yeux, un éclair fendit sa figure.

— Vous avez peur, dévoila-t-elle. Ces civilisations passées nous ont construites, et même si vous les encensez, vous préférez que certaines choses restent enfouies. Voilà ce que j’ai découvert pendant mes explorations ! Il y a des pièces manquantes. Insignifiantes au premier regard, et pourtant, il faut les rassembler. Pour avoir une image complète de notre passé. Pour savoir où nous nous dirigeons.

— De l’ambition mal placée ! reprocha-t-il. Que crois-tu, au juste ? Que tu secoues notre mode de vie ? Que nous rejetons notre histoire quand bien même nous l’enseignons de manière assidue ? La vérité est plus simple. Personne n’était revenu vivant de ces ruines depuis des décennies.

— J’en suis consciente. Je n’étais pas partie seule, après tout…

— Pourtant tu persistes ! Et ton nom circule sur de trop nombreuses lèvres, à présent. Ta survie suggère que ces ruines ne sont pas si dangereuses. C’est pourquoi il faut faire de toi un exemple.

— Donc vous insinuez que vous agissez par bonté uniquement ? Pour protéger les personnes comme moi d’une mort certaine ?

— Je ne l’insinue pas, je l’affirme. Les ruines de Dargath sont un site de préservation et appartiennent à l’histoire. Elles doivent donc rester intouchées.

— Laissez-moi rire ! Elles ne sont pas préservées mais abandonnées ! Si elles recèlent de danger, alors il faut découvrir pourquoi.

— Cette décision ne t’appartient pas !

— Pourquoi pas ? Quelqu’un doit bien le faire. Qui d’autre de mieux placée que moi ? Vous, peut-être ? Vous n’irez pas bien loin, le fondement vissé sur ce siège.

— Insolente ! Tu paieras pour ces mots !

Héliandri ne broncha guère malgré le sang montant au visage de son délateur. Ses bramements s’étaient perdus dans la myriade d’attaques, aussi il céda bien vite son rôle à ses homologues. Même les répliques de ses défenseurs peinèrent à couvrir la vague assaillante.

L’aventurière recula, mais ne se rassit pas, ni ne détourna les yeux. Un soupir de soulagement l’emplit lorsque Sherzah surgit de nouveau, exigeant un calme immédiat.

— Ce procès ne doit pas virer à la confrontation personnelle, requit-elle. Revenons au sujet principal. Héliandri Jovas, sauf si mes oreilles me trompent, vous avez confirmé votre culpabilité.

— Inutile de nier mes actes, fit l’aventurière, puisque je n’en ai pas honte. L’absurdité de ce procès, c’est de penser que revisiter l’histoire mérite la même durée d’incarcération qu’un meurtrier.

— Telles sont les lois du Ruldin, et par extension de Nirelas.

— Vous n’êtes pas obligée de les appliquer sans réfléchir. Enfin, peut-être bien, si votre rôle vous le dicte.

— Un esprit réfractaire semble vous animer. Est-ce ainsi que vous percevez votre échappatoire, Héliandri ?

— Je n’invente rien ! Ce qui est légal n’est pas forcément moral, beaucoup l’ont déjà dit. Nos lois, comme nos principes, sont en perpétuelle évolution.

— Votre approche est claire. En affirmant que vos actions étaient justes, vous espérez échapper à la sentence.

— Ce n’était pas seulement juste. C’était nécessaire.

— Un point de vue original, pour sûr. Hélas, s’il est bienvenu et réclamé, votre audace ne suffira pas. L’accusée doit avoir des soutiens.

Pour la première fois, la voix de ses alliés perça davantage que celle de ses ennemis. Dans cette multitude se confondaient les arguments, dans cette foule se perdait le débit. Il s’élevait cependant une silhouette face à laquelle nul ne répliquait. Un politicien qui marchait jusqu’au centre de la salle sans personne pour s’insurger.

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